Chapitre II-2

2008 Words
Nathalie trouva très vite le responsable de la saillie qui visait Léo. Il fut d’ailleurs dénoncé par son voisin de table… Le Mallon, incriminé, dut faire des excuses publiques à son camarade. La réaction du jeune Léo, qui aurait pu paraître déconcertante aux yeux d’aucuns, ne surprit pas son professeur. Au lieu de lui savoir gré de l’avoir défendu, mû par un instinct grégaire, il prit le parti des rieurs et se rangea du côté de ses “bourreaux”. Dans le reflet des luminaires, alors qu’elle tournait le dos, Nathalie s’aperçut que le jeune garçon lui tirait la langue. Étant donné que pas un élève ne bronchait, elle se dit que son petit discours n’avait pas été vain et que Léo réintégrait naturellement la communauté. Jusqu’à la fois prochaine… Elle ne formula donc aucune remarque sur le sujet et fit semblant de rien. Puis, il fallut bien reprendre le cours de l’interrogation écrite. Mais le problème de l’oubli de Léo demeurait entier. — Qui veut bien que j’explique à nouveau ce que sont les mots d’une même famille, pour Léo et pour d’autres, sans doute ? La plupart des élèves levèrent le doigt. Mais Virginie, la voisine de table de Léo, demeura intraitable sur le sujet. C’était une fillette aussi brillante qu’exaspérante. — Sûrement pas, Madame ! Il n’avait qu’à apprendre sa leçon ! — Mais on peut aussi l’aider, un peu, non ? Ça ne t’enlève rien à toi, insista le prof. — Si, et c’est tout à fait injuste ! Moi, j’ai fait l’effort de connaître ma leçon. Pas lui ! Joué, perdu ! S’il a la moyenne parce que vous l’aurez aidé, alors que moi, je n’aurai peut-être qu’un 18 ou un 19 parce que vous m’enlèverez un point ou deux pour une faute commise, j’estime que c’est tout à fait anormal ! — Oh, Virginie, là, tu charries ! s’exclama l’une de ses camarades. Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu chiales quand on te rend un 18 ! Qu’est-ce qu’on devrait dire, nous ? Le professeur de Lettres Classiques assuma son choix. — Eh bien, puisque dans cette classe, je suis le seul maître à bord et la seule à décider, Léo, deux mots de la même famille sont deux mots qui ont le même radical, la même racine, comme “chien” et “canicule” dont on a vu l’exemple l’autre jour, qui viennent du mot latin canis. Donc, dans chaque exercice, tu dois barrer le mot intrus, celui qui n’est pas de la même famille que tous les autres. Le regard du garçon pétilla, mais d’autres s’assombrirent… — Ah bon, M’dame ? C’est pas comme “joli” et “beau” ? — Non, Daphné, là, tu me donnes un exemple de synonymes ! Mais vous n’êtes pas trop tard pour corriger vos erreurs. Il vous reste un quart d’heure ! Le travail reprit dans une atmosphère laborieuse. Seule la blonde Virginie mâchait sa rancœur. Du coin de l’œil, Nathalie l’observait. La fillette avait terminé son devoir et évitait consciencieusement le regard de son professeur. Elle boudait de façon ostentatoire. L’enseignante paria avec elle-même que, dès le lendemain, elle aurait une demande de rendez-vous de l’un ou l’autre de ses parents. Sans doute des deux, du reste… Elle les avait déjà rencontrés deux fois, et ils prendraient la défense de leur enfant-roi. « Deux mondes côte à côte », songea-t-elle en constatant avec plaisir que son voisin immédiat continuait à écrire. Virginie, fille unique d’un couple de magistrats quimpérois ; Léo, benjamin d’une fratrie de trois enfants et fils d’une aide-soignante qui élevait seule ses gosses et n’avait d’autre choix que de travailler la nuit. Les aînés, plus âgés, avaient quitté le foyer et Léo, trop souvent seul, n’était guère stimulé lorsqu’il rentrait chez lui. Oublieux de ses devoirs, il préférait la facilité des jeux vidéo. Oui, deux mondes opposés, dont l’unique chance de rencontre et de partage restait le collège… Et c’était déjà si difficile ! La sonnerie retentit et le professeur ramassa les copies. * Ses élèves de cinquième avaient quitté la salle. Nathalie disposait d’une heure de liberté avant la reprise de ses deux autres cours de la matinée. Elle ouvrit son cartable et en sortit trois paquets de copies. Am stram gram ! C’est-toi-que-je-cor-ri-ge-rai-en-pre-mier ! Son doigt s’arrêta sur le paquet des explications de texte des troisièmes. Le sort en avait décidé ainsi. Elle soupira et décapuchonna son stylo rouge. Vingt minutes plus tard, elle terminait la correction de la deuxième copie du brevet blanc quand, en additionnant quarts de point, demi-points et points, elle se sentit déjà accablée. Elle rêvassa sur son petit calcul mental : 10 fois 28… 280 ; à diviser par 60… Il lui faudrait près de cinq heures pour arriver à bout de l’ennemi… Elle aurait dû choisir un tas plus encourageant… La joue appuyée contre son poing, elle entra, elle aussi, dans la contemplation du petit pan de ciel bleu. Sa gaîté azurée l’attirait, comme tout à l’heure le jeune Léo… Dès qu’elle se fit cette réflexion, Nathalie Nicette se redressa, prise en flagrant délit de fainéantise. Elle se morigéna à haute voix : — Allez, Nath ! On y va et on y croit ! Ce qui est fait n’est plus à faire ! Elle reprit son pensum. La copie suivante était illisible et, pour cette raison, elle la glissa entre les dernières. À voir, plus tard, quand la motivation reviendrait. Elle feuilleta son paquet et en choisit une autre, celle d’une très bonne élève. Mais lorsqu’elle s’aperçut que cette dernière avait noirci deux copies au lieu d’une, elle ne se sentit pas la force d’en commencer la lecture. Par dépit, l’enseignante tenta la tactique inverse et sortit du paquet le devoir d’un élève en difficulté. La copie respirait ! Que d’espaces d’une blancheur immaculée ! Comme le garçon n’avait répondu qu’à une question sur trois et qu’il n’était pas prolixe dans ses explications, elle ne mit que quatre minutes, l’œil rivé sur l’horloge, pour rendre son verdict. Cette méthode s’avérant efficace, Nathalie l’adopta. Néanmoins, l’optimisme du professeur se mua très vite, au bout de deux copies, en un réel découragement métissé d’agacement. Questions simples. Réponses à côté de la plaque. Les élèves n’avaient rien retenu d’une leçon pourtant rabâchée ! C’était consternant… Voulant se ménager pour le cours suivant, Nathalie arrêta là ses velléités de correction et décida qu’elle avait besoin, elle aussi, d’un petit moment récréatif ; elle se récompensait pour un week-end exclusivement consacré à son travail. Elle rejoignit donc l’un des bureaux jouxtant la salle des profs et équipés d’ordinateurs. La pièce était déjà occupée par deux collègues. Restait une place qu’elle prit non sans une once de remords. Un rapide coup d’œil sur les écrans déjà allumés la renseigna sur l’activité studieuse de ses voisins. Un peu gênée tout de même, elle se connecta à Fakesbox. C’était idiot, elle le savait, mais elle avait hâte de voir si « Thitrobaud » avait répondu à son message, envoyé le matin même, à six heures. Si, un mois auparavant, quelqu’un lui avait prédit qu’elle passerait le plus clair de son temps libre sur les réseaux sociaux, Nathalie lui aurait ri au nez. La sage enseignante qu’elle était aussi avait alors des idées arrêtées et préconçues sur ce type d’activités, réservées, selon elle, aux jeunes ou aux adultes décérébrés qui n’avaient jamais tenu, de leur vie, un livre entre les mains. Seulement voilà ! Sa rencontre fortuite avec Crista, un samedi matin sur la place du marché, avait bouleversé son quotidien. Quand elle avait invité son amie d’adolescence à déjeuner chez elle, cette dernière avait fait fondre sa résistance de femme-bien-pensante-droite-dans-ses-bottes. L’enthousiasme et la joie de vivre de Crista avaient eu raison de ses réticences. La pétulante rousse l’avait inscrite sur Fakesbox et lui avait proposé bon nombre de ses “amis” sûrs. Depuis lors, Nathalie avait enrichi son panel et comptait 388 “amis” dont elle ignorait, pour la plupart, l’existence, quelques semaines plus tôt, et qu’elle n’avait jamais rencontrés. Thitrobaud comptait parmi eux. Au départ, l’enseignante s’était méfiée de son pseudo. Cet homme-là devait avoir une haute opinion de son physique ! Mais au fil des conversations à l’aveugle – Thibaud avait pour photo de profil l’image d’un phare perdu en mer – Nathalie s’était aperçue qu’au contraire, son ego était bien écorné. — Nath ! Tu as rempli tes bulletins ? Je ne pige rien à ce nouveau logiciel ! Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ! Où est-ce que je peux voir les résultats du premier trimestre des élèves ? Il n’y a que des flèches qui montent ou qui descendent pour marquer les progrès ou les baisses ! C’est d’un chiant ! La voisine de droite du professeur d’EPS s’insurgea : — Tu n’es pas obligé d’avoir un vocabulaire de charretier, Yvon ! Après, on s’étonne que les élèves s’expriment mal ! Yvon Lébergé tourna ostensiblement la tête de gauche à droite. — Tu vois où des élèves, là, Camomille ? — N’écorche pas mon prénom, s’il te plaît ! rétorqua Camille, acerbe. Tu as passé l’âge de ces blagues de potache ! — Excuse-moi, c’est rapport à ma dyslexie, poursuivit le plaisantin. Dès que tu parles, je sens monter en moi une certaine somnolence… Tu vois que tu me fais de l’effet ! Je suis tilleul-menthe attiré par toi ! Si Nathalie Nicette réprima un fou rire en se levant pour aller aider son collègue d’EPS, la sévère Camille, aussi boute-en-train qu’un camion de CRS avant une intervention, rougit sous l’affront à peine voilé. — Et tu te crois spirituel, qui plus est ! Humour de prof de sport, je suppute ? — Sous-p**e, sous-p**e, ma chérie, ne désarma pas l’autre. Et ouvre tes chakras, tu vas en avoir besoin ! Allez ! Respire un bon coup ! Revenue à son poste, Nathalie ne jugea pas opportun d’intervenir. Yvon Lébergé était de taille à se défendre. Quant à Camille, malgré sa jeunesse et son manque de fantaisie, elle avait une haute opinion d’elle-même et drainait dans son sillage les stagiaires inexpérimentés et autres collègues un peu effacés. Elle n’était pas seule, au sein du collège. Et pour lui rendre justice, ses qualités pédagogiques étaient aussi bien saluées par les parents d’élèves que par ses rapports d’inspection. Bourreau de travail, elle cherchait, innovait en matière de pédagogie et ne semblait vibrer que pour l’Éducation nationale. Un jeune dinosaure, quoi ! Nathalie lut ses nouveaux messages sur Fakesbox et constata, un peu déçue, que Thitrobaud ne lui avait pas encore répondu. Une jeune femme, de la région lyonnaise, fort sympathique au demeurant, lui envoya un mot en privé alors qu’elle s’apprêtait à se déconnecter : « Milène R : — Coucou ! Excuse-moi de te déranger, mais j’ai une lettre importante à écrire pour du boulot. Comme tu es prof, j’en profite un peu ! Lol ! Qu’est-ce qu’il faut dire ? Je vous serai grée ou je vous saurai grée ? J’ai oublié tous ces trucs ! » Le professeur de Lettres Classiques ne se contenta pas de répondre bêtement à la demande de la vendeuse en parfumerie mais lui expliqua son choix. Occupée à taper son texte, Nathalie ne se rendit pas compte que Camille passait derrière elle pour récupérer un document qu’elle venait d’imprimer. — Tiens ? On peut se connecter du collège aux réseaux sociaux ? C’est inimaginable, ça ! lança-t-elle non sans un certain dédain. Nathalie, confuse, n’eut pas le temps de trouver une parade que son collègue d’EPS venait à sa rescousse. Il se retourna vers le Saint-Just de l’établissement. — Seulement de cette pièce, Camille. Les élèves n’y ont pas accès ! — Encore heureux ! Il ne manquerait plus que ça ! Déjà que les ados ont pour prothèse leur téléphone portable ; si nous, adultes responsables, commençons à nous y mettre, où allons-nous ? Yvon Lébergé inspira une longue bouffée d’air. Il était clair que sa soupape de sécurité donnait des signes de faiblesse. — Écoute-moi bien, Camille, fit-il d’un ton qu’il parvenait à maîtriser. Te dire que tu m’es extrêmement sympathique serait parler par antiphrase… Tu vois que malgré mes biscottos de prof de plein air, je sais causer comme toi… Mais peu importe ! Nous ne sommes pas là pour nous aimer, seulement pour bosser ensemble, en toute intelligence. Alors voilà… Tu vas arrêter de nous faire tous ch… Qu’est-ce que ça peut te foutre que Nat, durant sa pause, aille sur Fakesbox ? En quoi ça te regarde ? Elle fait son boulot aussi bien que toi, non ? Alors, “dorénaprès”, tu vas fermer ta grande trappe de donneuse de leçons ! Quel âge tu as ? Une petite trentaine, à tout casser ? Eh ben, figure-toi, je n’arrive pas à m’imaginer, mais alors pas du tout, que tu aies pu un jour être môme ! — Chut, Yvon ! balbutia Nathalie. Désolée d’être à l’origine de cette querelle. C’est de ma faute, laisse tomber… — Pas question ! répliqua l’autre, péremptoire. Camille, raide comme la justice, affrontait sans sourciller, le front marmoréen, son collègue. Sur son visage figé, seules ses narines palpitaient. — … Déjà, tout à l’heure, la façon dont elle a traité Martin a été inadmissible, poursuivit-il en prenant Nathalie à témoin. Elle se juge sans doute plus compétente que nous, proches de la retraite – je ne parle pas de toi, Nat – mais ce n’est qu’une… péronnelle ! Pourquoi ce mot suranné lui était-il venu spontanément à l’esprit ? Sans doute aurait-il été, lui-même, incapable d’y répondre. Toujours est-il qu’une froide colère déformait les jolis traits de Camille. D’un geste rageur, elle arracha ses feuilles du bac de l’imprimante puis pointa l’index vers celui qui venait de l’humilier. — Toi, je te le jure, tu vas me le payer ! J’informe immédiatement la hiérarchie de ton attitude inadmissible ! — Informe ! Informe, ma belle Camomille ! Penses-tu que tu me fais peur ? L’enseignante haussa les épaules et sortit en claquant la porte. Nathalie s’était détournée de son clavier, soucieuse. Yvon Lébergé, pris d’un fou rire, s’essuyait les yeux du revers de la main.
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