CHAPITRE 6SÉVERINE était tellement énervée ce soir-là qu’elle ne put rester chez elle. Elle se rendit dans un bar à cocktails près de Beaubourg où elle avait déjà fait quelques rencontres éphémères. Elle se laissa draguer par un jeune homme sympathique et inconsistant et termina sa virée dans un hôtel du coin.
À une heure du matin, elle se rhabilla en silence, mais son amant avait le sommeil léger.
– Laurence, tu pars ?
Elle avait donné un faux prénom.
– Tu as le sens de l’observation.
– On va se revoir ? Je n’ai même pas ton téléphone.
– Tu n’en as pas besoin. On ne se reverra pas. Mais tu peux rester, la chambre est réglée pour la nuit.
Elle s’en alla, dégoûtée d’elle-même. Elle avait beau paraître dix ans de moins, elle n’était qu’une cougar. Pourvu qu’un jour elle ne rencontre pas une de ses brèves conquêtes. Heureusement, Paris était grand…
Elle se consola en se rappelant que son ami de cœur, Hubert, arrivait ce week-end pour quelques jours.
*
Le lendemain, à l’hôpital, mal remise de sa brève nuit, Séverine scruta avec attention le personnel, cherchant à surprendre sur les visages une expression de curiosité inhabituelle. Mais elle ne put conforter ses soupçons. L’infirmière qui l’accompagnait lorsqu’elle avait reçu l’appel de madame Grami ne lui posa aucune question. Le mystère demeurait entier et c’est elle qui risquait de susciter des interrogations en dévisageant tout le monde avec insistance… Elle devait se calmer.
*
Séverine avait invité Hubert, son amant occasionnel, à dîner chez elle ce samedi. Elle rentra chez elle en fin de matinée, mit sa voiture au parking et se rendit au Monop’ de la rue La Fayette pour faire ses courses. Il y avait un monde fou et elle dut attendre aux caisses. Elle rangea en vitesse sa carte Visa dans la poche de son manteau pour laisser la place aux suivants. Un jeune homme s’approcha un peu trop près d’elle et lui proposa son aide pour porter ses paquets. Elle déclina son offre. Encore un dragueur !
À l’instant où elle refermait la porte de son appartement, son téléphone sonna. « Zut, pesta-t-elle. Pourvu que ce ne soit pas l’hosto ! » Ils l’appelaient parfois même lorsqu’elle n’était pas d’astreinte. Séverine avait sa part de responsabilité dans cette habitude : elle voulait toujours être au courant de ce qui se passait dans son secteur.
Son manteau encore sur les épaules, elle décrocha.
La voix lui était inconnue.
– Madame Séverine Dombre ?
– Oui, c’est moi.
– Bonsoir, ici le service des cartes bancaires BNP Paribas. Madame, êtes-vous en train de chercher à faire un retrait de deux mille euros à un distributeur ?
– Pardon ? Non, absolument pas. Que se passe-t-il ?
– Quelqu’un vient d’essayer à plusieurs reprises de retirer un montant inhabituellement élevé avec votre carte.
– Mais ce n’est pas possible, je viens de m’en servir…
Brusquement, Séverine comprit. Elle plongea sa main dans la poche de son manteau.
Sa carte n’y était plus.
En un éclair, elle revit la scène. La foule aux caisses. Le jeune homme bien élevé qui attendait sur le côté, lisait par-dessus son épaule pendant qu’elle composait son code, et lui offrait son aide pour porter son cabas. Il avait dû subtiliser sa carte bancaire à ce moment-là.
– On m’a volé ma carte il y a quelques minutes, dit-elle d’une voix blanche. Je ne m’en étais même pas aperçu. Heureusement que mon plafond ne dépassait pas mille euros.
– Ce n’est pas grave, nous allons la bloquer immédiatement. La personne a essayé à deux reprises de retirer deux mille euros, puis cinq cents à un autre distributeur, mais nous avions été alertés et nous avons refusé le retrait. Il faudra juste que vous fassiez une déclaration au commissariat et que vous confirmiez par écrit l’opposition dans les quarante-huit heures.
– Bien sûr, merci beaucoup pour votre vigilance, soupira Séverine.
*
Hubert Pélissié arriva chez Séverine vers dix-neuf heures. À bientôt soixante-six ans, il paraissait beaucoup plus jeune, avec sa silhouette mince qu’il entretenait en salle de sport, sa carrure rassurante et sa démarche volontaire. Il avait des yeux bruns ensorceleurs, des cheveux poivre et sel coupés court. Séverine l’avait rencontré lors d’une soirée chez des amis. Elle était très vite tombée sous le charme de cet homme mûr et courtois. Président d’un groupe spécialisé en logiciels d’analyse et de simulation, il effectuait de fréquents séjours à l’étranger pour vendre ses outils de « business intelligence » à des sociétés d’assurance. Ils couchèrent ensemble à leur troisième rendez-vous, délai inhabituel pour Séverine qui était plutôt du genre rapide lorsque quelqu’un l’attirait. Mais cette retenue un peu surannée ne lui déplut pas. Ils étaient contents de se retrouver lors de ses passages réguliers à Paris. Hubert ne lui posait jamais aucune question sur ses fréquentations, ne manifestait aucune jalousie, n’exigeait jamais davantage que ces soirées et ces nuits pleines de complicité, comme s’il sentait que Séverine ne supporterait pas une vie en couple. Tout étrange et incomplète qu’elle soit, cette relation, entrecoupée de nombreuses infidélités de sa part, lui apportait une certaine sérénité. Hubert était en quelque sorte son port d’attache.
– Ravi de te revoir ! J’ai apporté un médicament recommandé par la Faculté ! dit-il joyeusement en brandissant une bouteille de Saint-Émilion de sa serviette.
Il interrompit son geste lorsqu’il remarqua l’expression soucieuse de son hôtesse.
– Ça ne va pas ? Tu as l’air contrariée.
– Oh, rien de grave, juste des ennuis qui surviennent coup sur coup. La loi de l’emmerdement maximum !
– Allez, on se détend. Je vais nous servir un verre de cet excellent vin et tu vas m’expliquer tout ça… Sauf si tu n’as pas envie d’en parler !
Séverine décida que ça lui ferait plutôt du bien de partager ses mésaventures. Et Hubert faisait toujours preuve d’un esprit positif.
Ils s’installèrent dans le confortable canapé, leur verre à la main. Séverine lui raconta son étrange convocation à la Direction des fraudes et le vol de sa carte bancaire, quelques heures auparavant.
– Eh bien dis donc ! On peut dire que tu joues de malchance. Ou alors quelqu’un t’en veut ?
La remarque innocente de son amant inquiéta Séverine. Bien sûr, elle savait que quelqu’un avait cherché à lui nuire, de façon assez maladroite du reste, en la dénonçant à la DGCCRF, mais ce vol de sa carte bancaire… pouvait-il aussi s’agir d’un acte de malveillance ? Si c’était le cas, ça devenait sérieux !
Hubert interrompit sa réflexion.
– As-tu fait une déclaration au commissariat ?
– Non, je n’avais pas le temps ce soir avant ton arrivée, mais le commissariat est ouvert le dimanche. J’irai demain matin.
– Tu sais que les distributeurs de billets sont équipés de caméras vidéo ? Ça peut aider à identifier les malfaiteurs.
– Bonne idée, j’en parlerai aux policiers, répondit Séverine qui cherchait avec fébrilité à se rappeler la tête de son voleur.