Dans l’intervalle la Colonie du Cap, malgré ces scissions, était fort prospère, et sa population, composée d’Anglais, d’Allemands et de Hollandais, se montait en 1870 à plus de deux cent mille âmes, les Hollandais étant encore quelque peu les plus nombreux. Selon la libérale politique coloniale de la Grande-Bretagne le moment était venu de couper les liens et de confier à cette jeune nation la conduite de ses propres affaires. En 1872 elle acquit le droit de constituer un gouvernement absolument autonome, car si le gouverneur, représentant la Reine, conservait le droit de veto il ne l’exerçait jamais. D’après ce système la majorité hollandaise de la colonie pouvait porter ses propres représentants au pouvoir, et administrer le gouvernement à la hollandaise, et c’est en effet ce qu’elle fit. Le droit hollandais avait été déjà rétabli et la langue hollandaise reconnue pari passu avec l’anglais, langue officielle du pays. Ce fut la libéralité extrême de ces mesures et la façon inflexible dont elles ont été appliquées, quelque désagréable qu’une telle législation pût paraître aux Anglais, qui expliquent le vif ressentiment provoqué dans la Colonie du Cap par le traitement tyrannique des colons anglais au Transvaal. Au moment même où les Boers refusaient d’accorder aux Anglais le suffrage municipal, dans une ville bâtie par les Anglais, c’était une administration hollandaise qui gouvernait les Anglais dans la colonie anglaise voisine.
La vie des bourgeois (burghers) de la république du Transvaal durant les vingt-cinq années qui suivirent la convention de la Rivière au Sable fut énergique et tumultueuse. Ils étaient sans cesse Occupés à se battre avec les noirs et quelquefois entre eux, et à attaquer de temps à autre la petite république hollandaise au midi. Le résultat fut une désorganisation inévitable. Les bourgeois refusaient de payer les impôts et le trésor était vide. Au nord ils étaient menacés par une féroce tribu cafre et à l’est par les Zulus. Ce serait exagérer que d’affirmer que l’intervention ; britannique sauva les Boers, car on ne saurait lire leur histoire militaire sans être convaincu qu’ils étaient assez forts pour se mesurer et avec les Zulus et avec Sekukuni. Mais assurément une formidable invasion se préparait, et les fermes clairsemées étaient aussi exposées aux attaques des Cafres que les demeures de nos fermiers dans les colonies américaines quand les Peaux-Rouges partaient en guerre. Sir Theophilus Shepstone, le commissaire britannique, après une enquête qui dura trois mois, trancha toutes les questions en annexant formellement le pays. Le fait qu’il en prit possession avec une troupe de vingt-cinq hommes seulement prouve qu’il était convaincu que nulle résistance armée n’était à craindre. Ainsi donc, en 1877 la convention de la Rivière au Sable était détruite et un nouveau chapitre de l’histoire de l’Afrique australe commençait.
Il ne paraît pas que l’annexation provoqua de ressentiment à cette époque. Les habitants étaient accablés d’ennuis et las de la lutte. Le président Burgers protesta formellement et s’établit dans la Colonie du Cap, où il reçut une pension du gouvernement britannique. Un mémoire contre la mesure fut signé par la majorité des Boers, mais la minorité était nombreuse. Kruger lui-même accepta un poste et un traitement du gouvernement. Tout semblait promettre que cette population, pourvu qu’elle fût gouvernée avec tact, demeurerait paisible sous le drapeau anglais. Mais l’Empire a toujours eu mauvaise chance dans l’Afrique du Sud, et jamais cette chance ne fut pire qu’à cette époque. Les promesses faites ne furent point immédiatement remplies, non par mauvaise foi, mais uniquement par préoccupation et délais forcés. Si les habitants du Transvaal s’étaient donné la peine d’attendre, ils auraient eu leur Volksraad et tout ce qu’ils réclamaient ; mais, avant de remplir ses promesses, le gouvernement britannique avait plusieurs autres affaires locales à redresser : il lui fallait détruire Sekukuni et briser les Zulus. Le retard excita de vifs ressentiments, et, de plus, nous eûmes la main malheureuse dans le choix que nous fîmes d’un gouverneur. Les bourgeois sont de simples gens qui aiment à boire de temps à autre une tasse de café avec le malheureux chargé de les administrer. Les 7 500 francs (300 livres sterling) d’argent pour le café alloués par le Transvaal au président ne sont nullement un simulacre. Un sage administrateur se fût plié aux habitudes sociales et démocratiques du peuple. C’est ce que ne firent ni Sir Theophilus Shepstone ni Sir Owen Lanyon. Pas de Volksraad ! et pas de café ! aussi le mécontentement s’accrut rapidement parmi la population. En trois ans les Anglais avaient dispersé les deux hordes sauvages qui avaient menacé le pays, et de plus ils avaient rétabli les finances ; les raisons qui avaient porté tant de bourgeois à favoriser l’annexation se trouvaient être affaiblies par la puissance même qui avait le plus d’intérêt à les maintenir.
On ne saurait trop insister sur le fait qu’en annexant le pays – évènement qui fut le point de départ de toutes nos difficultés – la Grande-Bretagne, bien qu’elle se soit peut-être trompée, n’avait, et ne pouvait avoir, aucun projet égoïste. À cette époque les mines de la Rand n’existaient pas, et le pays n’offrait rien qui pût tenter les plus avaricieux. Ce que nous acquîmes à ce moment-là fut un trésor vide et deux guerres coûteuses contre les noirs. L’Angleterre était convaincue que le pays était trop désorganisé pour se gouverner, que sa faiblesse devenait un scandale et qu’il était dangereux pour ses voisins et soi-même. Il n’y eut rien de sordide dans les mesures prises par l’Angleterre ; il se peut qu’elles furent prématurées et peu sages, mais il y a lieu de croire que, si elles eussent été renvoyées, la majorité des habitants eût bientôt réclamé leur exécution.
Au mois de décembre 1880 les Boers se soulèvent. Toutes les fermes envoyèrent des tirailleurs, et le rendez-vous était l’extérieur du fort anglais le plus proche. Sur toute l’étendue des terres de petits détachements furent entourés et assiégés par les fermiers. Standerton, Pretoria, Potchefstroom, Lydenburg, Wakkerstroom, Rustenburg et Marabastad furent tous investis, et tous tinrent bon jusqu’à la fin de la guerre. La fortune fut moins favorable aux Anglais en rase campagne. À Bronkhorst Spruit un petit nombre d’Anglais furent surpris et fusillés sans que leurs adversaires perdissent un seul homme. Le chirurgien qui soigna les blessés a rapporté que chaque homme avait une moyenne de cinq blessures. À Laing’s Neck les Anglais, inférieurs en nombre, essayèrent d’enlever une colline qui était aux mains des tirailleurs boers. La moitié des Anglais furent tués ou blessés. À Ingogo la victoire resta indécise, mais les pertes anglaises surpassèrent celles de l’ennemi. Finalement eut lieu la défaite de Majuba Hill, où quatre cents fantassins postés sur une montagne furent battus et balayés par une nuée de tirailleurs qui s’avancèrent sous le couvert des roches. Pas un seul de ces engagements ne fut autre chose qu’une escarmouche, et s’ils eussent été suivis d’une dernière victoire anglaise ils seraient presque complètement oubliés aujourd’hui. C’est le fait que ces escarmouches furent heureuses qui leur a attribué une importance exagérée.
La défaite de Majuba Hill fut suivie de la capitulation complète du gouvernement de M. Gladstone, action qui peut être envisagée comme étant la plus pusillanime ou la plus magnanime des temps contemporains. Il est dur au plus fort de battre en retraite avant que le plus faible n’ait frappé un seul coup, mais c’est encore plus dur quand le plus fort a été abattu par trois fois. Une armée anglaise capable d’écraser l’ennemi tenait la campagne, et le général qui la commandait déclara qu’il tenait l’ennemi à la gorge. Cependant les calculs des militaires anglais ont été plus d’une fois faussés par ces fermiers, et il se peut que la tâche de Wood et de Roberts se fût trouvée être plus difficile qu’ils ne le croyaient, mais en théorie du moins il semblait en effet qu’ils pouvaient écraser l’ennemi sans difficulté. La nation anglaise en était convaincue et néanmoins elle consentit à ne point frapper. Exception faite des politiques, le motif qui porta la nation à suivre cette ligne de conduite, était incontestablement un motif chrétien et moral. Elle était convaincue que l’annexation du Transvaal avait été évidemment injuste, que les fermiers avaient droit à la liberté pour laquelle ils combattaient, et qu’il était indigne d’une grande nation de continuer une guerre injuste simplement pour prendre une revanche militaire. Telles furent les raisons qui portèrent le peuple anglais à approuver l’action du gouvernement. C’était le comble de l’idéalisme, mais les résultats n’ont pas été de nature à encourager la répétition d’une telle mesure.
Le 5 mars 1881, fut conclu un armistice, suivi de la signature de la paix le 23 du même mois. Le gouvernement, après avoir cédé à la force ce qu’il avait maintes fois refusé à des demandes amicales, introduisit une malencontreuse transaction dans le règlement de l’affaire. Si l’administration cherchait à poursuivre une politique d’idéalisme et de moralité chrétienne elle devait aller jusqu’au bout. Si l’annexation avait été injuste, il était clair que le Transvaal devait être rétabli précisément dans le même état qu’avant l’annexation, tel qu’il avait été établi par la Convention de la Rivière au Sable. Mais pour une raison quelconque le gouvernement repoussa cette conclusion logique. Il subtilisa et marchanda si bien qu’on fit du Transvaal une chose inconnue jusqu’alors ; une république qui formait partie d’une monarchie, qui traitait avec le gouvernement britannique par l’entremise du ministère des Colonies, et qui était comprise sous l’en-tête « Colonies », dans les colonnes du Times. Il était autonome, et néanmoins sujet à une vague suzeraineté dont personne n’a jamais pu définir les bornes. Bref, et par ce qu’elle contenait et par ce qu’elle ne contenait pas, la Convention de Prétoria prouve que nos affaires politiques, en cette malheureuse année 1881, furent aussi mal administrées que nos affaires militaires.
Dès le début il fut parfaitement clair qu’une convention si illogique et si bourrée de sujets de disputes ne pouvait en aucune façon régler définitivement les choses, et le fait est que les signatures étaient à peine sèches que déjà une demande de révision se formulait. Les Boers croyaient, et avec raison, qu’ayant été reconnus victorieux ils avaient le droit de jouir de tous les fruits de la victoire. D’autre part l’allégeance des colons anglais était fortement éprouvée. La fière race anglo-celte n’est point accoutumée à se voir humilier, et pourtant ces colons, grâce à la politique du gouvernement anglais, se virent transformés en membres d’une race vaincue. Il est bel et bien pour le citoyen de Londres de consoler son orgueil blessé en se flattant qu’il a agi avec magnanimité, mais tout autre était le cas des colons anglais à Durban et à Cape-Town, qui se virent humiliés devant leurs voisins les Hollandais, sans faute de leur part et sans y avoir consenti. Ceci excita un dangereux ressentiment, qui eût peut-être disparu si le Transvaal avait accepté raccord fait avec la même générosité qui l’avait dicté ; mais ce ressentiment devint de plus en plus dangereux lorsque pendant dix-huit années nos compatriotes virent, ou crurent voir, que chaque concession entraînait toujours une nouvelle réclamation, et que les Républiques hollandaises visaient non seulement à l’égalité mais à la supériorité dans l’Afrique australe. M. le professeur Bryce, critique ami, après avoir étudié la question et le pays sur les lieux, a déclaré que les Boers étaient convaincus que nous agîmes non par générosité et humanité, mais simplement par crainte. Et comme les Boers aiment leur franc-parler, ils communiquèrent leurs idées à leurs voisins. Il n’est donc point étonnant que l’Afrique du Sud ait toujours été agitée depuis lors, et que l’Africander anglais ait attendu avec un feu d’impatience inconnu en Angleterre l’heure de la revanche.
Après la guerre le gouvernement du Transvaal fut confié à un triumvirat, mais un an plus tard Kruger devenait président et continuait à l’être pendant dix-huit ans. Sa carrière présidentielle prouve la sagesse de cette excellente règle non-écrite de la Constitution des États-Unis qui borne la durée de la présidence. L’homme qui détient le pouvoir pendant une demi-génération devient inévitablement un autocrate. Le vieux président a dit lui-même, dans son langage simple mais malin, que lorsqu’on a trouvé un bon bœuf pour chef de file, il ne faut pas s’en défaire. Mais quelque bon que soit le bœuf, si on le laisse faire à sa tête il se peut qu’il entraîne l’attelage dans un pas dangereux. Pendant trois ans le petit État du Transvaal fit preuve d’une violente activité. Son territoire étant plus grand que celui de la France et sa population ne dépassant pas cinquante mille âmes, on était fondé à croire que les habitants y avaient suffisamment d’espace sans être refoulés les uns sur les autres. Mais les bourgeois (burghers) débordèrent les frontières de tous côtés. Le président s’écria qu’on l’avait renfermé dans un kraal et il s’ingéniait à trouver de nouvelles issues. On projeta un grand trek (émigration) vers le nord, mais heureusement il n’aboutit pas. À l’est on envahit le Zululand, et l’on réussit, malgré le fait que les Anglais étaient établis dans le pays, à enlever un tiers du territoire, qui fut annexé au Transvaal. À l’ouest, violant le traité signé trois ans auparavant, on envahit le Bechuanaland et on établit deux nouvelles républiques, Goshen et Stellaland. La conduite des Boers fut si révoltante, qu’en 1884 la Grande-Bretagne se vit obligée d’envoyer une nouvelle expédition, sous le commandement de Sir Charles Warren, pour expulser les maraudeurs. On nous demandera peut-être pourquoi nous appelons ces gens des maraudeurs tandis que nous attribuons aux fondateurs de la Rhodésie le titre de pionniers. À quoi nous répondons que le Transvaal s’était engagé par traité à se maintenir dans certaines frontières, qui furent violées, tandis que lorsque les Anglais se répandirent au nord, ils ne violèrent aucun engagement. Le résultat de ces envahissements fut le dénouement de tous les drames qui se sont passés dans l’Afrique australe. Encore une fois on tira la bourse de la poche du malheureux contribuable, et l’on dépensa quelque vingt-cinq millions de francs pour subvenir aux frais de l’établissement d’une gendarmerie qu’il fallut maintenir pour réprimer les violateurs de traités. Voilà ce qu’il ne faut point oublier quand on cherche à établir les dommages moraux et matériels que souffrit le Transvaal par suite de l’invasion Jameson.
En 1884 une députation du Transvaal se rendit en Angleterre et réussit à faire substituer au traité de Prétoria, si mal rédigé, la Convention de Londres, plus mal rédigée encore. Tous les changements effectués favorisaient les Boers, et une seconde campagne victorieuse ne leur eût guère acquis plus que lord Derby leur accorda en pleine paix.
Le Transvaal s’intitula désormais République de l’Afrique du Sud, changement de mauvais augure qui faisait pressentir une politique d’expansion à l’avenir. Le contrôle de la Grande-Bretagne sur la politique étrangère de la République fut aussi relâché, quoique le droit de veto fût conservé. Mais le fait le plus important, qui fut la fertile cause des troubles prochains, fut une omission. Le mot suzeraineté est un terme vague ; mais en politique comme en théologie, plus une chose est vague, plus elle frappe l’imagination et plus elle excite les passions des hommes. Dans le préambule du premier traité la suzeraineté de la Grande-Bretagne était affirmée, mais il n’y avait pas un mot sur ce sujet dans le préambule du second traité. Cette suzeraineté était-elle ou non abrogée par ce fait ? Les Anglais maintiennent que les articles du traité furent seuls changés et que le préambule s’appliquait également aux deux traités. Ils insistent sur le fait que non seulement la suzeraineté de la Grande-Bretagne, mais encore l’Indépendance du Transvaal sont affirmées dans le préambule, et que logiquement si la suzeraineté était abolie, l’indépendance l’était aussi. De l’autre côté les Boers font remarquer que la seconde Convention est précédée d’un préambule qui semble logiquement remplacer le premier. Mais au fond cette discussion est oiseuse puisque, le Transvaal et la Grande-Bretagne reconnaissent que celle-ci conserva certains droits sur la faculté accordée à la République de conclure des traités, droits qui rangent la République dans une autre catégorie que celle des États absolument indépendants. Aux juristes internationaux à discuter académiquement si cette différence équivaut ou non à une suzeraineté. C’est le fait et non le mot qui importe.