CHAPITRE II - Le descendant des Caciques-1

3028 Words
CHAPITRE II Le descendant des CaciquesÀ la même heure où l’étudiant en théologie se décidait à faire halte dans le hamac où nous l’avons laissé, c’est-à-dire une heure avant le coucher du soleil, deux hommes venaient d’apparaître sur les bords d’une petite rivière. C’était à mi-chemin entre l’endroit où le dragon avait pris congé de l’étudiant et l’hacienda de las Palmas, vers laquelle il se dirigeait. Au milieu d’une étroite vallée, la rivière dont il est question, bordée de frênes et de saules aux branches desquels montaient en serpentant des faisceaux de lianes fleuries, roulait ses eaux limpides sur un sable fin, au niveau du gazon de ses rives. À peu de distance de l’endroit où se tenaient les deux nouveaux personnages qui vont entrer en scène, la rivière ne semblait qu’un miroir calme, fait pour répéter l’azur limpide du ciel ou quelque coin du manteau étoilé de la nuit ; mais plus loin elle prenait un aspect sauvage, entre deux bords relevés et recouverts d’une végétation pleine de vigueur. De la rive gazonnée où étaient parvenus ces deux hommes, le bruit imposant d’une cataracte de la rivière se faisait distinctement entendre comme le ressac de la mer. Le teint et le costume de l’un des deux interlocuteurs, car ils semblaient continuer une conservation pleine d’intérêt, révélaient clairement qu’il était Indien. Il portait sur son épaule une grossière carabine à canon court et rouillé ; deux nattes épaisses de cheveux noirs pendaient de sa tête sur une espèce de tunique de laine grisâtre, rayée de noir, à manches courtes qui laissaient voir ses bras nerveux couleur de cuivre rouge ; cette tunique, descendant à mi-cuisses, était serrée à la taille par un ceinturon de cuir. Les jambes nues de l’Indien sortaient d’une culotte de peau fauve à canons écourtés ; ses pieds étaient chaussés d’une espèce de cothurnes de cuir, et un chapeau de jonc tressé couvrait sa tête. L’Indien, était de grande taille pour un homme de sa race, et ses traits fins et vifs n’avaient rien de cette expression de servilité commune aux Indiens soumis (mansos). Des moustaches assez épaisses et un bouquet de barbe qui ombrageait son menton donnaient même à sa physionomie un air de distinction sauvage. Son compagnon était un n***e en haillons, qui n’avait pour le moment rien de remarquable, si ce n’est l’air de crédulité stupide avec lequel il écoutait les discours de l’Indien. De temps à autre aussi l’expression de ses traits dénotait une frayeur mal contenue. Au moment où nous présentons dans ce récit l’Indien et le n***e, le premier se penchait, en marchant avec précaution, sur un endroit de la rive dépouillée d’herbes et que tapissait une couche de terre glaise. « Quand je vous disais, s’écria-t-il, que je ne tarderais pas une demi-heure à trouver leurs traces, avais-je raison ? Tenez, regardez ! » En prononçant ces mots d’un air de triomphe que son compagnon semblait ne pas partager, l’Indien montrait à celui-ci, sur le terrain humide, des vestiges tout récents, de nature à causer, en effet une sensation désagréable à un homme qui ne faisait pas métier de chasseur de bêtes féroces. C’était de larges empreintes, où chaque doigt montrait sa trace fortement marquée sur le sol glaiseux. On en comptait une vingtaine de différentes dimensions. Puis, ce qui achevait de rendre cette découverte particulièrement terrible, c’est que l’eau d’une petite mare voisine de la rivière était encore jaunâtre, n’ayant pas eu le temps de reprendre sa limpidité première. « Il ne doit pas y avoir une demi-heure qu’ils sont venus boire ici, continua l’Indien, car l’eau est trouble, comme vous pouvez le voir vous-même. Essayez de savoir combien il y en avait. – J’aimerais mieux m’en aller, repartit le hoir dont un brouillard obscurcissait la vue, et qui essayait en vain d’obéir à l’Indien, en comptant les empreintes ; Jésus, Maria ! toute une procession de tigres ! – Oh ! vous exagérez. Voyons ! Comptons. Un, deux, trois, quatre : le mâle, la femelle et deux cachorros (petits). Il n’y a que cela et pas plus. Ah ! c’est un agréable aspect pour un tigrero ! – Vous trouvez ? dit le n***e d’un ton lamentable. – Oui, et cependant je ne les chasserai pas aujourd’hui ; nous avons mieux à faire tous deux. – Ne pourrions-nous prendre rendez-vous pour un autre jour et retourner à l’hacienda ? Quelque curiosité que j’éprouve à voir les choses merveilleuses que vous m’avez promises. – Consentir à différer d’un jour ! Cela ne se peut ; car ce serait partie remise à un mois, je vous dirai tout à l’heure pourquoi, et dans un mois nous serons loin de ce pays. Asseyons-nous ici. » Joignant l’action à la parole, l’Indien s’assit à quelques pas de l’endroit où ce dialogue avait lieu, et bon gré mal gré, le noir fut forcé de l’imiter. Cependant il semblait ne promettre qu’une attention si distraite, ses yeux erraient avec une anxiété si visible sur tous les points de l’horizon, que le tigrero crut devoir le rassurer de nouveau. « Vous n’avez rien à craindre, Clara, je vous l’affirme, répéta l’Indien au n***e. Le tigre, la tigresse et ses deux cachorros, ayant pour se désaltérer tout le cours de cette rivière, ne s’aviseront nullement de venir boire auprès de nous, et encore moins de nous chercher noise ; puis ne viennent-ils pas de boire ? – J’ai ouï dire qu’ils étaient très friands de la chair des noirs, reprit le n***e assez bizarrement appelé du nom féminin de Clara. – C’est une préférence dont vous vous flattez vainement. – Dites plutôt dont j’ai une peur horrible. – Eh bien ! soyez tranquille, il n’y a pas dans tout l’État un jaguar assez malavisé pour préférer une peau noire et dure comme la vôtre à la chair des jeunes génisses ou des poulains qu’il peut se procurer à discrétion et sans aucun danger. Les jaguars qui sont près d’ici riraient bien ; s’ils vous entendaient. – C’est de vous plutôt qu’ils riraient, repartit le n***e qui semblait vouloir exciter les passions de l’Indien et faire, un mauvais parti aux animaux féroces qui l’effrayaient. – Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? Sachez que ni hommes ni tigres ne riraient impunément de Costal. – Pourquoi ? Eh ! parbleu ! parce qu’ils trouveraient fort drôle que vous, qui êtes tigrero de votre métier et payé par le seigneur don Mariano Silva pour chasser et détruire les jaguars qui dévorent ses jeunes bestiaux, vous ne vous mettiez pas à la poursuite de ce couple dont vous venez de me montrer les traces sur les bords de cette rivière. – Soyez certain qu’ils ne perdront rien pour attendre ; je saurai toujours retrouver leurs traces, et un jaguar dont je connais la tanière est un jaguar mort. Mais je ne me mettrai pas en chasse avant demain. Aujourd’hui est jour de nouvelle lune, jour où, dans la nappe des cascades, sur la surface des lacs déserts, apparaît, à ceux qui osent l’invoquer d’un cœur ferme, la Sirène aux cheveux tordus. – La Sirène aux cheveux tordus ? répéta le n***e. – Celle qui révèle l’emplacement des gîtes d’or dans les plaines ou au milieu des montagnes, et qui indique des bancs de perles sur les côtes de la mer. – En êtes-vous certain ? Qui vous a dit cela ? demanda Clara d’un ton où la crédulité le disputait au doute. – Mes pères m’ont transmis ce secret, répondit l’Indien avec solennité, et Costal croit plus à la parole de ses pères qu’à celle des prêtres chrétiens, quoiqu’il ait l’air d’ajouter foi à la croyance qu’ils lui enseignent. Pourquoi Tlaloc et Matlacuezc, les divinités des eaux et des montagnes, ne seraient-ils pas des dieux aussi puissants que le Christ des blancs ? – Ne dites pas cela si haut, dit vivement le n***e, en se signant avec dévotion devant ce blasphème ; les prêtres chrétiens ont l’oreille partout, et l’inquisition a des cachots pour les hommes de toutes les couleurs. » Au souvenir de l’inquisition évoqué par le noir, l’Indien baissa involontairement la voix. « Mes pères, reprit-il, m’ont enseigné que les divinités des eaux n’apparaissent jamais à un homme seul ; il faut être deux pour les appeler, deux hommes d’un courage égal, car parfois leur colère est terrible. Voulez-vous être le compagnon dont j’ai besoin ? – Hum ! fit Clara ; je puis me vanter de n’avoir pas trop peur des hommes ; je n’en dirai pas de même des tigres, et quant à vos divinités, qui pourraient bien n’être que le diable en personne, je n’oserais pas affirmer. – Hommes, tigres ou diable, ne doivent pas faire peur à celui qui a le cœur vraiment fort, reprit Costal, surtout quand le prix, de son courage doit être l’or, qui d’un pauvre Indien peut faire un seigneur. – Et d’un noir aussi ? – Sans doute. – Dites plutôt que l’or ne servirait pas plus à un Indien qu’à un n***e, esclave tous deux, et que leurs maîtres les en dépouilleraient l’un comme l’autre, dit le noir avec découragement. – Je le sais ; mais l’esclavage des Indiens touche à sa fin. N’avez-vous pas ouï dire que dans tierra adentro un prêtre a proclamé l’émancipation de toutes les races, la liberté pour tous ? – Non, répondit Clara en trahissant toute son ignorance des affaires politiques. – Sachez donc que le moment approche où l’Indien sera l’égal du blanc, le créole de l’Espagnol, et où un Indien comme moi sera leur supérieur, ajouta Costal d’un air d’orgueil ; la splendeur de nos pères, va renaître, et voilà pourquoi j’ai besoin d’être riche, et pourquoi je songe à présent, après l’avoir dédaigné jusqu’ici comme une chose inutile entre les mains d’un esclave, à chercher l’or qui, dans les mains d’un homme libre, lui servira à relever la gloire de ses ancêtres. » Clara ne put s’empêcher de jeter sur Costal un regard doublement étonné ; l’air de grandeur sauvage dont la physionomie du tigrero, vassal de l’hacienda de las Palmas, était empreinte ne le surprenait pas moins que la prétention qu’il avait de relever la splendeur de sa famille. Ce regard n’échappa pas au chasseur de jaguars. « Ami Clara, reprit-il aussitôt, écoutez un secret que dans l’humble condition où vous me voyez, j’ai gardé pendant un nombre d’années suffisant pour voir cinquante fois la saison des pluies succéder à la saison de la sécheresse, et que pourront au besoin vous confirmer tous ceux de ma caste et de ma couleur. – Vous avez vu cinquante fois la saison des pluies ! s’écria le n***e étonné en considérant attentivement l’Indien, dont le visage elles membres ne paraissaient pas accuser plus de trente ans. – Pas encore, reprit Costal en souriant ; mais peu s’en faut, et j’en verrai cinquante autres encore : les présages m’ont dit que je vivrais l’âge des corbeaux. » Puis, tandis que le n***e, dont la curiosité se trouvait excitée par la révélation qu’il attendait, l’écoutait avec attention, le tigrero continua, en décrivant avec son bras étendu un cercle qui embrassait les quatre points cardinaux : « Dans tout l’espace que pourrait parcourir un cavalier entre, le soleil qui se lève et le soleil qui se couche, de l’est à l’ouest, du sud au nord, il ne sortirait pas du pays dans lequel, pendant de longues années, avant que les vaisseaux des blancs n’eussent abordé sur nos côtes, les caciques zapotèques régnaient en maîtres souverains. Les deux mers qui baignent les rivages opposés de l’isthme de Tehuantepec étaient les deux seules bornes de leurs domaines ; des milliers de guerriers suivaient leur bannière et se pressaient derrière les plumes de leur panache de guerre. De l’Océan du nord à l’Océan du sud, les bancs de perles et les gîtes d’or leur appartenaient ; le métal que convoitent les blancs brillait sur leur armure et sur les sandales dont ils étaient chaussés ; ils n’en savaient que faire, tant ils l’avaient en abondance ! Que sont devenus les caciques de Tehuantepec, si puissants jadis ? Leurs sujets ont été massacrés par le tonnerre des blancs ou enfouis dans les minés, et les conquérants se sont partagé ceux qui ont survécu. Cent aventuriers sont devenus de puissants seigneurs en prenant chacun un lambeau des vastes domaines par eux conquis, et aujourd’hui le dernier descendant des caciques est réduit, pour subsister, à se faire l’esclave d’un maître, à exposer tous les jours sa vie pour détruire les tigres qui ravagent les troupeaux dont sont couvertes les plaines et les montagnes, jadis la propriété de ses pères, et sur lesquelles l’emplacement de sa cabane seul est à lui. » L’Indien aurait encore parlé longtemps que le noir n’eût pas songé à l’interrompre. L’étonnement et une sorte de respect involontaire le rendaient muet. Peut-être n’avait-il jamais su qu’une race puissante, et civilisée avait été remplacée par les conquérants espagnols, et, en tout cas, il était loin de s’attendre à retrouver, dans le tigrero plus païen que chrétien qui lui inculquait ses superstitions indiennes, le descendant des anciens maîtres de l’isthme de Tehuantepec. Quant à Costal lui-même, l’énumération à la fois pompeuse et vraie qu’il venait de faire de la puissance de ses ancêtres le plongeait dans un sombre silence. Les yeux baissés vers la terre, comme tous ceux qui font un retour profond sur le passé, il ne songeait pas à observer l’effet que pouvaient produire ses révélations sur son camarade d’aventures. Le soleil s’inclinait de plus en plus vers l’horizon, quand un long miaulement, aigu d’abord, puis terminé par un rugissement caverneux qui semblait sortir des fourrés les plus éloignés, sur le bord de la rivière, vint retentir aux oreilles des deux interlocuteurs et faire passer le n***e de l’étonnement à la plus vive frayeur. L’Indien ne changea pas de position, ne fit pas un geste, tandis que le n***e bondit sur ses pieds en s’écriant : « Jésus ! Marie ! le jaguar ! – Eh bien ! quoi ? dit tranquillement Costal. – Le jaguar ! répéta Clara. – Le jaguar ? vous faites erreur. – Plût à Dieu ! s’écria le n***e, osant à peine espérer qu’il se fût trompé. – Vous faites erreur dans le nombre ; il y en a quatre, y compris, les deux cachorros. » Convaincu de sa méprise dans ce sens-là, Clara, les yeux brillants de terreur, fit mine de s’enfuir vers l’hacienda. « Prenez garde ! dit Costal, qui paraissait s’amuser de l’effroi de son compagnon, on dit que les tigres sont très friands de chair noire. – Vous m’avez prouvé le contraire. – Peut-être ai-je de faux renseignements sur les mœurs de ces animaux ; mais ce que je sais positivement, pour en avoir fait cent fois l’expérience, c’est que lorsque le mâle et la femelle sont ensemble, il est bien rare que près de l’homme ils hurlent ainsi ; il y a des chances pour que ceux-ci soient séparés. Vous risqueriez de vous trouver entre deux feux, à moins toutefois que vous ne vouliez leur procurer le plaisir de vous donner la chasse. – Dieu m’en préserve ! – Alors, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rester auprès d’un homme qui n’a pas peur d’eux. » Le n***e hésitait, cependant, lorsqu’un second hurlement non moins caverneux que le premier, se fit entendre dans une direction contraire et confirma l’assertion du tigrero. « Vous voyez, qu’ils sont en expédition, qu’ils se sont partagé le terrain, et qu’ils donnent de la voix pour s’avertir. Maintenant, si le cœur vous en dit, ajouta Costal en faisant signe de la main, au n***e qu’il pouvait s’enfuir, libre à vous ! » Bien convaincu que le danger existait devant et derrière, Clara, pâle à la façon des nègres, c’est-à-dire le Visage passé du noir au gris foncé, se rapprocha tout tremblant de son imperturbable compagnon, dont la main n’avait pas fait même un geste vers la carabine déposée sur l’herbe à côté de lui. « Cet associé ne me paraît guère brave, se dit l’Indien ; mais je m’en contenterai jusqu’à ce que j’en trouve un plus intrépide. Puis, reprenant le cours de ses pensées, interrompu par les hurlements des jaguars, il ajouta tout haut : Quel est l’Indien, quel est le noir qui n’offrira pas son bras au prêtre soulevé contre les oppresseurs, qui ont fait des Zapotèques, des Mexicains, des Aztèques, des esclaves pour les servir ? N’ont-ils pas été plus féroces envers nous que les tigres ? – J’en aurai moins peur, du moins, murmura le n***e. – Demain, je dirai au maître qu’il cherche un autre tigrero, reprit Costal, et nous irons rejoindre les insurgés de l’ouest. – Vous devriez, néanmoins, le débarrasser auparavant de ces deux animaux, » dit Clara, qui conservait rancune à ceux-ci. Le n***e achevait à peine, que, comme si les jaguars dont il parlait eussent voulu mettre à une dernière épreuve la patience du tigrero zapotèque, un troisième miaulement, plus flûté, plus prolongé que le premier, se fit entendre dans la même direction, c’est-à-dire en amont de la rivière qui coulait aux pieds des deux compagnons. Aux terribles accents qui retentissaient à ses oreilles, semblables à un cri de défi, les yeux de l’Indien se dilatèrent et l’irrésistible ardeur de la chasse brilla dans ses prunelles. « Par l’âme des caciques de Tehuantepec ! s’écria-t-il, c’est trop tenter la patience humaine, et je veux apprendre à ces deux bavards à ne plus causer dorénavant si haut de leurs affaires. Venez. Clara, vous allez savoir ce que c’est qu’un jaguar vu de près. – Mais je n’ai pas d’armes, s’écria le noir, effrayé plus encore peut-être d’aller chasser les tigres que de se laisser chasser par eux. Quand je vous ai parlé de purger les terres de l’hacienda de ces deux démons, je n’entendais pas vous accompagner : je le jure par tous ; les saints du paradis. – Écoutez, Clara ; l’animal qui s’est, fait entendre le premier est le mâle, qui appelle sa femelle. Il doit être assez loin d’ici, en amont de la rivière, et comme il n’y a pas un cours d’eau dans toute l’étendue de l’hacienda sur lequel je n’aie, pour les besoins de ma profession, ou une pirogue ou un canot… – Vous en avez un ici ? interrompit Clara. – Précisément ; nous allons nous en servir pour remonter la rivière. J’ai mon idée à ce sujet ; vous verrez ; mais, en attendant, vous ne courrez ainsi aucun danger. – On prétend que les jaguars nagent comme des phoques, murmura le n***e. – Je ne puis le nier. Allons, venez vite. » Le tigrero s’était élancé, en disant ces mots, vers l’endroit de la rivé où était amarrée son embarcation, et Clara, préférant le danger d’accompagner le chasseur à celui de rester seul, le suivit au petit trot, en maudissant au fond de son âme l’imprudence qu’il avait commise en excitant Costal à se mettre en chasse. Quelques instants après l’Indien déliait les nœuds de la corde qui retenait sa pirogue aux racines d’un saule. C’était une pirogue creusée dans un tronc d’arbre, mais assez large pour contenir deux personnes au besoin. Deux avirons courts servaient à la manier dans les passes les plus larges comme dans les plus étroites. Un petit mât garni d’une natte de roseaux pour faire l’office de la voile, en cas de nécessité, était déposé au fond de la petite embarcation. Costal le rejeta, sur la rive comme inutile en cette occasion, prit place à l’avant, tandis que le n***e s’assit à l’arrière, et, donnant à la pirogue une vigoureuse impulsion qui la fit glisser au milieu de la rivière, il commença d’en remonter le courant. Les saules et les frênes allongeaient déjà de grandes ombres sur ces eaux que le soleil allait bientôt éclairer de ses derniers rayons. Les roseaux des rives frémissaient sous la brise du désert, qui souffle en liberté comme le vent de la mer et semble apporter avec elle un enivrant parfum d’indépendance. Indien et chasseur, Costal l’aspirait par tous les pores. Quant à Clara, s’il frémissait comme les roseaux des rives, la peur y avait plus de part que l’enthousiasme, et ses traits empreints de frayeur contrastaient autant avec la contenance calme du tigrero, que les masses noires projetées par l’ombre des arbres avec les nuages de pourpre que répétait la rivière dans son cours. L’embarcation suivit d’abord les sinuosités des rives qui bornaient la vue des deux navigateurs. Parfois des arbres inclinés courbaient leurs troncs sur les eaux et sur chacun d’eux le noir s’attendait à voir luire les yeux d’une bête féroce prête à s’élancer sur la pirogue.
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