CHAPITRE 1
Janvier 2017, à ParisEN SOCIÉTÉ, Séverine Dombre affirmait volontiers ne jamais se fier à sa première impression. Celle-ci, précisait-elle, l’avait à plusieurs reprises induite en erreur. Pourtant, cette fois-ci, son impression se révéla exacte. Pour son plus grand malheur.
Lorsqu’elle ouvrit la porte pour accueillir le patient de quinze heures, elle avait vingt minutes de retard sur l’horaire du rendez-vous, ce qui la contraria. Séverine essayait toujours d’être aussi ponctuelle que possible. Une particularité rare pour un médecin, et pas toujours facile à tenir, mais pour elle c’était une question de respect.
Sa liste à la main, elle appela : « Monsieur Adrian Dibra ? »
Sans pouvoir s’expliquer pourquoi, elle eut un mauvais pressentiment en découvrant le trio qui se dirigeait vers l’entrée de son bureau.
Un homme d’assez petite taille, au teint olivâtre, aux cheveux très bruns et raides, d’âge indéfinissable, était encadré par deux mastards imposants au regard glacial et inquisiteur. Elle identifia aussitôt l’homme du milieu comme étant le malade. Les deux autres, à l’étroit dans leurs costumes sombres, étaient des gardes du corps, et c’est ce qui la mit mal à l’aise. Si elle avait eu envie de plaisanter, elle les aurait surnommés « men in black ». Bâtis sur le même moule, ils ressemblaient à des jumeaux, à ceci près qu’un d’entre eux avait les yeux bleus et l’autre les yeux bruns. Deux surnoms idiots lui vinrent aussitôt à l’esprit : « Blue Ice » et « Dark Ice »…
Séverine s’effaça pour laisser entrer le trio. Il n’y avait que deux chaises pour les consultants. Elle dénicha un petit tabouret et le présenta au deuxième g*****e en espérant que ce mobilier d’appoint résisterait à son poids. Puis elle sortit le dossier et s’efforça de montrer un sourire avenant. Ce fut d’autant plus difficile qu’elle venait de constater l’absence de toute lettre d’un confrère. En principe, les consultations spécialisées devaient toujours être demandées par un autre médecin. Les filles du bureau des rendez-vous avaient sans doute cédé devant l’insistance du correspondant.
Elle demanda au petit homme vert :
– Vous êtes adressé pas un médecin ?
Comme elle le prévoyait, ce fut un des mastards, celui aux yeux bruns, qui répondit avec un fort accent d’Europe de l’Est :
– Monsieur Dibra ne parle pas français, nous sommes ses interprètes.
Et voilà, ça commençait bien ! Le genre de consultation qui lui ferait perdre un temps fou et aggraverait son retard. Elle avait horreur de ça ! Mais un médecin doit soigner tout le monde avec la même attention… Elle se força à concentrer son regard sur le patient. Vêtu d’une parka grise et d’un pantalon de velours, il était nettement moins antipathique que ses « interprètes ». Les yeux noirs enfoncés dans les orbites, les traits tirés, le moins qu’on puisse dire est qu’il ne respirait pas la santé. Insuffisance rénale avancée, à coup sûr. Encore un qui arrivait au bord de la dialyse sans aucun suivi médical !
– D’accord, mais a-t-il consulté un médecin avant de venir ici ? reprit-elle un peu plus sèchement. Est-il en France depuis longtemps ?
– Monsieur Dibra a les reins très malades. Venu spécialement d’Albanie pour soigner ici.
Bingo !
– Vous savez que c’est un traitement très coûteux ! Je suppose qu’il n’a aucune prise en charge. Ça va engendrer d’énormes difficultés.
« Un nouveau candidat à l’Aide médicale d’État », pesta-t-elle intérieurement, prête à décrocher son téléphone pour appeler l’assistante sociale.
– Argent pas un problème, répondit l’homme avec le plus grand calme.
– Mais vous savez combien ça coûte, une année de dialyse ? Près de 100 000 euros !
– Pas un problème, répéta l’interprète.
– Avez-vous des documents médicaux ? soupira Séverine.
Autant avancer et voir de quoi il retournait. Elle pourrait mieux leur faire comprendre ensuite l’inanité de leur entreprise.
Blue Ice, le g*****e du tabouret, lui tendit une chemise cartonnée. Un rapport médical plutôt succinct et rédigé en mauvais anglais expliquait qu’Adrian Dibra souffrait d’une insuffisance rénale grave de cause inconnue, avec hypertension artérielle. Les résultats des analyses biologiques confirmaient que l’heure de la dialyse était proche. Séverine fit allonger le patient, l’examina rapidement, lui prit sa tension : 17 / 10. Pas terrible. Elle retourna s’asseoir derrière son bureau.
– Vous savez, dit-elle à Dark Ice, la dialyse, ce n’est pas un cachet d’aspirine. Ça ne se fait pas comme ça. Il faut faire des examens, prévoir une petite intervention pour permettre l’accès du sang au rein artificiel, et aussi trouver une place disponible dans un centre !
– Monsieur Dibra pas venu pour dialyse, venu pour greffe de rein.
De mieux en mieux !
– Alors là, c’est encore plus compliqué ! Pour commencer, vu le résultat de ses examens, il me paraît illusoire de le greffer avant de le dialyser. De plus, il faut un bilan très approfondi et précis afin de savoir si on peut l’inscrire sur liste d’attente. Ensuite, il lui faudra fournir un certain nombre de documents, parmi lesquels un engagement de p******t, une attestation du ministre de la Santé de son pays d’origine… Et enfin, même si notre équipe de transplantation accepte de l’inscrire sur la liste d’attente, les délais sont très longs ! Les donneurs sont rares.
Elle s’arrêta après cette tirade, espérant avoir refroidi l’enthousiasme de ses interlocuteurs. Mais elle dut déchanter très vite.
– Donneur pas un problème, intervint Blue Ice. On s’occupera de tout, et vous, largement remerciée. Ceci simple acompte.
Il sortit de sa poche intérieure une épaisse enveloppe qu’il posa sur la table. Médusée, Séverine contempla l’enveloppe qui contenait sûrement une importante liasse de billets. Mais ils se croyaient où, ces zozos ?
Elle se leva d’un bond.
– Ça ne fonctionne pas comme ça ici ! En France, l’activité de greffe est très encadrée. Pas de passe-droit possible. Rangez-moi cette enveloppe et partez. Il est hors de question que je prenne en charge votre ami dans ces conditions !
Mais les trois hommes demeurèrent impassibles.
– Peut-être nous avoir eu mauvais renseignements, reprit Dark Ice.
– Quoi ? Quels renseignements ? Et d’abord, qui vous a indiqué mon nom ?
Pas de réponse. Ce silence était plus perturbant que tout.
– Calmez-vous, Docteur, intervint Blue Ice. Donnez-nous liste des examens à faire, et autre rendez-vous. D’ici là, on va réfléchir.
Séverine s’exécuta et les raccompagna à la porte. Elle espérait au fond d’elle-même les avoir dissuadés de revenir.
Elle se trompait.
Le cauchemar ne faisait que commencer.