CHAPITRE 2AUTANT le docteur Séverine Dombre se montrait organisée et efficace dans son travail, autant sa vie personnelle s’apparentait à un désastre, dont elle veillait à dissimuler au maximum les détails à ses collègues. Et ce désastre avait commencé très tôt.
Son père, arrivé à Paris à l’âge de vingt ans pour travailler dans la toute nouvelle Banque Nationale de Paris, épousa très vite Martine, une riche héritière un peu plus âgée que lui. Cette jeune femme, cliente de l’agence centrale du boulevard des Italiens où il était employé, tomba sous le charme de ce grand gaillard brun aux yeux bleus. Et Philippe avait eu le coup de foudre pour elle dès la première seconde. Contrairement à ce que de mauvaises langues insinuaient, l’argent n’avait rien à voir dans cette histoire d’amour. Du reste, après son mariage, Philippe ne chercha pas à se reposer sur la fortune de sa femme. Sérieux et travailleur, il monta rapidement en grade. Plusieurs fausses couches retardèrent la venue au monde de Séverine, en 1970. Mais le bonheur ne dura pas longtemps : deux ans plus tard, alors qu’il effectuait un déplacement professionnel en Seine-et-Marne, Philippe fut victime d’un accident fatal. On découvrit son corps à côté de sa voiture stationnée sur le bas-côté, en rase campagne. En l’absence de témoin et compte tenu des constatations et des blessures observées, l’hypothèse la plus probable était qu’un véhicule l’avait percuté au moment où il sortait pour satisfaire un besoin naturel. La portière côté conducteur avait été arrachée par le choc.
Le responsable ne fut jamais identifié. Il y avait des traces de peinture gris métallisé sur la carrosserie, mais à l’époque, les techniques d’analyse par microspectrométrie infrarouge n’existaient pas encore. Sinon, on aurait pu établir le lien avec une DS 21 volée, dont la carcasse à moitié carbonisée fut retrouvée dans un ravin en forêt de Fontainebleau, à une trentaine de kilomètres de là. Le chauffard s’en était débarrassé peu après.
Les jours heureux étaient terminés. Même si la situation matérielle de Martine leur permit de continuer à vivre dans de bonnes conditions, la tristesse ne les quitta plus. Séverine ne gardait aucun souvenir de son père. Sa mère, restée inconsolable, ne se remaria jamais et mourut d’un cancer galopant dix-huit ans plus tard. Séverine, devenue une belle jeune femme brune aux mêmes yeux bleus que son père, avait déjà commencé ses études de médecine et passé avec succès le barrage de la première année. Elle continua à vivre au 98 rue La Fayette dans l’appartement de son enfance, qu’elle laissa en l’état sans y faire d’autres travaux que l’aménagement d’un bureau.
La jeune orpheline se jeta dans la carrière médicale avec une sorte de rage et gravit un à un les échelons, jusqu’à devenir praticien hospitalier en néphrologie, responsable de la transplantation rénale dans un grand service parisien.
Sur le plan sentimental, sa situation était beaucoup moins brillante. Séverine ne se sentait attirée que par les hommes plus âgés (les fins psychologues qui pullulaient autour d’elle y voyaient bien sûr la conséquence de l’absence de père), et se montrait incapable de maintenir longtemps une vie de couple stable. Le pire fut atteint au tout début du XXIe siècle lorsque, encore jeune chef de clinique, elle se retrouva enceinte de son compagnon… Elle diagnostiqua son état avec retard – un comble pour un médecin ! La date légale de l’IVG était dépassée. Séverine accoucha d’un garçon, Vincent, et se sépara de son amant. Fait plutôt rare, ce dernier, un assureur qui avait dix ans de plus qu’elle, obtint la garde de l’enfant. La jeune mère, consciente de son emploi du temps surchargé et surtout de son instinct maternel peu développé, ne se défendit pas. L’assureur se maria peu après avec sa secrétaire, déjà enceinte de leur fille. Séverine voyait son fils à peine une fois par mois et leurs relations étaient tendues. L’adolescence de Vincent n’arrangeait rien. Il en voulait beaucoup à sa mère de ce qu’il considérait comme un abandon (on ne pouvait guère lui donner tort) et s’entendait mieux avec sa belle-mère.
Depuis environ un an, Séverine entretenait une liaison épisodique avec un chef d’entreprise de presque vingt ans de plus qu’elle. Une des seules personnes avec laquelle elle se sentait assez détendue, à condition que la cohabitation ne s’éternise pas ! Elle dormait de temps à autre avec Hubert, chez lui ou chez elle. Dans l’intervalle, elle naviguait sur la toile, sortait seule, et parfois passait à l’acte pour une relation sexuelle d’un soir qui ne lui procurait qu’un plaisir momentané. Cela, bien sûr, dans le plus grand secret à l’égard de ses collègues et de ses rares amis. Cette vie agitée ne lui apportait aucune joie réelle ; son métier lui permettait d’oublier ce désert affectif.