Chapitre II-1

2141 Words
II Pour se rendre à son travail à pied, il suffisait à Nathalie Nicette de monter la rue Élie Fréron. Elle longeait les murs du vaste gymnase, contournait la tour de la maison de garde et parvenait aux anciens remparts de la ville qui occultaient le plus beau collège, sans doute, de Quimper et des environs, pour peu que l’on s’intéressât aux monuments historiques. Or, en tant que professeur de Lettres Classiques, Nathalie était naturellement portée à aimer les vestiges de l’Histoire. Et presque chaque jour, elle songeait à l’un ou l’autre des personnages qui avaient marqué de leur empreinte le collège de La Tour D’Auvergne. En ce jeudi matin-là, ses pensées vagabondaient vers le père Julien Maunoir, régent de la classe de cinquième de 1630 à 1633. Mais le bâtiment du premier collège de Jésuites, fondé à Quimper au tout début du XVIIe siècle, n’existait plus. Et Nathalie se demandait s’il existait d’ailleurs des gravures le représentant. C’était aussi une croisade d’un tout autre genre que menaient les Jésuites à cette époque ! La Bretagne, contrairement à ce que d’aucuns le croient, n’était pas, en ces temps-là, confite en dévotions. Loin s’en fallait ! Et Michel Le Nobletz avait reçu pour tâche de ramener au sein de l’Église cette brebis égarée, redevenue pagan par excellence. Son ami et successeur, le père Maunoir, s’y attellerait à son tour, après ses trois années quimpéroises. Il évangéliserait à nouveau la Basse-Bretagne, parcourant campagnes et villages sans relâche, après, dit-on, avoir demandé à Dieu, à la chapelle de Ti Mamm Doué, célébrée trois siècles plus tard par Flaubert dans Par les champs et par les grèves, de lui octroyer le don du Paraclet. En effet, pour convertir ses futures ouailles, encore fallait-il qu’il parlât breton ! Comme il est des lieux où souffle l’esprit, ce fut chose faite ! À l’aide de taolennoù1, le missionnaire et ses pairs feraient de la Bretagne une terre catholique ! Et le collège des Jésuites saurait rendre un hommage post mortem à son grand homme en conservant son cœur dans une châsse de la chapelle. Comme il la dépassait d’un pas rapide, un élève heurta son cartable qui se balançait au rythme de sa marche. Nathalie faillit le lâcher et l’enfant se retourna vers elle. — Bonjour, m’dame Nicette ! Euh… j’ai oublié ma rédaction chez moi. — Comment le sais-tu ? Tu n’as pas encore ouvert ton sac ! Bon, file et arrête de marcher à reculons, tu vas finir par trébucher ! Nous verrons cela en classe ! ajouta-t-elle d’un ton pète-sec. « Hugo Le Louarn… Il porte bien son patronyme, celui-là ! Rusé comme un renard et sûr de sa bonne étoile de cancre », se dit-elle tandis que le garçon obliquait vers le parking souterrain face à l’établissement scolaire, QG, depuis des lustres, des élèves rebelles. Il était tôt et la grande porte de fer, percée dans les remparts de la ville, était encore close. Nathalie déclina son identité par l’hygiaphone et attendit une seconde le déclic du portail qu’elle poussa. — On peut rentrer avec vous, Madame ? lui demanda alors une jolie rousse qu’elle connaissait de vue. — Tu sais pertinemment que tu dois attendre le surveillant, lui répondit le professeur. Question de sécurité et d’assurance. Dans cinq minutes, il sera là. La porte de fer se referma sur elle dans un bruit métallique. Elle descendit l’immense escalier de pierre qui faisait face à l’un des principaux bâtiments d’inspiration haussmannienne. Depuis sa rénovation, le collège avait retrouvé le rose doux et marin qui caractérisait les murs du quartier des petits lorsque l’édifice des Jésuites avait été abattu pour laisser place à la fin du XIXe siècle au lycée baptisé « La Tour d’Auvergne ». Hautes fenêtres gansées de pierres de taille. Teint poudré de marquise. Il avait fière allure. Pour rejoindre la salle des professeurs, Nathalie passa par les jardins aménagés en longs rectangles cultivés à la façon médiévale. Elle aimait travailler dans ce lieu privilégié où s’étaient succédé des générations d’élèves ou d’enseignants célèbres tels le navigateur de Kerguélen, le grammairien Albert Hamon, les écrivains Élie Fréron, Max Jacob, Per-Jakez Helias ou encore Julien Gracq, professeur d’histoire au lycée. Ce matin-là, il régnait dans la salle des professeurs une ambiance moins feutrée que d’ordinaire. Anna, la déléguée syndicale, animait la conversation. — Mais non, Martin ! Pour qui me prends-tu ? Si je demande aux collègues qui fait grève la semaine prochaine, ce n’est pas pour vous pister ! Je voudrais avoir un ordre d’idées, c’est tout ! Après tout, si certains ne se sentent pas concernés par la réforme du collège, c’est leur droit absolu ! Mais qu’ils n’aillent pas pleurer l’année prochaine quand il leur faudra faire ailleurs un complément de service ! Ah, Nath, tu tombes à pic ! Je suppose, toi qui es dans la ligne de mire gouvernementale, que tu fais grève ? — Ben oui ! En tant que prof de Latin, déclara la nouvelle venue, il serait difficile de faire autrement ! Mais tu sais, Anna, c’est sans grande conviction ! La loi passera, de toute façon ! Et même si la droite revenait au pouvoir dans deux ans, elle ne l’abolirait pas ! Quand il y a des économies à faire ! Car il ne s’agit que de cela ! Trop peu d’élèves choisissent le latin au niveau national ! Donc, supprimons-le ! — De toute façon, renchérit Charlotte, professeur d’Anglais, on nous enlève tout ce qui fonctionne ! Les classes européennes, c’est pour les élèves privilégiés ! À dégager voie douze ! Si les parents persistent et signent, ils le feront en face, dans le privé ! Vive la médiocratie ! — Tu l’entends au sens étymologique, je suppose, Charlotte ? lui répondit Nathalie, un léger sourire aux lèvres, tout en posant son cartable sur une table. — Oh les filles ! interrompit Martin d’un ton blasé, inutile de vous flageller ! Faites comme moi ! Il me reste 758 jours avant la quille ! On ne va pas s’énerver ! L’Éducation nationale, c’est comme le seul arbre au milieu d’une cour ! Chaque ministre qui passe y va de sa pissette et c’est tout ! — Mais Martin ! s’insurgea une jeune collègue de Sciences Physiques. Ne décourage pas les bonnes volontés ! Si tu ne crois plus en ta mission, fais autre chose ! Personne ne t’oblige à rester prof et à compter les jours avant ta retraite ! Connaissant le caractère soupe au lait de son collègue d’Histoire, Nathalie lui tapota l’épaule d’un geste apaisant. Mais il blêmit et sa lèvre inférieure trembla un peu. — Ma mission ! répéta-t-il en bredouillant. Mais tu te crois où, Camille ? Avec Tintin, au Congo ? Attends d’avoir mon âge et on en reparlera ! Et pourquoi enseigner serait-il synonyme d’entrer en sacerdoce ? Pourquoi devrait-on avoir le feu sacré ? Pour notre salaire mirifique ? Être prof, c’est un métier comme un autre ! Si tu te sens l’âme d’une missionnaire, tu pouvais aussi choisir d’aller bosser en face ! « En face » faisait référence à l’énorme complexe scolaire privé du Likès, situé de l’autre côté du Champ de Foire. Mais, par habitude, on ne citait jamais son nom. Peut-être, d’ailleurs, en allait-il de même « en face »… La jeune et pétulante Camille n’eut aucune pitié pour son collègue d’Histoire aux tempes grisonnantes. — Non, ce n’est pas un métier comme un autre, Martin. On travaille avec du “vivant” ! Il paraît même que ça s’appelle des enfants ! Le ton montait. Ces deux-là se chamaillaient toujours à la moindre occasion. Martin Mons souleva ses épaules désabusées. — On verra, Camille, quand le « vivant » te fera un doigt d’honneur dès que tu lui tourneras le dos… La jeune femme s’approcha de la table où le professeur d’Histoire s’était installé. — Si cela m’arrivait un jour, Martin, j’arrêterais d’enseigner ! La première qualité, dans notre métier, n’est pas de transmettre un savoir mais de donner de l’appétence aux enfants, de stimuler leur intelligence et de les éveiller ! Si tu le fais bien, les élèves s’en rendent compte et te respectent ! — Sainte IUFM, priez pour nous ! La voix de son maître ! Appétence ! Le grand mot à la mode est lâché ! persifla l’autre, agacé. Bienvenue au Club Med de l’Éducation nationale ! Les gentils animateurs vont distraire et “appéter” votre merveilleuse progéniture ! Par ici ! N’ayez crainte, braves gens ! Nous ne les traumatiserons plus avec nos sales notes ! Les vieux barbons qui prétendaient leur inculquer quelques notions sur le siècle des Lumières ont été chassés du temple ! — Ah ça, si ça pouvait être vrai, quelle bonne nouvelle ! vociféra Camille. D’un même élan, Nathalie et Anna crurent bon d’intervenir, connaissant la fragilité de l’un et la pugnacité de l’autre. — Hep là ! s’éleva la belle voix grave de l’enseignante de Maths et déléguée syndicale. On respire un bon coup et on se calme ! Vous n’allez pas vous disputer comme des gosses, non ? Chacun a le droit d’avoir son opinion mais se doit de respecter celle de l’autre ! La fin du round fut saluée par la première sonnerie, appelant enseignants et élèves vers leurs salles de classe respectives. Chacun se levait lorsque la principale fit irruption dans la salle des professeurs. — Bonjour tout le monde ! claironna-t-elle à la hussarde, selon son habitude. Mes troupes sont en forme ? Tant mieux ! Ça tombe bien, les élèves aussi ! Je viens d’en chopper deux qui roucoulaient dans le couloir. Ils font fort à huit heures du matin ! Roméo et Juliette s’expliquent avec la CPE. J’ai une bonne et une excellente nouvelles pour vous ! Je commence par laquelle ? La bonne ? Haut les cœurs ! Troisième demi-journée de formation pour la réforme du collège ! Elle aura lieu le 18 avril ! — Et l’excellente, madame Meurceau ? s’enquit Anna, dubitative. — Ça tombe un mercredi après-midi ! Qui dit mieux ? Murmures consternés et rires sous cape partageaient l’assemblée. Chacun ici connaissait l’humour particulier de Philippine Meurceau, surnommée « la Tornade Blanche » à cause, peut-être, de sa prédilection pour cette couleur qu’elle portait constamment… — C’est vraiment obligatoire ? demanda Martin Mons d’une voix d’outre-tombe. — Mais bien sûr, monsieur Mons, répondit la principale sans se départir de son sourire. Vous verrez, vous serez conquis, pour peu que vous vous en donniez la peine ! De toute manière, on n’a pas le choix ! Donc, autant prendre les choses avec philosophie et bonne humeur ! — Euh… avec tempérance, souligna Francette, prof de Français et amie de Martin. Deux journées ça va, trois… — Trois, bonjour les dégâts, madame Merlé ? Mais non ! Voyez le côté positif des choses ! Cet après-midi-là, vous ne corrigerez pas de copies ! — Ben non… bougonna l’interpellée. Elles attendront le week-end… Euh, c’est fou tout de même ! On n’a pas le droit d’avoir une vie en dehors de l’école ? — Faites comme moi ! lui répondit la principale en joignant le geste à la parole. Inspirez ! Expirez fort ! Inspirez ! Expirez… Allez ! Avec moi, madame Ronchon ! Francette Merlé aurait légitimement pu être vexée du sobriquet dont sa supérieure hiérarchique venait de l’affubler. Il n’en fut rien et elle éclata d’un rire libérateur. Si le rythme de la Tornade Blanche, ex-championne de France de karaté, semblait épuisant à d’aucuns, au moins, on savait ce qu’elle pensait ! La guerrière frappa dans les mains, annonçant par là que le débat était clos. Le « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » était donné. De son pas de charge ordinaire, elle s’engouffra dans le couloir vitré, suivie de loin par le reste de sa troupe dont certains, à l’image des élèves, freinaient des quatre fers. Lorsque Nathalie Nicette accueillit ses cinquièmes, en rang devant sa salle de cours, la principale avait déjà dû enfourcher son destrier… À peine un nuage de poussière à l’horizon. Debout dans sa classe, elle surveillait les têtes penchées sur les feuilles de copie. L’heure était propice et la plupart des enfants semblaient concentrés sur leur travail. Au premier rang, cependant, près du radiateur, un garçon, stylo dans la bouche, paraissait abîmé dans la contemplation d’un pan de ciel bleu. Parfois, il louchait sur la feuille de sa voisine, mais celle-ci, peu partageuse, avait construit son mur de Berlin à l’aide à de son livre d’Histoire. Ce premier rempart était doublé d’un autre, au cas où : sa main gauche. Sans faire de bruit, Nathalie se dirigea vers le rêveur aux doigts tachés d’encre et se posta devant lui. — Eh bien, Léo, tu n’écris rien ? chuchota-t-elle. — J’sais pas faire l’exercice 5, Madame, avoua-t-il en rougissant. Et sa voisine d’arborer un sourire triomphant. — Que n’as-tu pas compris ? Cela me semble simple, pourtant ! — J’ai oublié ce que c’étaient des mots de la même famille… — Tu n’avais qu’à apprendre ta leçon ! déclara d’un ton pincé la peste à ses côtés. Une voix, qu’elle ne reconnut pas, fusa derrière le dos de Nathalie. — Ça doit être parce qu’il n’a pas de père ! tenta un piètre plaisantin. C’est pour ça qu’il ne reconnaît pas les mots d’une même famille. Galvanisée, la prof se retourna au milieu de rires étouffés. — Qui a dit ça ? gronda-t-elle. C’est toi, Jordan ? — Ben non, Madame ! se justifia l’accusé. Moi, j’aime bien Gras-Double ! J’irais pas lui dire ça ! En trois pas, Nathalie Nicette se retrouva, main tendue, devant l’élève, tandis que la seconde vague du tsunami achevait d’emporter Léo dans sa honte bue. — Donne-moi ton carnet, Jordan, et tout de suite ! Je vais t’apprendre, moi, à traiter un camarade de la sorte ! — Mais j’ai rien fait, moi ! piaula l’autre en s’exécutant néanmoins. « Gras-Double », c’est pas un surnom méchant ! Sur le rang précédent, la déléguée de classe se retourna. — Mais si, c’est très méchant, Jordan ! Tu aimerais qu’on t’appelle « Calculette », toi, à cause de tes boutons ? Nathalie Nicette jugea opportun de faire le point avec ses élèves. Elle revint à son bureau et leur demanda de laisser stylos et feuilles sur la table, puis de croiser les bras afin de dissuader les experts en tricherie. La leçon de morale improvisée porta, une fois encore, sur le respect d’autrui et sur l’impact que pouvait produire une insulte. Si, par expérience, elle n’ignorait pas que les années collège étaient une véritable épreuve dans le rite immuable de la transgression sociale, en revanche, elle remarquait bien la différence générationnelle. Ce n’était pas un jugement de valeur, mais force lui était de constater que les pré-adolescents d’aujourd’hui différaient de ceux qu’elle avait connus vingt ans ou même dix ans plus tôt. La parole s’était libérée, grâce ou à cause des outils de communication, mais il fallait toujours la recadrer lorsqu’elle devenait trop anarchique. Ce virage à angle droit déboussolait plus d’un de ses collègues qui ne supportaient pas d’avoir dû changer de profession : d’enseignants, ils étaient devenus éducateurs.
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