Mais ce ne devait pas être la dernière fois que la dame à la pelisse rouge reviendrait à notre souvenir.
Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je consentirais à retourner chez elle avec lui.
– Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec moi et je serai plus à mon aise, si vous m’accompagnez, Rod.
Pour moi, toute occasion de sortir était bienvenue, mais à mesure que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que Jim se mettait l’esprit en peine à se demander si quelque chose n’irait pas encore de travers.
Toutefois, les craintes s’apaisèrent bientôt, car nous avions à peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le seuil du cottage et accourut à notre rencontre par l’allée.
Elle faisait une figure si étrange, avec sa face enflammée et souriante, enveloppée d’une sorte de mouchoir rouge, que si j’avais été seul, cette vue m’aurait fait prendre mes jambes à mon cou.
Jim, lui-même, s’arrêta un instant, comme s’il n’était pas très sûr de lui, mais elle nous mit bientôt à l’aise par la cordialité de ses façons.
– Vous êtes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vous avez été, vous-mêmes, en quelque sorte la cause de mon agitation, car la pensée de votre venue m’avait excitée et la moindre émotion me jette dans une fièvre nerveuse.
Mes pauvres nerfs ! Vous pouvez voir vous-mêmes ce qu’ils font de moi.
Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitées de secousses.
Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas dans l’allée.
– Il faut que vous vous fassiez connaître de moi et que je vous connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de très vieux amis pour moi, et bien que vous l’ayez oublié, je vous ai tenu dans mes bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, ajouta-t-elle en s’adressant à moi, comment appelez-vous votre ami ?
– Le petit Jim, madame.
– Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, je vous appellerai aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos privilèges, vous savez ? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et nous prendrons ensemble une tasse de thé.
Elle nous précéda dans une chambre fort coquette, la même où nous l’avions aperçue lors de notre première visite.
Au milieu de la pièce était une table couverte d’une nappe blanche, de brillants cristaux, de porcelaines éblouissantes.
Des pommes aux joues rouges étaient empilées sur un plat qui occupait le centre.
Une grande assiette, chargée de petits pains fumants, fut aussitôt apportée par la domestique à la figure revêche. Je vous laisse à penser si nous fîmes honneur à toutes ces excellentes choses.
Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos tasses et de remplir nos assiettes.
Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut dans une armoire qui se trouvait au bout de la pièce et chaque fois je vis la figure de Jim s’assombrir, car nous entendions un léger tintement de verre contre verre.
– Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table eut été desservie, qu’est-ce que vous avez à regarder, comme cela, tout autour de vous ?
– C’est qu’il y a tant de jolies choses contre les murs.
– Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie ?
– Ah ! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu en face de moi.
Il représentait une jeune fille grande et mince, aux joues très roses, aux yeux très tendres, à la toilette si coquette que je n’avais jamais rien vu de si parfait.
Elle tenait des deux mains un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches du parquet où elle était debout.
– Ah ! c’est la plus jolie ? dit-elle en riant. Eh bien ! avancez-vous, nous allons lire ce qui est écrit au bas.
Je fis ce qu’elle me demandait et je lus : « Miss Hinton, dans son rôle de Peggy dans la Mariée de Campagne, joué à son bénéfice au théâtre de Haymarket le 14 septembre 1782. »
– C’est une actrice ? dis-je.
– Oh ! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela ! fit-elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme ! Il n’y a pas longtemps, – c’était tout juste l’autre jour, – le duc de Clarence, qui pourrait parfaitement s’appeler le roi d’Angleterre, a épousé mistress Jordan, qui n’est, elle aussi, qu’une actrice. Et cette personne-ci, qui est-elle, à votre avis ?
Elle se plaça au-dessous du portrait, les bras croisés sur sa vaste poitrine, nous regardant tour à tour de ses gros yeux noirs.
– Eh bien ! où avez-vous les yeux ? dit-elle enfin. C’était moi qui étais miss Polly Hinton du théâtre de Haymarket et peut-être n’avez-vous jamais entendu ce nom ?
Nous fûmes obligés d’avouer qu’en effet, nous l’ignorions.
Et ce seul mot d’actrice avait excité en nous une sensation de vague horreur, bien naturelle chez des garçons élevés à la campagne.
Pour nous, les acteurs formaient une classe à part, qu’il fallait désigner par allusions sans la nommer, et la colère du Tout-Puissant était suspendue sur leur tête comme un nuage chargé de foudre.
Et en vérité ce jugement semblait avoir reçu son exécution devant nous, quand nous considérions cette femme et ce qu’elle avait été.
– Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a été blessée, vous n’avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur votre figure ce qu’on vous aura appris à penser de moi. Tel est donc le résultat de l’éducation que vous avez reçue, Jim : mal penser de ce que vous ne comprenez pas ! J’aurais voulu que vous fussiez au théâtre ce soir-là, avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans le parterre à mon entrée en scène. Si Lord Avon ne m’avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas venue à bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d’York Street à Westminster. Et voilà que deux petits paysans s’apprêtent à me juger !
L’orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n’aimait pas s’entendre qualifier de jeune paysan ni même à laisser entendre qu’il fût si en retard que cela sur les grands personnages de Londres.
– Je n’ai jamais mis les pieds dans un théâtre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-là.
– Ni moi non plus.
– Eh ! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d’ailleurs on n’a pas ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes garçons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en reine des Péruviens, exhortant ses compatriotes à se soulever contre les Espagnols, leurs oppresseurs.
Et à l’instant même, cette femme grossièrement tournée et boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, la plus hautaine que vous ayez jamais pu rêver.
Elle s’adressa à nous dans un langage si ardent, avec des yeux si pleins d’éclairs, des gestes si impérieux de sa main blanche qu’elle nous tint fascinés, immobiles sur nos chaises.
Sa voix, au début, était tendre, douce et persuasive, mais elle prit de l’ampleur, du volume, à mesure qu’elle parlait d’injustice, d’indépendance, de la joie qu’il y avait à mourir pour une bonne cause, si bien qu’enfin, j’eus tous les nerfs frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir du cottage et à donner tout de suite ma vie pour mon pays.
Alors, un changement se produisit en elle.
C’était maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils unique et se lamentait sur cette perte.
Sa voix était pleine de larmes. Son langage était si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nous étions sur le point de joindre nos paroles de pitié et de souffrances aux siennes.
Et alors, avant même que nos joues fussent sèches, elle redevint ce qu’elle avait été.
– Eh bien ! s’écria-t-elle, que dites-vous de cela ? Voilà comment j’étais au temps où Sally Siddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C’est dans une belle pièce, dans Pizarro.
– Et qui l’a écrite ?
– Qui l’a écrite ? Je ne l’ai jamais su. Qu’importe qu’elle ait été écrite par celui-ci ou celui-là ? Mais il y a là quelques tirades pour celui qui connaît la façon de les débiter.
– Et vous ne jouez plus, madame ?
– Non, Jim, j’ai quitté les planches, quand… quand j’en ai eu assez. Mais mon cœur y revient quelquefois. Il me semble qu’il n’y a pas d’odeur comparable à celle des lampes à huile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtes triste, Jim.
– C’est que je pensais à cette pauvre femme et à son enfant.
– Tut ! N’y songez plus. J’aurai tôt fait de l’effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la Partie de saute-mouton. Il faut vous figurer que la mère parle et que c’est cette effrontée petite dinde qui lui riposte.
Et elle se mit à jouer une pièce à deux personnages, alternant si exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous figurions avoir réellement deux êtres distincts devant nous, la mère, vieille dame austère, qui tenait la main en cornet acoustique et sa fille évaporée toujours en l’air.
Sa vaste personne se remuait avec une agilité surprenante.
Elle agitait la tête et faisait la moue en lançant ses répliques à la vieille personne courbée qui les recevait.
Jim et moi, nous ne pensions guère à nos pleurs et nous nous tenions les côtes de rire, avant qu’elle eût fini.
– Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos éclats de rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar’s Oak avec des mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pas revenir.
Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un verre qu’elle posa sur la table.
– Vous êtes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais cela me dessèche la bouche de parler…
Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire.
Il se leva de sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant :
– N’y touchez pas.
Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous le regard de Jim :
– Est-ce que je n’en goûterai pas un peu ?
– Je vous prie, n’y touchez pas.
D’un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et la leva de telle sorte qu’il me vint l’idée qu’elle allait la vider d’un trait. Mais elle la lança au dehors par la fenêtre ouverte et nous entendîmes le bruit que fit la bouteille en se cassant sur l’allée.
– Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait ? Voilà longtemps que personne ne s’inquiète si je bois ou non.
– Vous êtes trop bonne, trop généreuse pour boire, dit-il.
– Très bien ! s’écria-t-elle, je suis enchantée que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, que je m’abstienne de brandy ? Eh bien ! je vais vous faire une promesse, si vous m’en faites une de votre côté.
– De quoi s’agit-il, Miss ?
– Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim, si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu’il fasse, qu’il pleuve ou qu’il y ait du soleil, qu’il vente ou qu’il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment il y a des moments où je me trouve bien seule.
La promesse fut donc faite et Jim s’y conforma très fidèlement, car bien des fois, quand j’aurais voulu l’avoir pour compagnon à la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, il se rappelait que c’était le jour réservé et se mettait en route pour Anstey-Cross.
Dans les commencements, je crois qu’elle trouva son engagement difficile à tenir et j’ai vu Jim revenir la figure sombre comme si la chose avait marché de travers.
Mais au bout d’un certain temps, la victoire était gagnée. L’on finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez longtemps, et dans l’année qui précéda le retour de mon père, Miss Hinton était devenue une tout autre femme.
Ce n’étaient pas seulement ses habitudes qui étaient changées, elle avait changé elle-même, elle n’était plus la personne que j’ai décrite.
Au bout de douze mois, c’était une dame d’aussi belle apparence qu’on pût en voir dans le pays.
Jim fut plus fier de cette œuvre que d’aucune des entreprises de sa vie, mais j’étais le seul à qui il en parlât.
Il éprouvait à son égard cette affection que l’on ressent envers les gens à qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de son côté, car, en l’entretenant, en lui décrivant ce qu’elle avait vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le prépara à l’existence plus large qui l’attendait.
Telles étaient leurs relations à l’époque où la paix fut conclue et où mon père revint de la mer.