CHAPITRE III - L’actrice d’Anstey-Cross-1

2012 Words
CHAPITRE III L’actrice d’Anstey-Cross Je vous ai dit quelques mots de Friar’s Oak et de la vie que nous y menions. Maintenant que ma mémoire me reporte à mon séjour d’autrefois, elle s’y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de l’écheveau du passé, en entraîne une demi-douzaine d’autres, avec lesquels il s’était emmêlé. J’hésitais entre deux partis quand j’ai commencé, en me demandant si j’avais en moi assez d’étoffe pour écrire un livre, et maintenant voilà que je crois pouvoir en faire un, rien que sur Friar’s Oak et sur les gens que j’ai connus dans mon enfance. Certains d’entre eux étaient rudes et balourds, je n’en doute pas ; et pourtant, vus à travers le brouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables. C’était notre bon curé M. Jefferson qui aimait l’univers entier à l’exception de M. Slack, le ministre baptiste de Clayton, et c’était l’excellent M. Slack qui était un père pour tout le monde, à l’exception de M. Jefferson, le curé de Friar’s Oak. C’était M. Rudin, le réfugié royaliste français qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle d’une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions battu les Français, de sorte qu’après la bataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner libre cours à son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhaler tout à son aise sa furie, tantôt battant des mains, tantôt trépignant. Je me rappelle très bien sa personne grêle et droite, la façon délibérée dont il faisait tournoyer sa petite canne. Ni le froid ni la faim n’étaient de force à l’abattre, et pourtant nous savions qu’il avait lié connaissance avec l’une et l’autre. Mais il était si fier, si grandiloquent dans ses discours, que personne n’eut osé lui offrir ni un repas, ni un manteau. Je revois encore sa figure se couvrir d’une tache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait présent de quelques côtes de bœuf. Il ne pouvait faire autrement que d’accepter. Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l’épaule un coup d’œil au boucher, il disait : – Monsieur, j’ai un chien. Ce qui n’empêchait pas que pendant la semaine suivante, c’était M. Rudin et non son chien qui paraissait s’être arrondi. Je me rappelle ensuite M. Paterson, le fermier. N’était-ce ce que vous appelleriez aujourd’hui un radical ? mais en ce temps-là, certains le traitaient de Priestleyiste, d’autres de Foxiste et presque tout le monde de traître. Assurément, je trouvais à ce moment-là fort condamnable de prendre un air bougon, à chaque nouvelle d’une victoire anglaise, et quand on le brûla en effigie sous la forme d’un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fûmes de la fête. Mais nous dûmes reconnaître qu’il fit bonne figure quand il marcha à nous en habit brun, en souliers à boucles, la colère empourprant son austère figure de maître d’école. Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fûmes empressés à nous esquiver sans bruit ! – Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils qui avez prêché la paix pendant près de deux mille ans et avez passé tout ce temps à massacrer les gens ! Si tout l’argent qu’on dépense à faire périr des Français était employé à sauver des existences anglaises, vous auriez alors le droit de brûler des chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pour venir ici insulter un homme qui observe la loi ? – Nous sommes le peuple d’Angleterre, cria le jeune M. Ovington, fils du squire tory. – Vous, fainéant, qui n’êtes bon qu’à jouer aux courses, à faire battre des coqs ? Avez-vous la prétention de parler au nom du peuple d’Angleterre ? C’est un fleuve profond, puissant, silencieux, vous n’en êtes que l’écume, la pauvre et sotte mousse qui flotte à sa surface. Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais en reportant nos regards en arrière, je me demande si nous n’avions pas nous-mêmes grand tort. Et puis c’étaient les contrebandiers. Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce régulier était devenu impossible entre la France et l’Angleterre, tout le négoce était contrebande. Une nuit, j’allai sur le pré de Saint-John et, m’étant caché dans l’herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moins soixante-dix mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu’ils défilaient devant moi, sans plus de bruit qu’une truite dans un ruisseau. Pas un de ces animaux qui ne portât ses deux quartauts d’authentique cognac français, ou son b****t de soie de Lyon ou de dentelle de Valenciennes. Je connaissais leur chef, Dan Scales. Je connaissais aussi Tom Kislop, l’officier monté, et je me rappelle leur rencontre de nuit. – Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. – Oui, Tom. Il va falloir se battre. Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla la cervelle de Dan. – C’est malheureux d’avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je savais Dan trop fort pour moi, car nous nous étions déjà mesurés avant. Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pour composer l’épitaphe en vers qu’on plaça sur la pierre tombale, épitaphe que nous trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et qui commençait ainsi : Hélas ! avec quelle vitesse vola le plomb fatal Oui traversa la tête du jeune homme. Il tomba aussitôt, il rendit l’âme. Et la mort ferma ses yeux languissants ! Il y en avait d’autres et je crois pouvoir affirmer qu’on peut encore les lire dans le cimetière de Patcham. Un jour, un peu après l’époque de notre aventure à la Falaise royale, j’étais assis dans le cottage, occupé à examiner les curiosités que mon père avait fixées aux murs, et je souhaitais en paresseux que j’étais que M. Lilly fût mort avant d’écrire sa grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à la fenêtre, son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise. – Grands Dieux ! fit-elle, comme cette femme a l’air commun ! Il était si rare d’entendre ma mère exprimer une opinion défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fût sur Bonaparte) qu’en un bond je traversai la pièce et fus à la fenêtre. Une chaise, attelée d’un poney, descendait lentement la rue du village et, dans la chaise, était assise la personne la plus singulièrement faite que j’eusse jamais vue. Elle était de forte corpulence et avait la figure d’un rouge si foncé que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de pourpre. Elle était coiffée d’un vaste chapeau avec une plume blanche qui se balançait. De dessous les bords, deux yeux noirs effrontés regardaient au dehors avec une expression de colère et de défi, comme pour dire aux gens qu’elle faisait moins de cas d’eux qu’ils ne se souciaient d’elle. Son costume consistait en une sorte de pelisse écarlate, garnie au cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les rênes, pendant que le poney errait d’un bord à l’autre de la route au gré de son caprice. À chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantôt la coiffe et tantôt le bord. – Quel terrible spectacle ! s’écria ma mère. – Qu’est-ce qui vous choque chez elle ? – Que le ciel me pardonne si je la juge témérairement, Rodney, mais je crois que cette femme est ivre. – Tiens ! fis-je. Elle a arrêté sa chaise là-haut, à la forge. Je vais vous chercher des nouvelles. Et saisissant ma casquette, je m’esquivai. Le Champion Harrison venait de ferrer un cheval à la porte de la forge, et quand j’arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de l’animal sous le bras, sa râpe à la main, et agenouillé parmi les rognures blanches. De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d’un air d’étonnement comique. Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, se tint debout près de la roue et hocha la tête en lui parlant. De mon côté, je me faufilai dans la forge où le petit Jim achevait le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et l’habileté qu’il mettait à tourner les crampons. Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l’inconnue en train de causer avec son oncle. – Est-ce lui ? demanda-t-elle de façon que je l’entendis. Le Champion Harrison affirma d’un signe de tête. Elle regarda Jim. Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, aussi noirs, aussi remarquables. Bien que je ne fusse qu’un enfant, je devinai qu’en dépit de sa face bouffie de sang, cette femme-là avait été jadis très belle. Elle tendit une main, dont tous les doigts s’agitaient, comme si elle avait joué de la harpe, et elle toucha Jim à l’épaule. – J’espère… j’espère que vous allez bien… balbutia-t-elle. – Très bien, madame, dit Jim en promenant ses regards étonnés d’elle à son oncle. – Et vous êtes heureux aussi ? – Oui, madame, je vous remercie. – Et vous n’aspirez à rien de plus ? – Mais non, madame. J’ai tout ce qu’il me faut. – Cela suffit, Jim, dit son oncle d’une voix sévère. Soufflez la forge, car le fer a besoin d’un nouveau coup de feu. Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose à dire, car elle marqua quelque dépit de ce qu’on le renvoyait. Ses yeux étincelèrent, sa tête s’agita, pendant que le forgeron, tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour l’apaiser. Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voix et elle parut enfin satisfaite. – À demain alors, cria-t-elle tout haut. – À demain, répondit-il. – Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle en cinglant le dos du poney. Le forgeron resta immobile, la râpe à la main, en la suivant des yeux jusqu’à ce qu’elle ne fut plus qu’un petit point rouge sur la route blanche. Alors, il fit demi-tour. Jamais je ne lui avais vu l’air aussi grave. – Jim, dit-il, c’est miss Hinton, qui est venue se fixer aux Érables, au-delà du carrefour d’Anstey. Elle s’est prise d’un caprice pour vous. Jim, et peut-être pourra-t-elle vous être utile. Je lui ai promis que vous irez par là et que vous la verrez demain. – Je n’ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas à lui rendre visite. – Mais j’ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu’on me prenne pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mène une existence bien solitaire. – De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte ? – Ah ! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l’air d’y tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le jeune maître Stone. Il ne refuserait pas d’aller voir une bonne dame, je vous le garantis, s’il croyait pouvoir améliorer son sort, en agissant ainsi. – Eh bien ! mon oncle, j’irai si Roddy Stone veut venir avec moi, dit Jim. – Naturellement, il ira, n’est-ce pas, maître Rodney ? Je finis par donner mon consentement et je revins à la maison rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, qui était enchantée de toute occasion de commérages. Elle hocha la tête, quand elle apprit que j’irais, mais elle ne dit pas non et la chose fut entendue. C’était une course de quatre bons milles, mais quand vous étiez arrivés, il vous était impossible de souhaiter une plus jolie maisonnette. Partout du chèvrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en bois et des fenêtres à grillages. Une femme à l’air commun nous ouvrit la porte : – Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. – Mais c’est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. – Je n’y peux rien, s’écria la femme d’un ton rude, je vous répète qu’elle ne peut vous voir. Nous restâmes indécis un instant. – Peut-être pourriez-vous l’informer que je suis là, dit enfin Jim. – Le lui dire, comment faire pour le lui dire, à elle qui n’entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré à ses oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez. Tout en parlant, elle ouvrit une porte. À l’autre bout de la pièce gisait, écroulée sur un fauteuil, une informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs épars dans tous les sens. Pour moi, j’étais si jeune que je ne savais si cela était plaisant ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il prenait la chose, il avait la figure toute pâle, l’air écœuré. – Vous n’en parlerez à personne, Roddy, dit-il. – Non, excepté à ma mère. – Je n’en dirai pas un mot, même à mon oncle. Je prétendrai quelle était malade, la pauvre dame. C’est bien assez que nous l’ayons vue dans cet état de dégradation, sans en faire un objet de propos dans le village. Cela me pèse lourdement sur le cœur. – Elle était comme cela hier, Jim. – Ah ! vraiment ? Je ne l’ai pas remarqué. Mais je sais qu’elle a de la bonté dans les yeux et dans le cœur, car j’ai vu cela pendant qu’elle me regardait. Peut-être est-ce le manque d’amis qui l’a réduite à cet état ! Son entrain en fut éteint pendant plusieurs jours et alors que l’impression faite en moi s’était dissipée, ses manières la firent renaître.
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