Les nuits noires

1281 Words
Les nuits noiresLe lit a fui ; on n’a voulu le coucher : mile part, le réfractaire : l’un a dit qu’il avait sa femme ; chez l’autre, on ne l’a pas laissé monter. Il s’en va rôdant à la porte des cafés, brasseries ou bouges que la police garde ouverts pour y ramener son gibier ; espérant toujours trouver un abri. Mais rien ne vient : les étudiants ont pris leur dernière choppe, le verre de vieille ; ils sortent, se cognent un peu et rentrent. Le silence se fait, et l’on n’entend que le pas dur des sergents de ville, qui battent le pavé en causant bas. Encore cinq heures à passer ; tes heures, ces éternelles ennemies qu’il faut voir mourir, qu’il faut tuer dans l’ombre, sans que la police entende ! Quand apparaissent les agents en burnous noir, il doit trouver la force de hâter le pas, prendre une allure honnête, l’air pressé ; si c’est la seconde fois qu’ils le rencontrent, chantonner un air égrillard, faire mine de zigzaguer comme un homme ivre qui ne trouve plus son chemin. Il s’éloigne, va devant lui, s’asseyant, quand il ne voit pas de tricorne sur les marches des escaliers qui mènent sous les ponts, en face de l’eau qui coule et invite au suicide ! Quelquefois il fait mauvais. La pluie tombe, traverse les habits, glace les reins : – il faut aller quand même, la chemise collée toute froide à l’échine, la tête et les pieds dans l’eau ! C’est par ces nuits sombres qu’ils vont à la campagne, les réfractaires, qu’ils vont visiter les bois de Boulogne et voir le lever du soleil à Montmartre. C’est un but, cela prend du temps, fait marcher plus vite. On a la chance de trouver contre les murs des fortifications une crevasse, un trou, où blottir son corps gelé, éponger ses guenilles, mettre ses pieds dans ses mains pour les réchauffer ; la banlieue est bonne par ces temps-là ! il n’y a dehors dans la campagne que les malfaiteurs et les réfractaires. Ils reviennent au petit jour, les cheveux ruisselants sur les tempes, le chapeau déformé, les basques honteuses, sales, trempés de boue, pour aller dormir, si cela se peut, sur une chaise, chez quelque ami qui veut bien les recevoir dans cet uniforme de noyé ! C’est horrible, n’est-ce pas ? ce noyé a fait ses classes, il a eu tous les prix au collège, on a dépensé vingt mille francs pour l’instruire, il a été reçu bachau avec des blanches à Clermont, où l’on disait dans la salle qu’il serait ministre. Les réfractaires à chevrons, ceux qui ont déjà roulé, ont leurs entrées dans quelque cercle, maison de jeu autorisée, où l’on bat les cartes toute la nuit. Ils montent, se confondent avec les parieurs, parlent veine, erreur, coup dur ; le chef de cagnotte les croit à la partie, et ils restent là, debout contre les chaises, avec des crampes dans les jambes, le désert dans la gorge, le ventre plat et le cœur gros ! Il y a des gens qui n’ont eu durant des mois entiers d’autre logement que le canapé fané du cercle, où ils se jetaient négligemment comme pour reprendre haleine après une déveine, et ils dormaient ainsi, entre deux décavés, d’un sommeil malsain, jusqu’à ce que, faute de joueurs ou d’enjeux, la partie s’arrêtât. Alors, par quelque temps qu’il fît, par la pluie ou la neige, dans la boue ou la glace, il fallait partir, les pieds gonflés, les genoux brisés, frissonnant au froid du matin, grelottant la fièvre dans cette redingote blanchâtre, tunique de Nessus râpée qui ne se détache que par lambeaux, quand la peau a mangé le drap : les habits s’usent vite dans cette éternelle familiarité, et les pantalons écarquillent, derrière, des yeux étonnés. Vers six heures, les églises s’ouvrent : le réfractaire entre, prend de l’eau bénite et va s’asseoir au fond de quelque chapelle, où il dort jusqu’à ce que les loueuses de chaises le dérangent. Il se lève alors, et se traîne en s’appuyant contre les parapets, en s’affaissant sur tous les bancs. Les boutiquiers, en voyant passer quelques-uns de ces pauvres diables, les yeux rouges et les mains sales, chemise fripée et souliers crottés, disent que ce sont des journalistes qui viennent de souper chez des actrices. IIQu’il travaille, direz-vous, pour avoir un lit, des chemises, du pain ? Est-ce quand il rentre le matin de sa course nocturne, quand il a frissonné six heures de froid, de fatigue et de peur, quand il vous arrive l’œil creux, les genoux tremblants, ne demandant qu’un bout de tapis où étendre son corps brisé, est-ce alors que vous lui clouerez la plume aux mains en le souffletant de votre mépris, si sa paupière alourdie s’abaisse ? Est-ce quand la faim le talonne, le fouette au ventre, le chasse hâve et hagard à travers la rue à la poursuite d’un morceau de pain ? Vous ne voyez donc pas qu’il chancelle ? Voilà deux jours que l’estomac chôme ? Si ce soir il n’a pas mangé, demain il est mort. Travaille : est bien facile à dire ! Mais où ? chez qui ? rue Saint-Sauveur ou rue Plumet ? S’il savait faire quelque chose, un étalage, une addition, la place, la vente, mesurer du drap, pincer le tissu, tenir les livres, le carnet, la caisse ! Il ne sait rien, le pauvre diable, qu’un peu de latin et de grec, qu’il vendra au mois, à l’heure, sous forme de leçons. Où les trouver ? J’admets qu’il ait mis la main sur un élève ; – marché conclu, chose dite ; rendez-vous pris : – tout cela lettre morte, chance vaine, s’il a les pieds dans la misère ! Inutile tout son courage, stériles ses espérances ; les souliers crèvent, le pantalon sourit, le linge manque. Il faut boucher ces trous, combler les lacunes, sauver la mise ! Les amis sont là, il court chez l’un, chez l’autre, ici, là-bas. Mais c’est à midi qu’on l’attend. Il n’a encore qu’une redingote trop étroite et un gilet trop court. Que faire ? S’y rendre ainsi vêtu pour amuser les domestiques et épouvanter les parents ? Il n’ira pas, moins par orgueil que par raison ; il sait bien qu’on le congédiera s’il fait rire ou s’il fait pitié. Et puis, c’est le temps qui manque ! C’est si long à trouver, du pain ! À l’heure où luit une espérance, où une porte s’ouvre, où surgit une chance, c’est à cette heure-là que la faim arrive, à cette heure-là que déjeune l’ami chez qui l’on trouve une côtelette tous les lundis. Il balance, il hésite, il fait un pas vers la leçon, un pas vers la table d’hôte ; l’estomac l’emporte, il se décide pour l’ami. Pendant le cours de ces hésitations, l’ami déjeune, sort de table, « il doit être au coin de la rue. » L’affamé de courir ; il regarde, il appelle. Personne ! Voilà une côtelette manquée, une leçon perdue. Reste le métier triste de maître d’études ; – trente francs par mois, un peu moins d’un sou l’heure ! Encore faut-il qu’il ait le courage d’accepter cette vie avant que la misère l’ait marqué. Le placeur, Justin, Constant ou Voituret, ne lui donnera pas de lettre de crédit s’il ne lui voit pas de chemise. Le ferait-il, peine perdue ! L’éleveur, après avoir toisé cet homme timide et laid sous ses guenilles, le reconduira jusqu’à la porte en disant « qu’il a son affaire. » S’il le garde, par besoin ou pitié, ce malheureux sera le jouet, la victime, le chien des enfants. Ils lui demanderont l’adresse de son chemisier, où est sa malle ; un beau jour ils lui cacheront sa culotte pour qu’il ne puisse pas se lever, et attendront qu’il pleure pour la lui rendre ! Mieux vaut gâcher du plâtre, décharger les camions, faire des déménagements dans la banlieue ! Ah ! sans doute ! s’il y avait de l’ouvrage pour eux, s’ils pouvaient quelquefois gagner leur dîner à la force des reins, ces bacheliers sans emploi, combien en verrait-on, le soir, la sangle au cou, les crochets à l’épaule, tirer sur des charrettes en soufflant, ou chanceler sous des fardeaux. Mais que l’un d’eux aille s’offrir à servir les maçons ou à porter des malles, on regardera ses mains blanches, son habit fripé ; les goujats lui jetteront du plâtre, les commissionnaires lui donneront « une roulée, » si le sergent de ville ne l’empoigne d’abord, en lui demandant ses papiers. Où est son livret, où sa médaille ? Qu’il la demande, diras-tu ? Et tu le voudrais, misérable, tu voudrais qu’il en fût là, ton ancien ami de collège ? Tue-le, mais ne le regarde pas mourir.
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