CHAPITRE PREMIER - Les deux voyageurs-2

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Le voyage se poursuivit ainsi pendant une demi-heure encore à peu près, jusqu’à l’instant où il fut évident pour l’étudiant que sa bête devenait, de minute en minute, moins capable de suivre le trot de route le plus ordinaire. « Seigneur étudiant, dit enfin le capitaine, avez-vous lu parfois de ces relations de naufrages dans lesquels de pauvres diables, tourmentés par la faim, tirent entre eux au sort pour décider quels seront ceux qui mangeront les autres ? – Hélas ! oui, répondit Lantejas avec un certain effroi ; mais je ne pense pas que nous en soyons arrivés encore à cette épouvantable extrémité. – Caramba ! répliqua très sérieusement Tres-Villas, je me sens une faim à dévorer un proche parent très riche, surtout si j’en héritais, comme vous de monsieur votre oncle de l’hacienda de San Salvador. – Mais nous ne sommes pas en mer, seigneur capitaine, et dans un canot dont nul ne peut sortir. » Le capitaine avait cru pouvoir un instant s’amuser aux dépens du jeune homme assez crédule pour ajouter foi aux menaces fulminées par l’évêque Bergosa y Jordan dans un mandement devenu déjà célèbre ; mais il était loin de s’attendre à voir son naïf compagnon de voyage prendre aussi sérieusement une plaisanterie dont l’unique but était de lui faire comprendre la nécessité impérieuse de se séparer l’un de l’autre, dans l’intérêt même de celui qui restait en arrière. L’intention du dragon, en effet, était de prendre les devants et d’envoyer de la prochaine hacienda à l’étudiant un cheval de rechange avec quelques provisions et de l’eau. Don Cornelio jeta autour de lui un regard d’angoisse, et, à l’aspect de la solitude profonde qui l’environnait, comme aussi de la disproportion de ses forces avec celles du robuste capitaine, il s’écria, sans pouvoir dissimuler un frémissement nerveux : « J’espère, seigneur capitaine, que vous n’en êtes pas arrivé à ce point de perversité. Quant à moi, si j’étais à votre place, monté sur un cheval de la vigueur du vôtre, je piquerais des deux jusqu’à l’hacienda de las Palmas ou de San Salvador, sans m’arrêter, et de là j’enverrais du secours au compagnon de route que j’aurais laissé derrière moi. – C’est votre avis ? – Je n’en saurais avoir d’autre. – Eh bien donc, s’écria le dragon, je vais suivre votre conseil, car, à dire vrai, je me faisais quelque scrupule de vous fausser sitôt compagnie. » Don Rafael tendit la main à l’étudiant. « Seigneur Lantejas, continua-t-il, nous nous quittons amis, puissions-nous ne nous rencontrer jamais comme ennemis ! qui peut prévoir l’avenir ? Vous semblez disposé à voir de mauvais œil les tentatives d’émancipation d’un pays asservi depuis trois cents ans, et moi peut-être lui offrirai-je mon bras et au besoin ma vie, pour l’aider à conquérir sa liberté. Adieu, je n’oublierai pas de vous envoyer des secours. » En disant ces mots, l’officier serra vigoureusement les doigts frêles de l’étudiant en théologie, rendit la main à son cheval, sans avoir besoin de lui faire sentir l’éperon, et ne tarda pas à disparaître dans un nuage de poussière. « Vive Dieu ! se dit Lantejas avec un soupir de soulagement, ce Lestrygon affamé eût été capable de me dévorer. Quant à me trouver jamais sur un champ de bataille en face de ce Goliath ou de tout autre, j’en défie le diable et ses cornes, car bien fin celui qui fera de moi un soldat pour ou contre l’insurrection. » Et l’étudiant continua sa route solitaire, comparativement enchanté de se trouver seul, après le danger qu’il s’imaginait avoir couru, sans penser qu’à moins d’une fermeté d’âme à toute épreuve, l’homme ne sait jamais la veille ce qu’il sera forcé de faire le lendemain. Des nuages rouges teignaient l’horizon vers le couchant, quand, à une assez longue distance devant lui, le voyageur aperçut un Indien, et dans l’espoir d’obtenir de lui quelques provisions, ou du moins des renseignements sur les particularités qu’il n’avait pu s’expliquer jusqu’alors, il essaya de pousser plus vigoureusement son cheval. L’Indien chassait devant lui deux belles vaches laitières dont l’étudiant pouvait distinguer les mamelles gonflées, et ce spectacle ne faisait qu’accroître le désir qu’il éprouvait de le joindre. « Holà ! José ! » cria, don Cornelio de toutes ses forces. À ce nom de José, qui est celui auquel un Indien répond toujours, comme un Irlandais à celui de Paddy, l’Indien tourna la tête d’un air épouvanté. Malheureusement, et il était aisé de prévoir le cas, d’après ce qui a été dit précédemment, le cheval n’eut pas plutôt aperçu les deux vaches, qu’avec une vigueur dont il ne paraissait plus susceptible, il se mit à trotter, de son trot le plus désagréable, dans une direction tout à fait contraire à celle vers laquelle on le poussait. Don Cornelio n’en continuait pas moins ses efforts pour faire arrêter l’Indien. Mais, à l’aspect de ce cavalier qui lui criait de venir à lui tout en s’éloignant lui-même, l’Indien répondit par un hurlement de frayeur, et s’enfuit à toutes jambes, escorté de ses deux vaches, qui prirent le grand trot. Lantejas les perdit bientôt de vue, et alors seulement il put remettre son cheval dans la bonne voie. « Quel vertige a donc frappé l’es gens de ce pays ? » se dit-il en se retrouvant dans une solitude complète, plus affamé, plus inquiet que jamais ; et il reprit paisiblement sa marche. Enfin, à la chute du jour, il arriva vers un groupe de deux ou trois huttes désertées, comme toutes celles qu’il avait rencontrées jusqu’alors. Épuisé de fatigue, ainsi que son cheval, le voyageur résolut de faire halte dans cet endroit pour y attendre les renforts que l’officier avait promis de lui envoyer. Un large hamac de fil d’aloès semblait tout exprès pour lui suspendu à sept ou huit pieds au-dessus du sol, entre deux hauts tamariniers. Comme la chaleur était encore étouffante, au lieu de s’enfermer dans l’une des cabanes, Lantejas dessella son cheval pour qu’il pût paître en liberté ; puis, à l’aide du tronc de l’un des arbres, il grimpa dans le hamac, où il s’accommoda de son mieux. La nuit, était venue sur ces entrefaites, et, l’estomac tiraillé par la faim, l’étudiant se mit à prêter attentivement l’oreille, aux bruits qui pouvaient lui annoncer l’approche du secours qu’il espérait. Ce fut d’abord un silence profond, car la nature s’endormait autour de lui ; mais, au lieu des pas de cheval qu’il cherchait à entendre, le silence solennel du soir ne fut bientôt troublé que par les plus étranges rumeurs. C’était une explosion continue, sourde comme le tonnerre encore lointain ; d’autres bruits s’y mêlaient, semblables aux grondements de la mer dans une tourmente. Parfois aussi, quoique l’air fût calme, le voyageur croyait entendre mugir les vents déchaînés et des hurlements rauques se joindre à ses concerts étranges. Saisi d’une terreur sans nom, il écoutait ces sifflements du vent, ces voix funèbres et ces rumeurs d’orage. Puis, la fatigue l’emportant sur l’inquiétude, il s’endormit d’un profond sommeil.
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