CHAPITRE PREMIER
Les deux voyageursLes idées révolutionnaires que la France avait jetées à l’Europe en 1789 ne devaient pas tarder à franchir les mers et à se répandre dans toute l’Amérique espagnole, quand bien même l’exemple d’affranchissement antérieurement donné par les États-Unis n’eût pas fait songer les colonies de l’Espagne à proclamer à leur tour leur indépendance de la métropole.
En effet, au commencement de ce siècle, l’Amérique du Sud tout entière avait secoué le joug de la cour de Madrid, qui ne possédait déjà plus dans le nouveau monde, du moins sans combats, que l’Amérique centrale et le Mexique.
Cependant, pour prévenir toute tentative de soulèvement, le vice-roi de la Nouvelle-Espagne, don José Iturrigaray, avait sagement jugé nécessaire défaire au Mexique d’assez larges concessions politiques, et d’appeler les créoles mexicains à jouir des droits qu’on leur avait refusés jusqu’alors. Malheureusement les Espagnols établis dans le pays, considérant ces concessions comme la ruine de leurs antiques privilèges, se soulevèrent contre le vice-roi, s’emparèrent de sa personne et l’envoyèrent en Espagne pour y rendre compte de sa Conduite. Toutes les franchises accordées par lui furent retirées, et le Mexique fut replongé dans l’ancien ordre de choses.
Ces évènements avaient lieu en 1808, et, quoique d’un jour à l’autre l’on dût s’attendre à voir la colonie essayer de reconquérir les droits dont elle avait été frustrée, deux ans de tranquillité apparente avaient si complètement rassuré les esprits, que la conspiration d’Hidalgo et le soulèvement qu’il excita en septembre 1810 les jetèrent dans une stupéfaction profonde.
C’était par les prêtres que l’Espagne avait principalement dominé le Mexique pendant trois cents ans ; c’étaient les prêtres aussi qui, par un juste retour des choses d’ici-bas, devaient affranchir le Mexique du joug de l’Espagne. Au commencement du mois d’octobre suivant, le curé Hidalgo comptait déjà près de cent mille combattants, mal armés, il est vrai, mais que le nombre ne laissait pas de rendre redoutables. Cette masse d’insurgés, qui se répandait partout comme un torrent et menaçait de s’accroître encore, portait la consternation dans Mexico, siège du gouvernement colonial, et jetait quelque confusion dans les idées des créoles eux-mêmes. Tous fils d’Espagnols, les uns, en considération des liens du sang, se croyaient tenus à combattre l’insurrection ; les autres, ne songeant qu’à l’affranchissement du pays qui les avait vus naître, croyaient de leur devoir de prendre fait et cause pour les insurgés. Cette dissidence d’opinion ne se rencontrait du reste que dans les familles créoles riches ou puissantes ; le peuple, blanc, métis ou indien, n’hésitait pas à se ranger du côté d’Hidalgo.
Les Indiens surtout, plus asservis encore que les créoles, espéraient qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir pour eux, et quelques-uns déjà rêvaient le retour de leurs anciennes splendeurs.
Tel était l’état politique et moral de la Nouvelle-Espagne à l’époque où s’ouvre ce récit, c’est-à-dire au commencement du mois d’octobre 1810.
Un matin, à l’heure où sous les tropiques la chaleur du jour succède brusquement à la fraîcheur des nuits, vers neuf heures, un cavalier suivait solitairement non pas la route, car il n’y en a pas de bien distinctement tracée, mais les plaines sans fin qui conduisent des limites de l’État de Vera-Cruz à celui de Oajaca. Pour traverser un pays en guerre civile et dans lequel, en ne comptant pas les rôdeurs de profession, toujours prêts à dépouiller les passant sans acception de parti, on est continuellement exposé à rencontrer un ennemi, le voyageur en question était assez pauvrement armé et encore plus pauvrement monté.
Un sabre courbe, à fourreau de fer aussi rouillé que s’il eût longtemps séjourné dans le fond de quelque rivière, était passé entre sa jambe et le cuir de sa selle, pour éviter ainsi, les meurtrissures que le poids d’une arme semblable fait éprouver aux hanches du cavalier. Ce sabre était le seul moyen de défense dont celui-ci parût pouvoir disposer, en supposant toutefois que la rouille n’eût pas cloué la lame au fourreau.
Le cheval sur lequel le voyageur cheminait assez péniblement au pas, malgré les coups d’éperon dont il n’était pas avare, avait sans doute appartenu à quelque picador de toros (toréador à cheval), à en juger par les cicatrices nombreuses dont ses flancs et son poitrail étaient sillonnés. C’était tout au moins une bête de rebut, maigre et rétive, et que celui qui l’eût achetée cinq piastres eût payée le double de sa valeur.
Le cavalier portait une veste d’étoffe blanchâtre, des calzoneras de velours de coton olive, des bottines de peau de chèvre imitant le cuir de Cordoue. Il était petit, mince et chétif, paraissant tout au plus âgé de vingt-deux ans ; son chapeau de feuilles de palmier ombrageait de ses larges bords une figure d’une expression douce et prévenante et d’une naïveté excessive, si deux yeux vifs et spirituels, brillant dans des orbites enfoncés, n’en eussent singulièrement relevé l’expression. Il était évident que cette bonhomie ne prenait sa source que dans la mansuétude du caractère et non pas dans un défaut d’intelligence. Une bouche fine, parfois railleuse et en accord parfait avec la vivacité du regard, indiquait que le jeune voyageur pouvait au besoin mettre une repartie caustique au service d’une grande finesse d’observation.
Pour le moment, l’expression dominante de sa physionomie était celle d’un désappointement complet mêlé d’une forte dose d’inquiétude.
Le paysage était de nature à justifier cette appréhension de la part d’un cavalier solitaire comme celui-ci.
Des plaines sans fin s’étendaient devant lui ; un terrain calcaire, hérissé d’aloès et de raquettes épineuses auxquels se mêlaient quelques herbes jaunies, présentait l’aspect le plus monotone et le plus triste. De distance en distance, de légers tourbillons d’une poussière blanchâtre s’élevaient et s’affaissaient tour à tour. Des cabanes disséminées de loin en loin étaient vides et abandonnées, et l’ardeur du soleil, le manque d’eau, la solitude profonde de ces steppes poudreuses, portaient le découragement et la peur dans l’âme du jeune cavalier.
Quoiqu’il éperonnât son cheval le plus consciencieusement qu’il lui fût possible, l’animal fatigué ne quittait son pas que pour prendre, pendant une minute ou deux seulement, un petit trot désagréable qui paraissait être sa plus, fou gueuse allure. Les efforts du cavalier n’aboutissaient qu’à couvrir son front d’une sueur d’épuisement et d’angoisse, qu’il était à chaque instant forcé d’éponger avec son mouchoir.
« Maudite bête ! » s’écriait-il parfois avec fureur. Mais le cheval restait insensible aux injures de son maître, comme aux sollicitations incessantes de ses éperons. Alors celui-ci comparait tristement, en se retournant sur sa selle, l’espace qu’il avait franchi avec celui qui lui restait à traverser encore pour sortir de ces savanes désolées ; puis il s’abandonnait avec une sorte de désespoir à l’allure pacifique de sa monture.
Le jeune cavalier marcha encore longtemps dans cet état alternatif d’exaspération et d’oppression d’esprit, jusqu’au moment où le soleil, devenu presque perpendiculaire, annonça l’heure de midi. La chaleur croissait à mesure que le soleil montait, et, pour comble de malheur, la brise tombée avait même cessé de soulever la poussière. Les tiges desséchées des herbes restaient dans une immobilité complète, et le cheval épuisé menaçait de rester immobile comme elles.
Consumé de soif, accablé de fatigue, le cavalier mit pied à terre, et, laissant la bride sur le cou de sa monture incapable de trahir sa confiance en se sauvant, il s’avança vers un massif de nopals espérant y, trouver quelques fruits pour se désaltérer. Le hasard voulut que son espoir ne fût pas trompé, et, après avoir cueilli et dépouillé de leur enveloppe épineuse une douzaine de figues de Barbarie, dont la pulpe fade mais juteuse rafraîchit sa bouche desséchée, le cavalier remonta sur sa bête et reprit sa route interrompue.
Il était près de trois heures quand le voyageur isolé atteignit enfin un petit village, situé à quelque distance des plaines interminables qu’il achevait de parcourir. Mais, comme dans tous ceux qu’il avait rencontrés depuis un jour, les cabanes en étaient désertes et abandonnées ; sans pouvoir apprendre le motif de cette désertion générale, le voyageur continua son chemin.
Chose étrange ! loin de toute rivière ou de tout cours d’eau, il trouvait de temps à autre, et à son profond étonnement, des canots, des pirogues hissés au sommet des arbres ou suspendus à leurs grosses branches, et personne pour lui expliquer ces bizarreries.
Enfin, à sa grande joie, le bruit des sabots d’un cheval vint tout à coup troubler le lugubre silence de ces solitudes. La terre desséchée résonnait derrière lui. C’était signe qu’un voyageur, encore invisible grâce aux détours d’un chemin qui tournait deux talus escarpés, allait bientôt le rejoindre.
Au bout de quelques instants, en effet, un cavalier se montra et ne tarda pas à prendre place à son côté le long de la route, tout juste assez large pour que deux chevaux pussent y cheminer de front.
« Santos dias ! dit le nouveau venu en portant la main à son chapeau.
– Santos dias ! » répondit poliment le second en soulevant le sien à son tour.
La rencontre de deux voyageurs au milieu d’une solitude profonde est toujours un évènement, et ceux-ci se considérèrent avec une curiosité mutuelle.
Le cavalier était un jeune homme qui paraissait âgé tout au plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et la conformité d’âge à peu près était la seule que les voyageurs eussent entre eux. La stature du dernier arrivé était élevée, robuste et pleine d’élégance à la fois. Ses traits réguliers, et vigoureusement accentués, le feu de ses yeux noirs, la mobilité de ses épaisses moustaches et son teint bronzé, indiquaient de violentes passions et portaient l’empreinte énergique du sang arabe d’où sont sorties tant de familles espagnoles.
Il montait un cheval bai brun dont les formes élancées et nerveuses trahissaient la même origine orientale que celle de son cavalier. Celui-ci le maniait avec une aisance parfaite et paraissait inébranlable sur sa selle, au pommeau de laquelle était suspendu un mousqueton ; une rapière à deux tranchants et à fourreau de cuir pendait au crochet de son ceinturon, de cuir fauve comme les brodequins armés de longs éperons dont ses pieds étaient chaussés sous ses larges calzoneras de velours, violet.
Une veste de batiste écrue appropriée à la chaleur du climat et un chapeau de laine de vigogne à galons d’or complétaient un costume moitié militaire moitié bourgeois.
Avez-vous une longue traite à fournir sur ce cheval ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil de côté sur la chétive monture du voyageur qu’il venait de joindre et en contenant l’ardeur de la sienne.
– Non, grâce à Dieu ! répondit celui-ci ; car, si je ne me trompe, je dois être à moins de six lieues de l’hacienda de San Salvador, qui est le but de mon voyage.
– N’est-elle pas voisine de celle de las Palmas ?
– Elle n’en est guère qu’à deux lieues.
– Alors nous suivons la même route, reprit le nouveau venu ; seulement je crains bien que nous ne la suivions à quelque distance l’un de l’autre, car votre cheval ne paraît pas pressé d’arriver, ajouta-t-il en souriant.
– C’est vrai, répondit le jeune homme en souriant aussi, et pendant le voyage j’ai plus d’une fois maudit l’économie avec laquelle monsieur mon père a jugé à propos de me pourvoir d’un cheval échappé aux cornes des taureaux du cirque de Valladolid, ce qui fait que le pauvre animal ne peut voir même une vache à l’horizon sans prendre aussitôt la fuite.
– Et vous venez de Valladolid sur cette triste bête ?
– En droite ligne, seigneur cavalier, mais en deux mois de route. »
En ce moment, le maigre cheval du jeune voyageur, animé par la présence d’un compagnon, sembla se piquer d’honneur et fit un effort qui, secondé par la complaisance du cavalier aux moustaches noires, lui permit de se maintenir à son niveau. Les deux voyageurs eurent ainsi le loisir de continuer leur conversation commencée.
« À courtoisie, courtoisie et demie, reprit le nouvel arrivant ; vous avez bien voulu me dire que vous veniez de Valladolid, je vous dirai à mon tour que je viens de Mexico, et que mon nom est don Raphaël Tres-Villas, capitaine aux dragons de la reine.
– Et le mien, Cornelio Lantejas, étudiant de l’université de Valladolid.
– Eh bien ! seigneur don Cornelio, pourriez-vous me donner le mot d’une énigme que je n’ai pu demander à personne, faute d’avoir depuis deux jours rencontré âme qui vive dans ce maudit pays ? Comment expliquez-vous cette solitude complète, ces villages sans habitants et ces canots suspendus aux branches des arbres, dans une contrée où l’on peut faire dix lieues sans trouver une goutte d’eau.
– Je ne l’explique pas du tout, seigneur don Raphaël, et je me contente d’avoir horriblement peur de cette inexplicable singularité, répondit gravement l’étudiant.
– Peur ! s’écria le dragon, et de quoi ?
– J’ai la mauvaise habitude d’être effrayé des dangers que je ne connais pas, encore plus, s’il est possible, que de ceux que je connais. Je crains que l’insurrection n’ait aussi gagné cette province, bien qu’on m’ait assuré qu’elle était tranquille, et que les habitants effrayés n’aient abandonné leurs demeures pour fuir quelque parti d’insurgés qui battent la campagne.
– De pauvres diables n’ont pas l’habitude de fuir les maraudeurs, reprit le capitaine ; puis les gens de la campagne n’ont pas à craindre ceux qui suivent la bannière de l’insurrection, et, en tout cas, ce n’est pas pour naviguer au milieu de ces plaines sablonneuses que ces canots et ces pirogues sont accrochés aux branches des arbres ; il y a donc une autre cause à la panique générale qui semble avoir soufflé un esprit de vertige dans ce pays : j’avoue toutefois que je ne la devine pas. »
Les deux voyageurs continuèrent un instant leur route en silence, préoccupés l’un et l’autre du singulier mystère qui semblait les entourer et dont aucune explication ne s’offrait à leur esprit. Le dragon reprit le premier la parole. « Vous qui venez de Valladolid, seigneur don Cornelio, lui dit-il, pouvez-vous me donner quelque nouvelle plus récente que les miennes des progrès et de la marche d’Hidalgo et de son armée ?
– Aucune, reprit Lantejas. Vous oubliez que, grâce à la lenteur de mon cheval, il y a deux mois que je suis en route. À mon départ de Valladolid, on ne pensait pas plus à l’insurrection qu’au déluge, et je n’en sais que ce que m’ont appris les bruits publics, autant qu’on peut les divulguer toutefois sans crainte de la très sainte inquisition ; maintenant, si nous devons en croire le mandement de Mgr l’évêque de Oajaca, l’insurrection ne doit pas trouver beaucoup de partisans.
– Et pourquoi cela ? dit le dragon avec une certaine hauteur, qui prouvait que, sans avoir fait connaître encore son opinion politique, la cause de l’émancipation du pays ne devait pas compter un ennemi dans sa personne.
– Pourquoi cela ? reprit naïvement l’étudiant, parce que Mgr Bergosa y Jordan les ; excommunie et affirme qu’avant qu’il soit peu, chaque insurgé sera reconnaissable aux cornes et aux pieds fourchus qui ne manqueront pas de lui pousser. »
Loin de sourire de la naïve crédulité du jeune étudiant, le capitaine secoua la tête d’un air mécontent, tandis que sa moustache noire se hérissa d’indignation.
« Oui, dit-il comme en se parlant à lui-même, c’est ainsi que nos prêtres savent combattre : par la calomnie et le mensonge et en pervertissant les esprits des créoles par le fanatisme et la superstition. » Puis il ajouta à haute voix : « Ainsi vous, seigneur Lantejas, vous craindriez de vous enrôler dans les rangs des insurgés, pour ne pas porter ces ornements diaboliques ?
– Dieu m’en préserve ! s’écria l’étudiant ; n’est-ce pas là un article de foi ? et qui, d’ailleurs, doit mieux se connaître en ces sortes de choses qu’un respectable évêque comme Mgr de Oajaca ? Du reste, s’empressa-t-il de reprendre à l’aspect de l’éclair de colère qui brilla dans l’œil de son compagnon de route, je suis d’un caractère tout pacifique, prêt à entrer dans les saints ordres, et, quelque parti que j’embrasse, ce sera par la prière seulement que j’essayerai de le faire triompher. L’Église a horreur du sang. »
Tandis que l’étudiant parlait ainsi, l’officier jetait sur lui un regard qui semblait exprimer peu de regrets de ne pouvoir enrôler dans celui des deux partis qui avait gagné ses secrètes sympathies un maigre et chétif champion comme ce jeune homme.
« Est-ce pour passer votre thèse que vous vous rendez à Oajaca ? demanda le dragon.
– Non pas, répondit Lantejas ; si je vais à l’hacienda de San Salvador, c’est pour obéir à la volonté paternelle. Ce riche domaine appartient à un de mes oncles, un frère de monsieur mon père, qui m’envoie vers lui pour rappeler à son souvenir qu’il est veuf, riche et sans enfants, et qu’il a une demi-douzaine de neveux à pourvoir ? Qu’y faire ? Mon honoré père a la faiblesse d’être plus attaché aux biens de ce monde qu’il ne conviendrait peut-être, et j’ai dû me résigner à faire deux cents lieues pour aller sonder les dispositions de l’oncle en question à notre égard.
– Ainsi que la valeur de son domaine, sans doute ?
– Oh ! sur ce point, nous savons parfaitement à quoi nous en tenir, bien que nous n’y soyons jamais allés ni les uns ni les autres, répondit le jeune étudiant avec une franchise qui faisait plus d’honneur à son cœur qu’à sa discrétion. En attendant, continua-t-il, jamais neveu plus affamé ne se sera présenté chez un oncle ; car, grâce à cette désertion inexplicable des villages que j’ai traversés et au soin qu’ont pris leurs habitants d’emporter avec eux jusqu’au plus chétif poulet, il y a peu de chacals dans ces environs plus à jeun que je ne le suis moi-même. »
Le dragon était dans le même cas que l’étudiant comme lui depuis deux jours, tandis que son cheval du moins pouvait se rassasier à l’aise de l’herbe des champs, des jeunes pousses de maïs ou, à leur défaut, de feuilles d’arbres, son cavalier, lui, n’avait pu se nourrir que des fruits sauvages de ces plaines désertées.
Ce retour sur leur situation présente chassa tout à coup jusqu’à la dernière idée de dissentiment politique, et la plus complète harmonie régna entre les deux voyageurs affamés.
De son côté, le dragon apprit à l’étudiant que, depuis l’emprisonnement du vice-roi, Iturrigaray, son père, gentilhomme espagnol, s’était retiré dans son domaine del Valle, où il allait le rejoindre, et que ce domaine lui était encore inconnu. Moins expansif toutefois que l’étudiant de Valladolid, le capitaine des dragons de la reine ne disait pas quels étaient, au fond, les véritables motifs de son voyage, ainsi qu’on le verra par la suite.
Cependant l’ardeur momentanée du cheval de don Cornelio se calmait petit à petit, et peu à peu aussi l’étudiant, occupé du soin incessant de jouer de la cravache et de l’éperon, laissa languir la conversation, à l’aide de laquelle on trompe les longues heures du voyage. Le soleil commençait à s’incliner à l’horizon vers le couchant, et déjà les ombres des cavaliers s’allongeaient sur la route poudreuse, tandis qu’à la cime des palmiers les cardinaux au plumage écarlate et les perruches vertes commençaient à siffler leurs chansons du soir.
La soif, aux angoisses plus poignantes encore que celles de la faim, redoublait le malaise des deux voyageurs ; de temps à autre, le dragon jetait un regard d’impatience sur le cheval de l’étudiant, et à chaque fois il s’apercevait que le pauvre animal, épuisé par le manque d’eau, ralentissait de plus en plus son allure.
De son côté, don Cornelio pensait bien que son compagnon de route résistait généreusement à l’envie de lâcher la bride à sa monture et de gagner, en quelques moments de galop, l’hacienda, dont trois lieues à peine le séparaient, et cette appréhension lui faisait redoubler ses efforts pour maintenir son cheval de picador au niveau du bai brun de l’officier des dragons de la reine.