« Don Ruperto se dérange, me dit, le matin du jour suivant, notre hôtesse doña Faustina d’un air évidemment contrarié ; il mangera ses galettes de maïs au piment (tortillas enchiladas) et ses haricots rouges glacés, et par conséquent détestables.
– En effet, répondis-je en m’asseyant seul à la table du déjeuner ; le capitaine est parti ce matin de si bonne heure que je ne l’ai pas entendu s’habiller ; mais, quant à son repas… »
Je n’achevai pas par politesse, mais je pensai que peu m’eût importé, à moi, de manger chaude ou froide l’horrible chère à laquelle tout voyageur est condamné sur la terre mexicaine.
« Quant aux habitudes irrégulières du seigneur Castaños, repris-je, il ne faut pas s’en étonner ; un ancien guerillero de l’indépendance n’est pas tenu à tant d’exactitude.
– Cela n’y fait rien, répondit doña Faustina ; nous avons ici le presbitero don Lucas Alacuesta, qui, pour avoir fait en partisan toutes les campagnes de l’illustre Morelos, n’en est pas moins aujourd’hui le modèle des chanoines.
– Un compagnon de Morelos ! m’écriai-je ; pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?
– Quel intérêt prenez-vous à cela ?
– Celui de satisfaire un désir qui est né chez moi sur le champ de bataille du pont de Caldéron. Je me suis mis en tête, depuis quelques jours, de trouver des témoins oculaires et des acteurs de la guerre de l’indépendance, qui puissent me la raconter depuis son origine jusqu’à sa fin. J’ai fouillé le capitaine comme une vieille chronique, je l’ai épuisé, et je cherche un nouveau livre vivant pour le feuilleter. Vous ne connaissez pas le seigneur don Cornelio Lantejas ?
– Pas le moins du monde.
– Eh bien ! don Lucas le remplacera pour moi. » Là-dessus, comme je finissais de déjeuner, don Ruperto était de retour.
« Au diable les tortillas et les haricots ! s’écria le capitaine en réponse aux reproches de l’hôtesse. Je viens d’en manger à discrétion, et arrosés d’une vieille bouteille d’un vin de Catalogne à couper par tranches comme une sandia. J’ai fait un déjeuner de chanoine. Savez-vous chez qui ? ajouta le guerillero en s’adressant à moi.
– Chez don Lucas Alacuesto, répondis-je au hasard.
– Précisément, autrement chez don Cornelio Lantejas, qui a changé de nom en changeant de condition, ce qui fait que, sans un hasard auquel vous n’êtes pas étranger, je ne l’aurais pas rencontré d’ici au jour du jugement, ce diable de chanoine ne sortant jamais. Qui m’eût dit qu’un ancien soldat de l’indépendance eût pu changer ainsi ? Au fait, nous avons eu tant de curés qui sont devenus généraux, qu’il est tout naturel de voir un capitaine d’insurgés se faire curé par compensation. »
Comme complément prochain à ces premiers renseignements, don Ruperto m’annonça que nous étions tous deux invités à dîner le jour même chez son ami le chanoine, qui mettait obligeamment à ma disposition sa table et ses souvenirs.
J’acceptai avec empressement l’offre gracieuse qui m’était faite et, trois heures venues, je me dirigeai, sous la conduite du capitaine, vers la maison du seigneur don Lucas Alacuesto. Elle était située à l’extrémité de la ville et contiguë à un vaste jardin ; le tout était enclos de hautes et longues haies de cactus cierges (organos).
Je supprime tous les détails inutiles pour ne parler que de l’hôte que je trouvai. C’était un petit homme de cinquante ans environ, alerte, affable à l’extrême, fort peu occupé des intérêts du chapitre dont il était membre, et se livrant en revanche avec ardeur aux soins du jardinage et à la recherche des insectes pour enrichir sa collection ; rien ne rappelait chez lui, comme chez le guerillero Castaños, l’ancien insurgé qui avait pris une part glorieuse à une longue guerre d’extermination.
Je passerai également sur le dîner pour arriver tout de suite au moment où, vers cinq heures du soir, le chanoine, don Ruperto et moi, nous fûmes nous asseoir à une table rustique dressée au fond du jardin, sous une tonnelle de passiflores. Tout autour, des dahlias à l’état sauvage (on sait que le Mexique est leur patrie) dressaient leurs tiges grêles et leurs petites fleurs multicolores ; au-dessus de la tonnelle, de magnifiques orangers, pliant sous le poids de leurs fruits, formaient un double et délicieux ombrage. Sur la table, le café fumait dans des tasses de Chine, et un brasero d’argent, où des charbons ardents se couvraient petit à petit d’une cendre blanche, invitait à allumer des cigares de Guayaquil, empilés sur une assiette comme un bûcher odoriférant.
« Oserai-je vous demander, seigneur don Lucas, dis-je au chanoine pour entrer en matière, si c’est une vocation spéciale qui a converti en vous le soldat en homme d’Église ?
– C’est tout le contraire, répondit le chanoine : au moment où je me disposais à entrer dans les ordres, sans penser qu’il y eût en moi l’étoffe d’un soldat, une suite de hasards singuliers m’a toujours jeté malgré moi pendant cinq ans dans le tumulte des batailles. Certes, si l’obstination du sort à m’éloigner constamment du but au moment où j’étais prêt à l’atteindre eût eu à lutter contre une vocation moins déterminée, elle l’eût sans doute éteinte. Mais les circonstances eurent à combattre contre la nature, et la nature finit par l’emporter sur les circonstances, quelque obstinément fortuites qu’aient été ces dernières. »
Je pensai que ce préambule allait ouvrir l’histoire du chanoine, dans laquelle Morelos devait nécessairement figurer ; j’allumai silencieusement un cigare ; le capitaine m’imita, tandis que don Lucas acheva de vider sa tasse.
Je ne m’étais pas trompé : le seigneur Alacuesto commença un récit qu’il n’interrompit que lorsque la nuit fut tout à fait close. Il voulut bien toutefois me promettre de le reprendre le lendemain. Il tint parole et le continua pendant plusieurs jours consécutifs, toujours avec la ; même complaisance. C’est dans cette suite de récits que j’ai en grande partie puisé les divers faits que je vais exposer au lecteur. Les aventures du chanoine avaient pour moi un double attrait. Elles achevaient, en premier lieu, de m’initier aux principaux évènements de la guerre de l’indépendance, et ensuite elles faisaient successivement passer sous mes yeux les portraits d’après nature des étranges ou bizarres personnages qui en avaient été, les uns les fondateurs illustres, et les autres les acteurs inconnus. Parmi ceux de ces personnages qui ont légué un nom glorieux à l’histoire, figurait au premier plan, ainsi que je m’y étais attendu, le général Morelos ; puis ensuite, dans le nombre de ceux dont l’histoire n’enregistrera pas le dévouement, je retrouvai, sans y être aucunement préparé, le singulier voyageur de la Sierra-Madre, Costal, l’Indien zapotèque, marquant d’une étrange manière dans l’étrange épopée du chanoine Alacuesto.
PREMIÈRE PARTIE
Le dragon de la reine