« Por Dios ! disait le noir en frissonnant, chaque fois que l’embarcation longeait de près ces arbres inclinés sur l’eau, ne passez pas si près ; qui sait si l’ennemi n’est pas caché derrière ces feuillages ?
– J’ai mon idée, » répondait Costal. Et l’Indien continuait à faire voguer son canot d’un bras vigoureux, sans paraître s’inquiéter des dangers que les fourrés des saules pouvaient recéler.
« Quelle est donc votre idée ? demanda enfin Clara.
– Une idée bien simple et que vous allez approuver.
– Voyons !
– Il y a deux jaguars ; je ne parle pas des petits ; comme vous n’avez pas d’armes, ceux-là vous regardent ; vous en prendrez un de chaque main, par la peau du cou, puis vous leur briserez à tous deux le crâne en les frappant l’un contre l’autre. Rien de plus simple.
– Cela me paraît, au contraire, très compliqué, et puis, d’ailleurs comment, pourrai-je courir assez vite pour les attraper ?
– Ils vous éviteront cette peine en se jetant sur vous ; car d’ici à un quart d’heure, sans doute, nous allons les avoir tous les quatre sur les bras.
– Tous les quatre ! s’écria le n***e en tressaillant si violemment qu’il imprima à la frêle embarcation un mouvement d’oscillation assez fort pour la faire chavirer.
– Sans doute, repartit Costal en se penchant vivement pour faire, contrepoids. C’est là mon idée, comme la seule manière d’abréger les longueurs de la chasse. Que voulez-vous ? Quand le temps presse, on fait de son mieux. Ainsi que je vous le disais lorsque vous m’avez interrompu, il y a deux jaguars, l’un à gauche l’autre à droite. Or, ces animaux voulant se rejoindre, leur voix l’indique, si nous nous mettons entre deux, il est évident qu’ils fondent à la fois sur nous. Je vous défie de me prouver le contraire. »
À dire vrai, Clara n’y songeait guère ; une conviction profonde de l’infaillibilité de la prédiction de Costal lui faisait garder un silence complet.
« Attention ! Clara, dit ce dernier, nous allons doubler cette pointe dont les arbres nous cachent la vue de la plaine ; vous me direz si vous voyez l’animal que nous cherchons. »
En effet, dans la position qu’occupaient les deux compagnons dans la pirogue, le noir, assis à l’arrière, n’avait qu’à jeter les yeux devant lui, tandis qu’assis à l’avant, l’Indien était forcé de se retourner de temps à autre. Du reste, le visage du n***e était pour lui comme un miroir qui l’avertissait fidèlement de ce qu’il avait intérêt à savoir.
Jusque-là, les yeux du n***e n’avaient exprimé qu’une terreur vague, sans cause déterminée, quand, à l’instant où le canot eut franchi le dernier coude de la rivière, une angoisse profonde et subite se peignit sur tous ses traits.
L’Indien, mis sur ses gardes, retourna vivement la tête. Une plaine immense, au milieu de laquelle la rivière coulait à pleins bords entre deux rives dégarnies d’arbres, s’étendait à droite et à gauche, sans qu’aucun objet empêchât la vue de plonger dans un horizon illimité. Bien loin des deux chasseurs, la rivière se repliait presque sur elle-même, formant un delta verdoyant à la pointe duquel passait le chemin qui conduisait, à l’hacienda de las Palmas.
Les rayons du couchant emplissaient tout le paysage d’une brume dorée ; le bras de la rivière que remontaient l’Indien et le n***e roulait des eaux teintes de pourpre et d’or, et à deux portées de carabines environ, au milieu de ce brouillard lumineux, sur ces eaux radieuses, un objet étrange apparut aux yeux ravis de Costal.
Voyez Clara, dit-il en remettant les avirons aux mains du noir, tandis qu’il, s’agenouillait sur le fond de la pirogue, sa carabine à la main, jamais vos yeux ont-ils contemplé un plus noble spectacle ?
Clara prit machinalement les avirons et ne répondit rien ; les yeux dilatés, la bouche entrouverte, il était muet à l’aspect du tableau qui frappait ses regards et semblait fasciné comme l’oiseau par le serpent à sonnettes.
Cramponné sur le cadavre flottant d’un buffle, qu’il dévorait, l’un des jaguars, celui dont la voix avait averti sa femelle, se laissait emporter doucement au cours de l’eau. La tête allongée, arc-bouté par les pattes de devant, celles de derrière repliées sous son ventre et le dos renflé en une ondulation à la fois puissante et souple, l’animal roi des plaines d’Amérique laissait miroiter aux derniers rayons du soleil sa robe d’un fauve vif, constellée de ses taches noirâtres.
C’était une des plus belles scènes sauvages que les savanes déroulent journellement aux yeux du chasseur et de l’Indien, un magnifique épisode du poème éternel que le désert chante à leurs oreilles.
Un râlement profond, que termina un éclat de voix semblable aux sons les plus puissants de l’ophicléide, s’échappa de la poitrine du jaguar et glissa sur la surface des eaux jusqu’aux deux navigateurs. Il avait aperçu ses ennemis et les défiait. Costal y répondit par un cri de défi, comme le limier qui vient d’entendre la trompe de chasse jeter ses fanfares à l’écho des bois.
« C’est le mâle, dit-il d’une voix frémissante.
– Tirez-le donc ! s’écria le n***e en retrouvant la parole.
– Le tirer ! répondit Costal ; ma carabine ne porte pas si loin et je ne suis adroit qu’à bout portant ; et la femelle, que je ne pourrais plus joindre ! tandis qu’en attendant une minute, vous allez la voir bondir de notre côté, escortée de ses deux cachorros.
– Dios me ampare ! » murmura le n***e, épouvanté du plan de Costal, qui se réalisait en partie, car un hurlement lointain ne fit que précéder d’une seconde l’apparition de l’autre jaguar à l’extrémité de la savane. Quelques bonds, faits par la femelle avec une superbe aisance, la transportèrent, à deux cents pas de la rive et de la pirogue.
Là elle s’arrêta, le nez au vent, humant l’air, les jarrets vibrants comme une flèche qui frémit encore après avoir frappé le but, tandis que ses deux petits venaient se grouper à ses côtés.
Cependant le canot, privé de ses avirons, dérivait tout doucement et commençait à tournoyer, gardant toujours ainsi la même distance avec le tigre accroupi sur le cadavre du buffle à moitié enfoncé dans l’eau.
« De par tous les diables ! s’écria l’Indien impatienté, maintenez donc la pirogue au fil de la rivière ; autrement il n’y a pas de raison pour que nous nous joignions, jamais, ce jaguar et moi. Là… c’est bien, à la bonne heure ; la main ferme, il ne faut pas déranger la mienne. Il est important que je tue l’animal du premier coup, sans quoi l’un de nous est perdu ; car nous aurions à lutter contre le mâle blessé et la femelle pleine de vie. »
Le jaguar descendait tranquillement le cours de l’eau sur son piédestal flottant, et la distance se comblait petit à petit entre la pirogue et lui. Déjà on pouvait distinguer nettement ses yeux de feu roulant dans leurs orbites, et les ondulations de sa queue qui s’agitait en serpentant. L’Indien le visait au mufle et allait lâcher la détente de sa carabine, lorsque la pirogue commença de remuer si étrangement, qu’elle semblait soulevée par la houle de la mer.
« Que diantre faites-vous donc, Clara ? s’écria l’Indien avec colère ; il me serait impossible ainsi d’attraper tout un troupeau de tigres. »
Mais, soit que Clara le fit à dessein, soit que la terreur troublât ses sens, les oscillations devenaient de plus en plus violentes sous son aviron convulsif.
« Le diable vous emporte ! s’écria de nouveau l’Indien avec rage ; je le tenais là, entre les deux yeux. »
Et, déposant sa carabine, il arracha les rames des mains de Clara.
Ce ne fut pas toutefois sans qu’une longue minute s’écoulât qu’il put réparer la maladresse de son compagnon, et il allait reprendre son arme, quand le jaguar poussa un rugissement formidable, puis, enfonçant ses crocs aigus dans le cadavre du buffle, il en arracha un lambeau s******t, prit un élan terrible, et tandis que le corps flottant, repoussé par ses jarrets nerveux, s’enfonçait en tournoyant dans l’eau pour reparaître à dix pas plus loin, le tigre avait pris pied, d’un bond, sur la rive occupée par sa femelle.
L’Indien lâcha vainement un juron de païen ; il n’était plus temps : quelques autres bonds avaient jeté le tigre près de sa compagne, hors de portée de sa carabine.
Le couple féroce sembla hésiter un instant, et poussant un double rugissement de menace, auquel se joignirent ceux des deux cachorros, tous les quatre s’élancèrent en bondissant vers les limites de l’horizon.
« Allez ! allez, coquins ! je vous retrouverai, s’écria Costal, sans pouvoir s’empêcher, malgré son désappointement, de suivre des yeux ces habitants du désert ; qui, dans leur course rapide, semblaient à peine effleurer l’herbe de la savane.
– C’est égal ! reprit l’Indien en s’adressant à Clara, dont les yeux brillaient de plaisir, vous pouvez vous flatter de m’avoir fait manquer un beau couple de jaguars. »
Et Costal fit force de rames pour regagner l’endroit de la rive où il s’était embarqué.
La rivière charriait encore le cadavre du buffle dans ses eaux plus assombries, et déjà depuis longtemps les deux jaguars avaient disparu au milieu de la brume rouge.