Little Big Horn-2

3538 Words
- Pose mon fils, j’ai dit, hurla-t-il. La jeune femme se secoua et parvint non sans mal à bouger. Elle décrocha les petits doigts de son sein, tira sur les fines lèvres pas du tout décidées à abandonner le mamelon nourricier et doucement posa le bébé dans son lit. Mais, mécontent de ce traitement, il se manifesta aussitôt en poussant force cris. Penchée sur lui, la jeune femme entreprit de lui chanter une berceuse pour l’apaiser. À peine eut-elle commencé à fredonner, la voix tremblante, qu’elle entendit siffler la cravache dont les lanières frôlèrent ses reins, en même temps que la voix de son mari tonnait : - As-tu oublié ce qu’il faut faire pour qu’il se taise ? À quoi es-tu bonne aujourd’hui ? Aussitôt, elle pinça le nez de l’enfant qui s’arrêta net de vagir, et se redressant en remontant son pan de robe défait fit face à son époux, les prunelles embuées de larmes. Il déposa son arme à feu le long d’une perche soutenant la structure du tipi et s’approcha d’elle. Sans mot dire, il empoigna sa chevelure et lui renversa la tête en arrière. Edwina crut défaillir. Ses plus mauvais souvenirs remontaient à la surface. - Dans quel camp es-tu, femme ? demanda-t-il d’un ton froid, un rictus de rage retroussant sa lèvre supérieure. La question fatale à laquelle elle s’attendait était enfin posée, et selon sa réponse, qu’allait-il se passer ? S’apercevant qu’elle tremblait de tous ses membres et voyant deux grosses larmes rouler sur ses joues, il la lâcha. - Du vôtre, répondit-elle d’une voix détimbrée, tu le sais bien. - Alors, pourquoi est-ce que tu es là, puisque tu avais enfin la possibilité de montrer à tous que tu reniais complètement ta race ? Cette race répugnante qui ne nous apporte que le malheur. Edwina releva la tête et le fixant dans les yeux, elle dit doucement : - Me permets-tu de m’expliquer ? Il acquiesça d’un signe de tête. Quelque chose disait à la jeune femme qu’il regrettait son geste v*****t. La lueur dans ses yeux avait perdu sa dureté, son corps se détendait. Un peu rassurée, elle se lança : - Quand j’ai souhaité rejoindre les hommes pour me battre à vos côtés parce que, sans me vanter, je rate rarement mes cibles, comme l’ont fait certaines femmes cheyennes de la tribu de Dull Knife (Couteau Émoussé), tu as refusé. Cependant, je me serais battue contre ceux de ma race sans hésiter, preuve que je suis pour vous. Par contre, je ne vois aucune utilité, aucune preuve de quoi que ce soit dans le fait de détrousser des morts, de les mutiler au point qu’on ne sait plus à quoi ressemblaient ces pauvres êtres avant. Ce que font les femmes en ce moment me dégoûte à vomir. De surcroît, entraîner les enfants dans ce travail de vautours est encore plus abject. Au temps de ton amitié entre mon père et toi, tu as eu maintes occasions de t’entretenir avec lui. Tu partageais sa vision des choses, ses points de vue, ses croyances. Tu tombais même fréquemment d’accord avec lui. Bref, tu as eu souvent matière à méditer sur sa philosophie de la vie pour voir les choses autrement. Que tu maintiennes en vigueur ces effroyables agissements ancestraux pour ne pas froisser ceux qui y tiennent, je peux l’admettre, mais tout au fond de toi, je suis sûre que tu ne les cautionnes pas. Mieux, la découverte de ces horreurs par l’armée et les civils va nous valoir le double de représailles. Ce sera le chaos annoncé par grand-père Source des Grands Pouvoirs. À présent, tu peux me battre si cela te soulage, me traîner de force là-bas, je ne participerai tout de même pas. La jeune femme se tut. Elle abaissa son regard au sol, anxieuse. Elle avait ou tout bon, ou tout mauvais. Elle s’en remettait au bon sens de son époux qui n’en manquait pas. Et en effet, Fils d’Aigle qui l’avait écoutée attentivement, l’étudiait, pensif, toute colère tombée. Elle avait raison sur tous les points et sa dernière remarque sur les représailles qu’ils allaient encourir était d’une justesse implacable. Aveuglé par une colère imbécile, il regrettait depuis un moment déjà de l’avoir brutalisée alors qu’elle était si clairvoyante. Il avança d’un pas vers elle, lui releva le menton de l’index et essuya ses larmes en chuchotant : - Femme, tu es le diable, mais je conviens de la véracité de tes propos. Maintenant donne-moi à manger, j’ai faim. Ce que fit la jeune femme avec un demi-sourire et un soupir de soulagement. À la dérobée, elle le regardait se restaurer silencieusement, ignorant qu’il en faisait autant et surtout qu’il regrettait sincèrement sa dureté. Aussi, quand il eut avalé la dernière bouchée, l’attira-t-il à lui pour l’embrasser fougueusement. - Tu es bien belle, mon épouse, dit-il tout bas, dommage que je n’aie pas de temps à te consacrer. Puis dans le creux de l’oreille, il lui glissa un : « pardon » qui aurait dû la rasséréner mais elle demeurait blessée. Longtemps après qu’il soit parti, elle pensa à cette scène et plus elle y pensait plus elle avait la conviction qu’une partie des hommes réprouvant sa conduite rebelle, l’avait en quelque sorte monté contre elle. En proie à une détermination farouche, une idée mûrit… Fils d’Aigle tint assemblée dans la Tente du Conseil la majeure partie de la nuit et se reposa sur place au milieu des plus valeureux guerriers, de Source des Grands Pouvoirs, de Thitpan et Cuyloga, chefs civils qui réglaient les conflits internes. Ils avaient longuement délibéré sur la tactique à adopter au sujet de la bataille du lendemain, car si Custer et son régiment n’étaient plus, les sept compagnies de Reno occupaient toujours la vallée. Un peu avant l’aube, les hommes à cheval se rassemblèrent sur la place du village autour de Fils d’Aigle, tandis que les femmes sortant des tentes se pressaient de venir les encourager, les réconforter, une ribambelle d’enfants sur leurs talons dont Petit Héron, le fils aîné de Joli Sourire qui voulait saluer son père Thitpan. Des petits feux éclairaient de part en part. Ce fut le moment que choisit Edwina pour se montrer à son tour. D’abord, personne ne la remarqua, mais lorsque, les cheveux nattés serrés, habillée comme un homme (elle avait coupé une de ses robes en tunique et enfilé des jambières qu’elle portait l’hiver pour se protéger du froid) elle enfourcha Eclat de Lune qu’elle talonna pour se frayer un chemin dans la cohue, fusil en main, elle fit grande impression et un long murmure suivit son sillage. Le silence succéda tout à coup au brouhaha général. Sciemment, elle fit cabrer sa jument, exécuta un tour complet sur elle-même dans le but de faire écarter les gens afin qu’on puisse la voir de partout. Interrogateurs, réprobateurs, stupéfaits, tous les regards convergeaient sur elle. Le cœur battant à coups redoublés, elle attaqua son réquisitoire : - Écoutez tous, hommes et femmes. Je sais ce que vous pensez de moi parce que je ne me suis pas rendue sur le champ de bataille pour dépecer des morts ennemis. Effectivement, je ne vois pas dans cet acte barbare une preuve quelconque et certainement pas celle de renier ma race en m’acharnant sur des malheureux qui ne voient ni ne sentent plus rien. Ce n’est que besogne de charognards indigne de mères. Il n’y a aucune gloire à retirer de cela, à part un supplément de haine de nos adversaires. Un grondement sourd monta du rassemblement féminin. Edwina s’en moqua et poursuivit plus fort : - Aujourd’hui, je vais vous montrer de quoi je suis capable. Des Blancs je vais en tuer, j’en fais le serment, autant que je pourrai. Mon adresse au tir vaut celle d’un brave et je vais me battre avec les hommes avec ou sans le consentement de mon époux. Quant à vous, les femmes, il s’en trouvera bien une parmi vous qui se rappellera qu’elle est une mère avant tout et aura la bonté de s’occuper de mon enfant pendant mon absence. Merci à toutes. Un grondement similaire au premier s’éleva encore des femmes. Proches de la haquenée, Joli Sourire et Fille Intrépide la dévisageaient, interloquées, presque honteuses. Des hommes, groupés derrière elle, ne se propageaient que les bruits de leurs chevaux qui se secouaient, soufflaient, piaffaient d’impatience. Petit Héron, lui, était aux anges. Sa tante qu’il admirait tant allait enfin guerroyer avec les hommes. Depuis le temps qu’il prétendait que c’était là sa vraie place. La jeune femme se retourna lentement, ménageant son effet et vint se ranger entre Tonnerre et Ours Malin. Sachant se servir d’un fusil aussi bien sinon mieux qu’eux, elle s’arrogea le droit de s’incorporer à l’élite des braves. Aucun d’eux ne broncha. Sciemment, elle avait évité le regard de Fils d’Aigle qui l’avait observée, les yeux réduits à de minces fentes, submergé par un foisonnement de sentiments. Médusé par son audace, admiratif de son courage, fier d’elle, il se sentait pétri d’orgueil d’avoir épousé une femme d’une trempe largement au-dessus de la moyenne. Il s’en voulut à nouveau de l’avoir malmenée. Néanmoins… Il détourna posément ses sombres prunelles sur elle. En tenue de guerrier ou avec une robe, qu’elle était désirable ! Une onde voluptueuse le parcourut. D’un ton sans réplique, il déclara : - Femme, tu viens de fournir la preuve incontestable que tu es de notre côté. Ce sera suffisant. Retourne au tipi. Je t’interdis d’exposer ta vie. Le « hao ! » d’approbation se répandit côté hommes. Côté femmes, c’était plus mitigé. Celles qui rêvaient de prendre sa place d’épouse auprès de leur chef, avaient vu là le moyen d’être débarrassées d’elle si elle se faisait tuer. D’autres, simplement parce qu’elles n’avaient pas apprécié la leçon de morale de l’étrangère. Demeurait Petit Héron, si dépité qu’il ne put se résoudre à voir sa tante rentrer chez elle sans intervenir. Il serait repris sévèrement par son père, mais il prit le risque. Il se faufila jusqu’au cheval de son oncle et s’accrocha aux rênes. - Mon oncle, mon oncle, écoute-moi, supplia-t-il, ma tante Soleil est capable de tuer cent tuniques bleues à elle seule. Il faut l’emmener, elle sera très utile. C’est une guerrière, je l’ai toujours dit. Fils d’Aigle sourit, amusé, mais rétorqua : - Non, mon neveu. Je croyais t’avoir fait comprendre que je ne voulais pas voir mourir ta tante sous le feu de l’ennemi. Que je tiens trop à elle pour cela. Que mon chagrin serait insurmontable. As-tu oublié ? De colère, l’enfant tapa du pied et cracha par terre. Thitpan rugit et s’apprêtait à sauter de sa monture pour corriger l’incorrection de son fils, quand son frère le retint par le bras. - Laisse, ordonna-t-il, ce sera pour plus tard. Nous devons partir. À l’aube, on passe à l’attaque. Puis s’adressant à Edwina : - Va, femme, va prendre soin de notre enfant. Tu l’as dit toi-même, la place d’une mère est auprès de son enfant. Il arborait un sourire radieux. C’est la dernière image que la jeune femme emporta de lui avant de quitter les rangs des hommes. Un guerrier majestueux au sourire étincelant, doublé d’un époux aimant. Elle l’avait retrouvé. Ils se comprenaient comme avant. Elle était heureuse à le crier et pria intérieurement pour qu’il ne lui arrive rien. Petit Héron s’était enfui. Seules, s’attardaient les femmes qui la regardèrent passer sans un mot, au moment où leurs hommes tournaient bride. Edwina avait coupé court les adieux et beaucoup devaient lui en vouloir en plus du reste, mais peu importait. Les interrogations sur les événements à venir suscitaient suffisamment d’angoisse pour relativiser des faits finalement anodins… Les combats durèrent jusqu’en milieu d’après-midi dans une chaleur de fournaise. Le village autochtone situé à vingt-cinq kilomètres du lieu de l’affrontement, fut découvert par une escouade de soldats qui prit pour cible les premiers tipis du camp de Sitting Bull. Vint s’ajouter le rapport des éclaireurs signalant l’arrivée au nord de troupes fraîches en renfort. Dès lors, il fut vite évident que les Cheyennes et leurs alliés seraient dans l’incapacité d’assurer la protection de leurs familles et de repousser en même temps un tel déferlement de soldats. Il s’avérait donc urgent de démonter le camp et de filer. Fils d’Aigle et ses guerriers regagnèrent leur village à vive allure, emportant avec eux morts et blessés qui cette fois étaient nombreux. Les femmes s’attroupèrent autour d’eux et celles qui avaient perdu un être cher ou comptaient des blessés se mirent à hurler, gémir, se verser de la terre sur la tête, se noircir le visage au charbon de bois, s’entailler les bras, se couper les cheveux, en signe de deuil, de malheur, réclamant instamment le début des cérémonies funèbres, des soins pour les plus gravement blessés. Du haut de son cheval, Fils d’Aigle rappela sévèrement tout le monde à l’ordre. Étrangement, bien qu’il transpirât abondamment, il portait sa chemise de daim avec la chaleur qui régnait mais se tenait très droit sur sa monture. Edwina s’en étonna mais elle n’eut pas le loisir de satisfaire sa curiosité. Le calme rétabli, son époux commanda de démonter promptement le campement, il fallait quitter les lieux au plus vite avant la nuit. Blessés et défunts installés à l’écart, les femmes revenues à la raison s’attelèrent à la tâche dans le plus grand silence. Une heure plus tard environ, les paquets et les cadavres hissés sur des chevaux de bât, les blessés étendus sur des travois, une partie des femmes à pied ployant sous les charges, une autre à cheval, les enfants courant dans tous les sens, la caravane s’ébranla précédée de la horde des chevaux, suivie des chiens. Ils rattrapèrent leurs alliés sioux, se fondirent à leurs frères cheyennes, pour, au final, se scinder et se disperser dans la nature, tous clans confondus, protégés par d’innombrables feux allumés intentionnellement dont l’écran de fumée masquait leur fuite. Les ultimes rayons d’un soleil triomphant cuivraient les Big Horn Mountains dans le lointain, lorsque Fils d’Aigle fit le signe de la halte. Il les avait menés sur une hauteur boisée, au bord d’un petit lac alimenté par une mince chute d’eau. À la même vitesse que le village avait été démonté il fut rebâti, et bientôt des panaches de fumée s’élevèrent du sommet des tipis. Demain serait consacré aux cérémonies mortuaires, aux fêtes de la victoire, mais pour l’heure les blessés requéraient toutes les attentions. Source des Grands Pouvoirs prit en charge les cas les plus sérieux, aidé des jeunes gens qu’il formait, et les familles concernées assurèrent les soins à leurs proches. C’est ainsi qu’Edwina qui venait de coucher Petit Aigle après la tétée, vit son époux entrer dans le tipi, chancelant. Il eut juste la volonté de faire quelques pas supplémentaires pour aller s’effondrer sur leur lit. Une large tache rouge sombre imprégnait sa tunique près de l’épaule droite, une autre sa jambière à la cuisse gauche. L’effroi se peignit sur les traits de la jeune femme qui porta les mains à sa bouche. Voilà l’explication, il avait enfilé sa tunique pour cacher sa blessure. Sans perdre une minute, elle mit à infuser dans un bol des feuilles, des racines, des boutons de fleurs, mélange exclusif visant à faire baisser la fièvre, à calmer la douleur et à sombrer dans un sommeil bienfaisant. Remède efficace qu’elle avait expérimenté bien des fois. Ensuite elle remplit un grand récipient d’eau chaude, inventoria ce dont elle allait se servir pour l’intervention et vint s’agenouiller à son chevet. Elle lui souleva légèrement la tête et lui approcha l’embout de la gourde des lèvres pour qu’il puisse se désaltérer, puis rafraîchit son visage trempé de sueur avec une compresse. La fièvre le dévorait, des frissons le parcouraient des pieds à la tête, sa respiration était saccadée. Réprimant son inquiétude, la jeune femme coupa sa tunique qu’elle fit glisser sous lui et retira ses jambières. Précautionneusement, elle enleva les tampons de mousse qu’il avait mis pour stopper un peu les hémorragies. La balle de l’épaule avait pénétré profondément mais celle de la cuisse, Dieu merci, était plus en surface ce qui avait épargné l’artère fémorale. Si grièvement atteint, il avait cependant assuré la sécurité de son peuple et ce n’est qu’une fois installé en sûreté qu’il avait lâché prise. Quelle bravoure ! Quel grand chef ! pensa Edwina. Du revers de la main elle s’essuya le front. La suite des choses n’allait être drôle ni pour l’un ni pour l’autre. Elle commença par nettoyer le bord des blessures qui saignaient un peu moins, disposa du tissu autour. Et puis, la peur au ventre, elle prit son couteau. La minute cruciale était arrivée et le souvenir de Serpent Noir en profita pour venir s’insinuer. Une fois elle avait extrait une balle et c’était sur ce jeune guerrier Arapaho venu prêter main-forte aux Cheyennes avec les siens pour prendre Fort Adams, qu’elle avait pratiqué. Cela avait été une dure épreuve autant pour elle que pour lui. Aujourd’hui, il s’agissait d’opérer sur l’homme qu’elle aimait de tout son cœur et c’était encore une autre histoire. Ses mains tremblaient. Il endurait déjà un supplice et elle allait le faire souffrir bien davantage. Fils d’Aigle surprit son désarroi en tournant la tête vers elle. Saisissant sa main armée du couteau, il lui confia dans un murmure : - Tu vas pouvoir te venger de mon injustice et de ma brutalité envers toi, ma femme. Les larmes brouillèrent la vue d’Edwina. - Je n’ai aucune envie de te faire du mal, répondit-elle. Il lui caressa la joue en enchaînant : - Je sais et je plaisantais. Allez, courage ma tendre compagne, souviens-toi de Serpent Noir. - Je pensais justement à lui, mais toi ce n’est pas pareil. - C’est pareil, petit oiseau. Alors, passe cette lame au feu et commence. Du plat de la main, il essuya les larmes qui inondaient le visage de son épouse. Elle obtempéra à regret. Les flammes léchèrent l’acier qui devint d’un rouge éblouissant, puis pendant qu’il refroidit, elle bassina le front brûlant de son époux. Enfin, maîtrisant avec un mal fou le tremblement de sa main qui tenait l’instrument de t*****e, elle l’approcha de la perforation à la cuisse. Au cœur de la chair déchiquetée, sanguinolente brillait l’éclat argenté du projectile. Edwina réussit à le sortir du premier coup sans infliger un tourment excessif au blessé. Hélas, il n’en fut pas de même pour la seconde blessure. Logée entre la clavicule et la naissance de l’épaule la balle qui frôlait l’os fut particulièrement difficile à atteindre. À plusieurs reprises, elle fut contrainte d’enfoncer la pointe de la lame dans la plaie, de la tourner, de faire levier avant de la sentir se décoller et de pouvoir la récupérer ; tout cela sans entendre son compagnon émettre une plainte. Ses yeux clos, sa bouche entrouverte, le grincement de ses dents, ses poings serrés, le raidissement de ses muscles trahissaient seuls la souffrance ressentie. La jeune femme n’en était pas surprise. Elle connaissait son endurance à la douleur. Du reste, commune avait été celle de Serpent Noir, et ce, bien qu’il ne fût qu’un adolescent à l’époque. La maîtrise de la douleur physique rentrait dès l’âge le plus tendre dans l’apprentissage des garçons futurs guerriers. Edwina rinçait ses mains ensanglantées et se préparait à enduire les plaies d’onguent avant de poser les bandages, quand Fils d’Aigle murmura un ordre qu’elle n’aurait pas voulu entendre. - Brûle les blessures, Soleil. J’ai perdu beaucoup de sang et je saigne toujours. Il n’y a que cela pour enrayer les écoulements de sang et cicatriser. Le fait est, que s’il saignait moins, le sang sourdait quand même, au point qu’il fallait l’éponger souvent. Mais pour la jeune femme aimante le soumettre à une telle t*****e la rendait malade. Elle tenta une protestation : - L’onguent fait merveille, avec un bandage serré cela suffira. Fils d’Aigle tourna la tête dans sa direction. Son regard voilé par la souffrance, les larges cernes sous ses yeux étreignirent le cœur d’Edwina. Il ajouta : - Fais ce que je te dis, petit oiseau, tu sais comme moi qu’il n’y a pas d’autre solution. Elle ne souffla plus mot et la mort dans l’âme nettoya la lame du couteau, l’essuya et la plongea dans les flammes pour la ressortir incandescente. La bouche sèche, le cœur battant, elle approcha ce feu métallique de la cuisse de son époux mais suspendit son geste. Fils d’Aigle saisit sa main et d’office appuya la lame sur la plaie. Il rejeta la tête en arrière, un long tremblement secoua tout son corps, puis il se détendit, essoufflé comme s’il avait couru pendant des heures. Pour l’autre plaie plus profonde, ce fut pire encore. À nouveau, il dirigea la main de la jeune femme qui ne se résignait pas à le faire seule. À nouveau, il se raidit, ses poings étaient si crispés que ses jointures blanchissaient, son souffle s’apparentait au râle mais il ne perdit pas connaissance comme elle le craignait, et, au contraire il trouva assez de force pour lui sourire. - Maintenant, tu peux mettre l’onguent, fit-il d’une voix à peine audible. Edwina enduisit les blessures, disposa les bandages et termina ses soins en lui faisant boire la décoction calmante. Elle jeta un œil sur Petit Aigle dans son berceau. L’enfant dormait paisiblement, son petit poing refermé sur le petit canoë de bois confectionné par son père. Elle remonta la couverture sur lui, puis retourna auprès de son époux. Elle se sentait épuisée et pleurait sans s’en rendre compte. Avec amour, elle mit de la lotion sur son visage et son corps à l’aide d’une étoffe imbibée d’eau fraîche désirant éteindre ce feu intérieur qui le consumait. Et puis, passant le tissu près de ses lèvres, elle ne put résister à l’envie d’y poser les siennes, légèrement comme un papillon se pose sur une fleur. Fils d’Aigle ouvrit à demi les yeux, la potion l’entraînait dans une torpeur lénifiante, la douleur s’estompait. Edwina le regardait en souriant à travers ses larmes. Il s’empara de sa main qui le rafraîchissait, embrassa ses doigts, sa paume, chuchota : - Merci ma femme aux bonnes mains. - Un jour tu m’as soignée aussi, mon amour, mais à la différence, toi tu as apaisé la cuisson des coups que j’avais reçus, tandis que moi je ne t’ai apporté que souffrance. - Tu ne pouvais faire autrement, mon cœur, et grâce à toi, j’irai mieux dans quelques jours. Edwina s’étendit près de lui en faisant bien attention à sa cuisse blessée et posa sa tête sur sa poitrine couturée des anciennes cicatrices dues à la Danse du Soleil. Il referma son bras sur elle et rendu à la frontière du sommeil, parvint à souffler : - Il ne faut pas que la prédiction de Source des Grands Pouvoirs se réalise. Il ne faut pas. Je ne veux pas te perdre mon soleil. Ô non je ne veux pas. Edwina n’ajouta rien. Que dire ! C’était une telle hantise pour elle aussi. Elle se serra plus fort contre lui et avec un effort de volonté rejoignit son époux dans le refuge du sommeil qui l’emportait sur des rives plus hospitalières que cet univers de catastrophes dans lequel ils allaient bientôt basculer…
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