Chapitre I

2864 Words
I Les duvets bleus du plumeau vinrent lui chatouiller les narines sur le papier glacé. — Te voilà encore une fois tout propre ! murmura la ménagère pour entendre le son de sa voix. Ça n’a pas l’air, pour autant, de te mettre en joie ! Un mois après le décès de son père, sa fille, Claire, avait offert à sa mère ce portrait encadré, craignant peut-être qu’elle n’oublie trop vite son mari. Nathalie revoyait encore l’air compassé de Claire qui avait tenu à choisir elle-même l’endroit ad hoc où poser la photographie officielle de son auguste géniteur, agrandie en format A3, qui pis était. — Sur le piano, il serait bien, non ? Qu’en penses-tu, maman ? Comme ça, tu joueras pour lui ! Ce jour-là, Nathalie Nicette avait réprimé un frisson. Cependant, elle avait fait ce qu’on attendait d’elle : acquiescer en hochant la tête. « Georges est mort tel qu’il a vécu : en râlant. » Aux premiers temps de sa viduité, cette petite phrase incongrue, conçue, développée et accouchée dans quelque méandre tortueux de son cerveau, jaillissait à son esprit dès qu’une personne soucieuse de son moral – ou pas, d’ailleurs – lui chuchotait les mots attendus des condoléances sincères. Par mimétisme, Nathalie dodelinait gentiment de la tête, baissait des yeux pudiques et se mordait très légèrement la lèvre inférieure, honteuse de son absence totale de chagrin. Il lui était même arrivé de pleurer ! Oh, pas souvent non plus… n’exagérons rien. Mais les larmes d’autrui sont contagieuses. Et elle éprouvait une sorte d’empathie pour ce quidam qui paraissait sincèrement éprouvé par le “départ” de Georges. Étonnée aussi, du reste, que son mari eût pu susciter chez autrui un tel enthousiasme morbide. Grâce à Dieu, au sens propre comme au figuré, cette époque post mortem avec son cortège de trémolos funèbres était révolue. Depuis maintenant trois ans que son mari était décédé, les gens qu’elle croisait dans la rue lui fichaient la paix. Le plumeau en l’air, en ce samedi matin-là, Nathalie prit toutefois le temps de considérer le portrait en noir et blanc de Georges. Son visage austère resterait ainsi figé pour l’éternité. D’aucuns pensent que les morts, comme les grands crus, se bonifient en prenant de l’âge. Tous les défauts sont amoindris, lissés, acceptés par la société minoritaire des vivants, ravis de le rester encore un peu. — Je ne vais pas faire semblant non plus, mon pauvre vieux ! Je ne t’aimais pas de ton vivant, je ne t’aime pas davantage mort… Désolée ! Tout ce que je peux te souhaiter à présent, c’est un au-delà azuré… Penses-tu que je devrais prendre un parapluie pour sortir ? Comme elle n’attendait pas vraiment de réponse de Georges, Nathalie préféra vérifier d’elle-même les impondérables climatiques, de la fenêtre de son salon. Les cloches de la cathédrale sonnaient à toute volée, appelant un cortège de chapeaux et de tenues chamarrées à une messe de mariage. Aussi fidèle que du beurre demi-sel sur la tartine d’un Breton, Dédé, assis sur le banc de pierre du porche, casquette tendue, leur demandait un petit acompte personnel sur le denier du culte. Toilettés de frais par une ondée récente, les pavés de la place luisaient sous un soleil musard. Même les nuages, en habits de noce, chassaient les anthracite-chagrin au loin. Enfin, à la limite du respectable. Dans l’heure qui suivrait, il ne pleuvrait pas ! Nathalie soupira d’aise. Elle se devait de rendre justice à Georges. Si son mariage se résumait à vingt-quatre années d’ennui, ce n’est que grâce à lui qu’elle pouvait profiter de cet appartement admirablement situé dans le cœur historique de Quimper et dont elle était l’usufruitière. Quand bien même aurait-elle économisé toute sa vie, jamais son traitement de professeur ne lui aurait permis d’accéder à un tel luxe ! De plus, elle appréciait à présent l’un des plus gros défauts de feu son mari : sa ladrerie. Georges épargnait sur tout, même sur ses mots ! Mais ainsi, sur le plan pécuniaire, elle n’avait pas de souci à se faire et pouvait chaque année s’acquitter de ses impôts fonciers. Nathalie traversa le salon et ouvrit la porte du placard qui donnait sur le vestibule. Elle décrocha son imperméable et saisit au vol son cabas rouge. Elle tenait beaucoup à ce plaisir du samedi matin, devenu un rituel depuis trois ans : aller au marché. La quadragénaire s’apprêtait à sortir de son appartement quand, la main sur la poignée de la porte, elle se ravisa. Elle avait oublié quelque chose… Ah ! Son porte-monnaie ! Petit détour par la cuisine. Elle l’avait laissé sur la table. Son regard se posa alors sur le calendrier des pompiers accroché au mur. Soudain, elle comprit la raison pour laquelle Georges faisait les cent pas dans son esprit depuis son réveil. On était le 28 mars ! Date anniversaire de leur mariage ! Elle se promit d’acheter un petit bouquet de fleurs printanières qu’elle placerait devant son portrait. Mais une pensée plus intrusive que légère s’immisça en elle… Les enfants ! Claire et Léonard ne manqueraient pas de lui téléphoner, voire de passer dans l’après-midi… Nathalie ravala un « La barbe ! » qu’elle jugea elle-même peu orthodoxe et méchant. Elle n’ignorait pas qu’elle était une mauvaise mère, dans ce sens où une vraie maman ne se préoccupe que du bien-être de sa nichée. Pas elle. C’était ainsi. Elle les aimait, sans doute à sa façon, mais pas de cet amour inconditionnel dont elle avait entendu parler et qu’elle n’avait jamais pour sa part ressenti. Elle n’était pas sotte et en soupçonnait la raison… Transmission de pensée peut-être… Son portable vrombit. Pour lire le SMS de sa fille, Nathalie dut tendre le bras. La chasse à ses lunettes de lecture était chez elle une activité à temps complet. « Maman, tu dois te sentir bien seule et triste aujourd’hui ! Veux-tu venir déjeuner à la maison ? ». Délicate attention à laquelle elle répondit aussitôt. Avant de décliner cette invitation, elle choisit ses mots puis textota : « Désolée, ma puce, mais André et Valérie m’attendent à midi. Une autre fois… C’est très gentil ! » Nathalie eut une bouffée de remords en enfouissant son portable dans la poche de son imperméable. Ce petit mensonge à sa propre fille lui mit à nouveau sous le nez son « désert », comme elle aimait à appeler ce no man’s land de culpabilité. Six mois de psychothérapie, cachés à sa famille, quand les enfants étaient encore jeunes, n’avaient rien changé à l’affaire. Si elle pouvait donner le change, elle était et resterait jusqu’à sa mort une handicapée de l’amour. Tournant le dos à la cathédrale Saint-Corentin, Nathalie s’engagea dans la rue Kéréon, réservée aux piétons. Le centre-ville moyenâgeux de Quimper et ses maisons à colombages attiraient toujours leur flot de visiteurs. Elle parvint à hauteur d’une pharmacie. Un groupe de touristes, nez en l’air, sous la houlette d’une guide, en admirait la façade en encorbellement. — Nous voici, Mesdames, Messieurs, devant la maison la plus ancienne de notre ville. Elle date du XVe siècle. Si vous m’avez bien écoutée tout à l’heure, qui d’entre vous peut me dire comment nous le savons ? demanda la pédagogue. Craignant peut-être un fiasco, elle ajouta à la ronde : — Observez bien les fenêtres ! — Elles sont en bandeau ! s’exclama le bon élève du groupe, un sexagénaire ventripotent, lequel avait retrouvé, d’instinct, ce vieux réflexe d’écolier de lever la main avant de prendre la parole. Nathalie n’entendit pas la suite. Depuis le message de sa fille, son ciel mental s’était assombri. Pourquoi n’avait-elle pas fait l’effort de répondre favorablement à ce moment de concorde filiale ? Une petite voix intérieure lui répondit sans la ménager : « Tu n’en as pas marre, ma vieille, de mentir à tout le monde, à commencer par toi-même ? Où vas-tu ainsi ? Le bonheur n’est peut-être pas fait pour toi, mais comment le savoir si tu n’essaies même pas ! Et qu’est-ce que tu reproches à tes gosses, au juste ? D’être affreusement conventionnels ? Ils sont devenus ce que tu as voulu qu’ils soient ! Et toi ? C’était ton but, non, de devenir affreusement conventionnelle ? Tu as réussi au-delà de toutes tes espérances ! Bravo ! Et puis, inutile, si le désir t’en revenait, d’aller consulter à nouveau un psychiatre ! Car même à lui, tu as menti ! Par omission, sans doute… Mais ça reste un gros mensonge… » La femme quitta alors la frontière symbolique de ce que furent, au Moyen Âge, les terres de l’évêque, intra-muros, pour pénétrer dans celle des Ducs, délimitées par la rivière du Steir. Traversant le pont Médard transformé en chaussée, elle obliqua sur la droite, vers le parking de la Glacière où se tenait le marché du samedi. Nathalie avait une envie d’huîtres. Délaissant les autres étals, elle se dirigea aussitôt vers le lieu où se tenait son marchand attitré. De nombreux chalands et badauds arpentaient l’allée séparant les deux travées. Elle piétinait devant l’éventaire odorant et coloré d’un vendeur d’olives et d’épices lorsqu’une femme, devant elle, se retournant d’un geste brusque, la heurta. — Oh ! Excusez-moi, Madame, je ne vous avais pas vue ! Désolée ! — Il n’y a pas de mal, balbutia Nathalie. La maladroite, toutefois, continuait à la fixer. Soudain, son visage scrutateur s’illumina. — Nathalie ? Nathalie Brendel ? C’est bien toi ? Elle acquiesça de la tête, étonnée qu’on l’appelle encore par son nom de jeune fille. Néanmoins, les traits de cette personne lui rappelaient un vague souvenir sans qu’elle pût le localiser. — Mais si, c’est toi ! trépigna l’autre, excitée. Un œil bleu et l’autre vert, ce n’est pas courant ! Tu ne me remets pas ? Crista ! Crista Le Moigne ! Le lycée Brizeux ! On était grandes copines en seconde et en première ! Je t’ai laissée partir seule en terminale ! On ne pouvait pas se passer de moi en première ! Les images d’une fille enjouée, drôle, innovante et passablement paresseuse resurgirent, à la mémoire de Nathalie, avec leur cortège d’émotions. — Crista ! Mon Dieu… mais oui ! Ça alors ! Mais, dis donc, ça fait trente ans ! s’exclama-t-elle. Tu étais très brune à l’époque ! Voilà pourquoi je ne t’avais pas reconnue ! On s’embrasse, non ? Comme souvent, lors de lointaines retrouvailles, ce sont d’infimes détails qui alimentent les prémices d’une conversation. Les deux anciennes amies n’échappèrent pas à cette règle. — Tu te rappelles les versions latines ? exulta Crista. Tu me laissais tricher sur toi ! Et l’année suivante, quand je me suis retrouvée en carafe, le prof n’a pas compris pourquoi je passais d’une moyenne de 15 à un piètre 6 ! C’est marrant ! Qu’est-ce qu’on a pu rigoler ! Quand je vais raconter ça à Marie, elle ne va pas le croire ! — Marie… reprit l’autre. Marie Le Gallois ? Tu la revois ? Sans blague ! — Bien sûr ! Elle est revenue s’installer à Quimper après son divorce et je l’ai retrouvée sur le site Les copains d’alors. Depuis, on se fait une petite soirée tous les samedis ! — Ah bon ? C’est quoi ce site ? Crista considéra son ancienne amie avec l’attention incrédule d’un entomologiste découvrant une nouvelle espèce de mouches dans son propre jardin. — Comment ça ? Tu ne connais pas ? Tu ne vas jamais sur les réseaux sociaux ? Ah ! ajouta-t-elle avec une pointe d’embarras dans la voix, tu ne t’es pas encore mise à l’informatique ? C’est assez facile, tu sais ! Un peu vexée qu’on la taxe d’ignorance sévère, Nathalie haussa les épaules. — Je ne suis pas totalement nunuche, Crista ! Je me sers de mon ordi tous les jours, mais pour mon travail ! Crista rougit, à son tour gênée. — Je trouvais ça bizarre aussi, pour l’intello de la classe… C’est quoi ton job, au fait ? — Je suis prof de Lettres Classiques. Et toi ? — Peinteuse à la faïencerie Henriot. Finalement, c’est assez logique. On a choisi des métiers qui nous correspondaient ! Sauf que toi, tu aurais pu être prof de n’importe quelle matière ! Pour moi, c’était plus limité… Je n’étais bonne qu’en dessin ! À des regards appuyés ou des « Pardon ! » agacés, les deux femmes comprirent assez vite qu’elles gênaient le flux de la déambulation. Mais il était tout aussi frustrant de se quitter ainsi. Crista avait terminé son marché. Nathalie n’avait pas encore entamé le sien, mais elle proposa à son ancienne camarade de classe d’aller boire un café à la terrasse d’un bar. Elle reviendrait plus tard. Nathalie ignorait encore, à ce moment-là, que cette rencontre fortuite allait bouleverser le cours de sa vie… — Non, pour moi, ce sera un thé plutôt, avec un peu de lait, s’il vous plaît. Attablées à la terrasse du Café des Amis, les deux femmes continuaient leur conversation à bâtons rompus, abordaient un sujet, le délaissaient pour un autre, balayaient à grands coups toute une époque, comme si l’urgence était de rétablir le fil ténu de ce passé perdu. Christiane Le Moigne avait de tout temps détesté son prénom hérité de sa marraine et, depuis l’école primaire, s’était rebaptisée Crista. Nathalie apprit qu’elle aussi avait eu deux enfants, un garçon et une fille, mais que cette dernière était décédée d’une méningite foudroyante à l’âge de douze ans. Le mariage de Crista n’avait pas tenu bon après l’onde de choc de ce drame familial. Et parce qu’il ne pouvait plus supporter le témoin de son propre chagrin, son mari l’avait quittée pour s’évaporer dans les bras d’une jeunette. Mais Crista ne semblait pas être femme à s’apitoyer sur son propre sort. — Ne t’inquiète pas pour moi, Nat ! Je me venge de la vie tous les week-ends ou presque ! Je drague ! Autant que je peux ! Et rien que des petits jeunes ! — Hein ? fit Nathalie, mi-amusée par la candeur de cet aveu, mi-perplexe quant à la véracité de ces dires. Et, excuse-moi… sans vouloir te vexer, tu trouves ? — Bien sûr ! riposta Crista avec naturel. Je sais pertinemment que ma beauté n’est pas légendaire et que je ne gagnerais pas au concours de la poularde label rouge de l’année, mais, crois-moi, c’est sans souci ! Et ferme la bouche, Nat… Plein de tendrons ont peur des filles de leur âge parce qu’elles n’aspirent qu’à se caser ou qu’elles sont vénales quand ils ont du fric ! Moi, je n’attends rien d’eux qu’une nuit de tendresse ! Ils savent au départ que je ne m’attacherai pas à eux ! Ni eux à moi ! Pas question d’argent non plus, évidemment, entre nous ! Alors oui, je trouve, et sans problème ! Nathalie, qui avait fini par refermer une bouche médusée, la rouvrit, curieuse, cette fois. — Mais, rassure-moi, Crista… Quand tu dis jeune… c’est jeune à quel point ? — Hep ! Attends ! Que vas-tu croire ? Je ne suis pas non plus une bonne d’enfants ! Mon territoire de chasse n’est pas une cour de récré ! Non ! Disons… entre vingt-sept et trente-cinq ans… — Mais les plus jeunes pourraient être tes fils ! rétorqua Nathalie. — Certes, à la différence qu’ils ne le sont pas ! L’argument proféré du tac au tac avait un certain poids. Plus par curiosité que par un souci moralisateur, Nathalie poursuivit le débat comme s’il se fût agi d’une enquête sociologique. — Tu parlais de tendresse, Crista. Pourquoi ne recherches-tu pas alors un compagnon de notre âge, sur lequel tu pourrais compter et avec qui tu serais sur la même longueur d’onde ? — Ah non ! Tu ne vas pas me parler d’amour ! gloussa la rousse d’une mimique dégoûtée. J’ai déjà donné dans la princesse qui embrasse un crapaud ! Le mien ne s’est pas transformé en prince charmant ! Il est resté crapaud et, qui plus est, m’a refilé de l’urticaire ! Je n’ai aucune envie de “pénéloper” auprès d’un homme le reste de ma vie, d’attendre son bon-vouloir ! Et puis, entre nous, réponds-moi franchement, ajouta-t-elle en se penchant vers son amie, sur le ton de la confidence, que préférerais-tu caresser : des tablettes de chocolat ou un fût de bière ? Nathalie rit de bon cœur. Elle retrouvait avec plaisir la Crista de son adolescence, libre et un tantinet insolente. Quand son amie l’interrogea à son tour sur son propre passé amoureux, Nathalie se rendit compte qu’elle n’avait rien à raconter. Parce qu’elle n’avait rien vécu. Néanmoins, comme elle désirait aussi prolonger cet instant joyeux d’une complicité retrouvée, elle choisit d’adopter le ton badin de la sémillante rousse pour lui dire ce “rien”. — Oh, moi, tu sais… je surnommais en secret Georges, mon mari, « Sang chaud passa » ! Tu vois le genre ! Notre alcôve était aussi torride que le discours inaugural des Comices Agricoles de Pont-Croix… Crista considéra son amie avec une sorte de pitié métissée de commisération. — Et, te connaissant, dit-elle de la voix d’un croque-mort à qui on aurait volé son client, je suppose que tu n’as même pas eu d’amants ? — Ben non, avoua Nathalie. Pourquoi se compliquer la vie inutilement ? Crista Le Moigne émit un profond soupir et lui tapota la main. — Ma pauvre petite ! Ton cas est presque désespéré, mais ce bon docteur Le Moigne va te trouver un remède ! Ce qu’il te faut, c’est un grand gars tout simple, pas compliqué, à utiliser à doses homéopathiques ! Nathalie, qui buvait une gorgée de café, faillit s’étrangler. — Ah non, merci ! Garde pour toi ton panier de petits jeunes ! Je ne voudrais te priver en aucune façon ! — Écoute-moi, ma belle ! Nous avons toutes les deux quarante-sept ans. Combien de joyeuses années nous reste-t-il ? Quant à moi, mon horloge biologique s’est mise en mode trotteuse et mon téléphone intérieur en mode vibreur ! Et je ne te raconte pas quand tout sonne en même temps ! — Heureuse nature ! la complimenta l’autre. Un faux air printanier butinait la capitale cornouaillaise ce matin-là, donnant aux uns de l’esprit, aux autres, les badauds, une démarche plus souple. Appuyé contre le mur des Halles, un Ivoirien, en tenue traditionnelle, proposait tam-tams, statues de guerriers ou d’éléphants, boubous, colliers ou sacs de cuir brut, sur une natte posée à même le sol. À ses côtés, un bouquiniste, assis sur un siège pliant, ne levait pas les yeux d’un livre ouvert sur ses genoux. Technique commerciale toute particulière car, lorsqu’un promeneur intéressé lui posait une question, l’homme, le regard toujours rivé sur sa lecture, levait le bras comme pour lui demander d’attendre qu’il eût fini son chapitre. Au moins, on ne pouvait pas lui reprocher de ne pas aimer ce qu’il était supposé vendre. Le regard de Nathalie se perdit au loin sur les quais, au-delà de la rivière, l’Odet, sur le mont Frugy qui bornait la vue. Boisé d’arbres caducs, l’on y sentait le frissonnement du printemps. Les lacis de branches dénudées se poudraient de ce vert tendre impossible encore à remarquer si on les avait observées de près. Impressionnisme d’une nature en marche dont on aurait photographié l’aura. Juste un balbutiement. Tandis que son amie poursuivait sa joyeuse péroraison, Nathalie se fit la réflexion que Quimper était une ville faite pour elle. En tant que professeur de Latin, d’abord. À l’image de Rome, toutes proportions gardées, elle avait été bâtie au centre de sept collines. En tant que femme aussi… Ces sept sentinelles sauraient la protéger des agressions extérieures… — Alors, qu’en penses-tu ? Ça te dit ? Rappelée à l’ordre, Nathalie émit un « euh… » d’élève arraché à sa torpeur lunaire. — Puisque tu n’as rien à faire de particulier cet après-midi, on partage nos provisions et on se fait une petite dînette ? Chez toi ou chez moi ? — Chez moi, si ça ne te dérange pas. J’ai juste une furieuse envie d’huîtres ! On passe aux Halles et je t’amène dans mon palais ?
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