CHAPITRE II
Les causes de la querelleL’existence des mines d’or dans le Transvaal était déjà connue, mais ce ne fut qu’en 1886 que l’on se rendit compte de la richesse extraordinaire des bancs qui se trouvaient à une trentaine de milles au sud de la capitale. Ce n’est pas que la proportion d’or dans le quartz soit remarquablement forte, ni que les filons soient d’une épaisseur extraordinaire ; ce qui constitue la singularité des mines de la Rand, c’est que, dans ces bancs, l’or se trouve réparti d’une façon si régulière que l’on peut compter sur une certitude qui ne se rencontre pas d’ordinaire dans cette industrie. Ce sont des carrières d’or plutôt que des mines, et, en outre, les bancs que l’on exploita d’abord à la surface se sont trouvés descendre à une profondeur énorme tout en conservant le même caractère qu’au niveau du sol. On a estimé, et cette appréciation est fort modeste, que la valeur de l’or contenu dans ces mines se monte à 17 500 000 000 de francs (700 000 000 de livres sterling).
Le résultat de cette découverte fut celui auquel on devait s’attendre. Une multitude d’aventuriers, dont les uns étaient bons et les autres parfaitement le contraire, s’abattit sur le pays. Certaines circonstances, cependant, tendaient à éloigner les gredins et les bandits qui se précipitent d’ordinaire sur les mines d’or nouvellement découvertes. Les mines d’or de la Rand n’étaient pas de nature à encourager des aventuriers travaillant pour leur propre compte, car pour les exploiter il fallait un outillage coûteux et de forts capitaux. Les directeurs, les ingénieurs, les mineurs, les experts, les marchands et les tiers qui vivent de l’industrie des autres, constituèrent la population dite des Uitlanders, population composée de toutes les races connues, mais que dominait la race anglo-celte. Les meilleurs ingénieurs étaient Américains, les meilleurs mineurs venaient du pays de Cornouailles, les meilleurs directeurs étaient Anglais, et ce fut l’Angleterre qui fournit les fonds pour l’exploitation des mines. Peu à peu, cependant, le chiffre des capitaux allemands et français s’accrut et il est probable qu’à présent les actions détenues par les Allemands et les Français équivalent en nombre à celles acquises par les Anglais. Bientôt la population des centres miniers s’augmenta et atteignit un chiffre égal à celui de la communauté boer tout entière. Cette population se composait pour la plupart d’hommes dans la force de l’âge et d’une intelligence et d’une énergie très supérieures.
La situation ainsi faite était extraordinaire. J’ai déjà essayé de la faire comprendre aux Américains, en supposant que les Hollandais établis dans l’État de New-York avaient émigré à l’ouest et fondé un État suprêmement hostile au progrès et aux Américains. Développons la parallèle et supposons que cet État c’était la Californie, et que les mines d’or qui s’y trouvent avaient attiré une nombreuse invasion de citoyens américains ; que ces citoyens étaient maltraités et surchargés d’impôts, et qu’ils faisaient retentir Washington de leurs plaintes et de leurs griefs ; c’eût été un cas analogue, et qui eût reproduit les rapports entre le Transvaal, les Uitlanders et le gouvernement britannique.
On ne saurait aucunement nier que les griefs des Uitlanders étaient lourds et fondés. Ce serait une tâche au-dessus des forces humaines d’énumérer tous leurs griefs, car la vie de ces malheureux était assombrie par l’injustice. Tous les mauvais traitements sans exception, qui avaient forcé les Boers à quitter la Colonie du Cap, furent infligés par eux aux Uitlanders ; et ce qui pouvait s’excuser en 1835 était monstrueux soixante ans plus tard. La simple vertu qui avait été le trait caractéristique des fermiers, disparut en présence de la tentation. Les Boers campagnards ne changèrent que peu ; quelques-uns ne changèrent pas du tout ; mais le gouvernement de Prétoria devint une oligarchie des plus corrompues, des plus vénales, et des plus incapables. Les fonctionnaires et les Hollandais accaparèrent les torrents d’or qui découlaient des mines, tandis que l’infortuné Uitlander, qui payait les neuf dixièmes des impôts, était tondu par tout le monde et se voyait rire au nez et insulter quand il s’efforçait d’obtenir le suffrage qui devait lui permettra de redresser les torts qui l’accablaient. Il ne se montra pas déraisonnable, au contraire, il fut patient jusqu’à l’humilité, ce qui est toujours le cas des capitaux menacés par les fusils. Mais la situation était intolérable, et après avoir essayé plusieurs fois d’obtenir des réformes par une agitation paisible et de nombreux humbles placets adressée au Volksraad, il finit par comprendre qu’on ne lui ferait jamais justice à moins qu’il ne réussît à forcer la main de ses oppresseurs.
Je n’essayerai point d’énumérer tous les griefs qui rendaient la vie des Uitlanders si amère, mais j’en résume les plus graves ainsi qu’il suit :
1° Ils étaient surchargés d’impôts et contribuaient sept huitièmes des revenus du pays. Le revenu de la République de l’Afrique du Sud qui, en 1886, époque de la première exploitation des mines d’or se montait à 3 850 000 francs (154 000 livres sterling) et en 1899 à 100 000 000 de francs (4 000 000 de livres sterling) ; et le pays, dans l’origine un des plus pauvres du monde, était devenu – grâce à l’industrie des nouveaux venus – un des plus riches, eu égard au chiffre de la population.
2° Malgré cette prospérité, qu’ils avaient créée, les Uitlanders étaient privés du droit de suffrage et n’avaient aucun moyen de contrôler la dépense des sommes énormes qu’ils contribuaient. On n’a jamais vu pareil exemple de contribuables privés du droit de suffrage.
3° Ils n’avaient aucune voix dans le choix ou la rétribution des fonctionnaires. Les pires sacripants étaient nommés à la direction absolue des plus riches affaires. La somme des traitements officiels s’élevait en 1899, à un chiffre équivalant à 1 000 francs par tête (40 livres sterling) de la population boer mâle tout entière.
4° Ils n’avaient aucune part à la direction de l’instruction publique. M. John Robinson, directeur général du conseil d’instruction publique à Johannesburg, a estimé que la somme allouée aux écoles uitlanders, se montait à 15 250 francs (650 livres sterling,) prélevée sur la somme de 1 575 000 francs (63 000 livres sterling) consacrée à l’instruction publique, ce qui fait deux francs quatre-vingt-dix centimes (1 schelling et dix pence) par tête et par an pour les enfants uitlanders et dix francs soixante-cinq centimes (8 schelling et 6 pence) par tête pour les enfants boers ; – les Uitlanders, comme toujours, payant les sept huitièmes du total premier.
5° Aucune part à l’administration municipale. Des charrettes à eau au lieu d’un service de tuyaux ; de sales seaux au lieu d’égouts ; une police corrompue et tyrannique, et une très forte proportion de morts dans une ville qui aurait dû être une station de santé, ville que les Uitlanders avaient bâtie eux-mêmes.
6° L’arbitraire imposé à la presse et aux droits d’assemblée publique.
7° Défense de servir comme juré.
8° Les intérêts miniers constamment tracassés par des lois vexantes. Sous ce chef sont compris de nombreux griefs dont les uns n’affectaient que les mines, tandis que d’autres portaient également sur tous les Uitlanders : le monopole de la dynamite, qui forçait les mineurs à payer un surcroît de 15 millions de francs (600 000 livres sterling) par an, pour un produit de qualité inférieure ; les lois sur la boisson, qui permettaient aux Cafres de s’enivrer sans cesse ; l’incapacité et les extorsions de la compagnie des chemins de fer de l’État ; la concession de nombreux monopoles à des particuliers sur des denrées de première nécessité, qui maintenaient les prix à un taux fixe élevé ; la formation autour de Johannesburg d’une ceinture d’octrois, dont la ville ne retirait aucun profit. Tels étaient quelques-uns des griefs économiques, soit graves, soit moins importants, qui se faisaient sentir dans toutes les affaires. Tels sont les griefs que M. W.T. Stead a déclaré n’être que « les petits bobos d’une poignée d’Anglais »
On peut se rendre compte, en parcourant l’état ci-dessous des traitements des fonctionnaires de l’État depuis l’ouverture des mines jusqu’au moment où la guerre fut déclarée, de la façon dont on suçait le sang des Uitlanders, et de la rapidité avec laquelle les fonctionnaires s’enrichissaient :
francs.liv. st. –– 18361 295 77551 83118872 477 07599 08318884 111 680164 46618896 241 025249 64118908 113 000324 52018918 322 200332 88818928 090 200323 608189391 031 875361 275189410 494 375419 775189514 251 175570 047189620 325 725813 029189724 923 975996 959189827 209 5501 080 382189930 409 8501 216 594Ce qui prouve, ainsi que l’a fait remarquer M. Fitz Patrick, que le budget des traitements était vingt-quatre fois plus fort qu’à l’époque de l’arrivée des Uitlanders, et cinq fois plus fort que le revenu tout entier du pays à cette époque.
Mais outre les griefs absolus dont ils souffraient, ces hommes, nés libres et partisans du progrès, et accoutumés à vivre sous des institutions libérales, ressentaient une irritation continuelle à l’idée d’être administrés despotiquement par un corps d’individus dont les uns étaient d’ignorants fanatiques, d’autres des bouffons, et qui presque tous se vendaient ouvertement et sans bonté. Dans l’affaire de la compagnie des chemins de fer Selati, sur vingt-cinq membres du Premier Volksraad, vingt et un furent publiquement et circonstanciellement accusés de s’être vendus, les détails les plus amples des sommes reçues, les dates auxquelles elles avaient été touchées et les noms des corrupteurs étant donnés. Sur cette liste infâme se trouvent les noms du vice-président Schalk Burger ; du vice-président d’alors ; d’Éloff, gendre de Kruger, et du secrétaire du Volksraad. Il paraît que chaque membre du pouvoir et de la législative était à vendre. C’est une mauvaise chose qu’une assemblée corrompue, mais quand ceux dont elle se compose sont en outre étroits d’esprit et fanatiques, il faut avouer qu’une telle assemblée devient intolérable. Voici quelques délicieux extraits des discussions dans les deux Raads qui permettront d’apprécier l’esprit et l’intelligence des gouvernants d’une des communautés les plus progressives du monde.
« Opposition faite à l’installation de boîtes à lettres bornes dans Prétoria parce qu’elles sont extravagantes et efféminées.
Le député Taljaard fait observer qu’il ne comprend pas pourquoi ces gens ont toujours besoin d’écrire des lettres. Il n’en écrivait pas, lui. Dans sa jeunesse il avait écrit une lettre, et il n’avait pas hésité à faire une course de dix-sept lieues à cheval et en voiture pour aller la jeter à la poste ; mais maintenant ou se plaignait d’aller même à un quart de lieue. »
Une discussion sur la possibilité de restreindre la plaie de sauterelles qui s’était abattue sur le pays donna lieu à l’admirable débat qui suit.
« Le 21 juillet. – M. Roos déclara que les sauterelles étaient une plaie envoyée par Dieu, comme du temps du roi Pharaon, et que le pays serait assurément abreuvé de honte et d’humiliation si l’on osait résister au Tout-Puissant.
MM. Declerq et Steenkamp parlèrent de la même façon, citant les Saintes-Écritures.
Le président de la Chambre raconta l’histoire, garantie vraie, d’un homme dont la ferme avait toujours été épargnée par les sauterelles jusqu’à ce qu’un jour il en fit détruire ; alors sa ferme fut dévastée.
M. Stoop supplia les députés de ne point se constituer dieux terrestres pour s’opposer au Tout-Puissant.
M. Lucas Meyer souleva un orage en se moquant des arguments des orateurs qui l’avaient précédé, et en comparant les sauterelles aux bêtes féroces que les Boers détruisent.
M. Labuschagne fut v*****t. Il affirma que les sauterelles différaient absolument des bêtes de proie, et qu’elles étaient une plaie envoyée par Dieu pour les punir de leurs péchés. »
Autre débat :
« M. Jan de Beer se plaint du manque d’uniformité dans les cravates portées par les membres, dont les uns en portent de petites, tandis que d’autres en portent de grandes, état de choses fort déplorable. Il est d’avis que la Raad doit affirmer son autorité et régler la grandeur et la forme des cravates. »
L’extrait suivant donne l’idée de la capacité de ces législateurs quand il s’agit du traitement des questions de commerce.
« Le 8 mai. – Sur la demande de la compagnie des mines de Shéba qui réclame l’autorisation de construire un tram aérien de la bouche de la mine jusqu’à l’embouchure des écraseurs : – M. Groblaar demande à savoir si un tram aérien est un ballon ou s’il peut voler.
La seule objection formulée par le président c’est que la compagnie porte un nom anglais ; tandis qu’elle aurait pu faire un choix un grand nombre de noms hollandais.
M. Taljaard s’oppose à l’usage du mot “participeeren” (participer), qui n’est pas hollandais, et qu’il ne comprend pas. – Je ne saurais croire que ce soit un mot hollandais, car je ne l’ai jamais trouvé dans la Bible. »
« Le 18 juin. – Sur la demande d’une concession pour le traitement de débris :
M. Taljaard demande à savoir si l’on ne pourrait traduire en hollandais les mots “pyrites” et “concentrats” ? Il ne comprend absolument rien à ces mots. Il avait été à l’école du soir pendant toute la durée de son séjour à Prétoria, et pourtant il y a encore maintes choses qu’il est incapable d’expliquer à ses bourgeois. Selon lui, il était abominable d’élever de grosses collines sur un terrain sous lequel se trouvaient peut-être de riches bancs d’or, et dont par la suite on pouvait avoir besoin pour en faire un marché ou pour un lieu de détellement (outspan) Néanmoins il voterait en faveur de la proposition pourvu qu’on traduisît le nom de quartz en hollandais, car il était fort possible qu’il y eût quelque chose là-dessous. »
De tels débats font sans doute rire ceux qui vivent dans d’autres pays, mais ils sont infiniment moins amusants quand les hommes qui y prennent part sont des députés qui règlent les affaires absolument selon leur bon plaisir. Précisément parce qu’ils constituaient une communauté fort préoccupée de ses propres affaires, les Uitlanders n’étaient pas fort portés vers la politique, et ils ne cherchaient à prendre part à l’administration des affaires de l’État que dans le seul but de rendre la condition de leur propre industrie et de leurs propres vies plus tolérable. Tout homme juste qui veut bien se donner la peine de parcourir la liste de leurs griefs, doit tomber d’accord que leurs réclamations étaient fondées. Au premier abord, on peut croire que les Boers étaient les champions de la liberté, mais en y regardant de plus près il faut avouer qu’en réalité ils incarnaient en eux-mêmes, en la personne de leurs représentants, l’exclusivité la plus étroite et l’oppression la plus odieuse que connaisse l’histoire. Ils ont toujours compris la liberté de la façon la plus bornée et la plus égoïste, et ils n’ont jamais manqué d’infliger à d’autres des traitements infiniment pires que ceux qui les avaient portés eux-mêmes à la révolte.
À mesure que la valeur des mines et le nombre des mineurs s’accrurent il devint évident que la privation de droits politiques frappait une partie de cette population cosmopolite beaucoup plus grièvement que les autres, en proportion de la plus ou moins grande liberté à laquelle les institutions de la mère-patrie les avaient accoutumés. Les Uitlanders venus du continent de l’Europe supportaient plus patiemment des torts que les Américains et les Anglais trouvaient intolérables. Mais comme les Américains formaient une petite minorité, ce furent les Anglais qui durent, soutenir le fort de la lutte pour la liberté. Outre le fait que les Anglais étaient plus nombreux que tous les autres Uitlanders ensemble, il y avait certaines raisons qui leur faisaient ressentir leur position humiliante plus vivement que les autres nationaux. Tout d’abord un grand nombre de ces Anglais étaient nés dans l’Afrique du Sud, et ils savaient que dans les pays avoisinants, qui étaient leur propre patrie, des institutions des plus libérales avaient été accordées à ces mêmes Boers qui leur refusaient l’administration de leurs propres égouts et de leur propre service d’eau. Ensuite, tous les Anglais savaient parfaitement bien que l’Angleterre prétendait à la toute-puissance dans l’Afrique du Sud et il leur semblait donc que la mère-patrie, qui aurait dû les protéger, tolérait les mauvais traitements qu’on leur infligeait. Il leur était singulièrement pénible d’être maintenus dans un état de sujétion politique, quand ils étaient citoyens du pays souverain et c’est pourquoi les Anglais devinrent les réformateurs les plus résolus et les plus énergiques.
Mais le peuple qui ne veut pas constater honnêtement et examiner franchement la question au point de vue de ses adversaires ne saurait guère se vanter de la justice de sa propre cause. Voyons donc ce que l’on peut avancer de l’autre part. Les Boers, ainsi que je l’ai indiqué sommairement, avaient fait de grands efforts pour fonder un pays à eux. Ils avaient voyagé bien loin, travaillant dur et combattant bravement. Maintenant après tous leurs efforts ils voyaient leur pays envahi par une multitude d’étrangers dont un certain nombre étaient de fort louches individus et dont le nombre menaçait de surpasser celui des premiers habitants. Il était très clair que si l’on accordait le droit de suffrage aux nouveaux venus que les Boers eux-mêmes jouiraient tout d’abord de la majorité des votes, mais qu’au bout d’un certain temps ces nouveaux venus domineraient la Raad et éliraient leur propre président, qui pourrait parfaitement adopter une ligne de conduite fort peu du goût des premiers maîtres du pays. Les Boers devaient-ils courir la chance de perdre par le scrutin le fruit de la victoire qu’ils avaient remportée les armes à la main ? En toute justice, devait-on s’attendre à ce qu’ils consentissent à un tel résultat ? Les étrangers étaient venus chercher de l’or ? Eh bien ! ils l’avaient, leur or ; leurs compagnies payaient des dividendes de cent pour cent ! Que leur fallait-il de plus ? S’ils n’aimaient pas le pays ils n’avaient qu’à le quitter ; personne ne les forçait de rester. Mais s’ils voulaient rester, ils devaient être bien reconnaissants qu’on consentît à tolérer leur présence, et ils devaient se garder de toucher aux lois faites par ceux qui avaient eu la politesse de leur permettre de pénétrer dans le pays.
Voilà semble-t-il, un juste exposé du point de vue boer, et à première vue un tiers désintéressé déclarerait sans doute que ce point de vue est fondé ; mais quand on examine la question de plus près il devient clair que la thèse, toute juste qu’elle paraît être, est injuste et impossible quand on cherche à l’appliquer.
Dans l’état actuel du monde, où le besoin d’expansion se fait partout sentir, une politique calquée sur celle du Thibet peut sans doute se maintenir dans quelque coin obscur, mais non assurément sur une vaste étendue de pays qui se trouve à cheval sur la grande artère du progrès industriel. La situation est par trop artificielle. Une poignée de gens prennent possession par droit de conquête d’un vaste territoire sur lequel ils se répandent, séparés par de si longues distances qu’ils se vantent que d’une ferme on ne saurait voir la fumée de l’autre, et quoique leur nombre soit si petit en proportion de l’étendue du pays qu’ils occupent, ils refusent d’y admettre d’autres gens sur un pied d’égalité, et prétendent se constituer en classe privilégiée qui, de plein droit, domine absolument les nouveaux venus. Le chiffre de leur population est dépassé par celui des émigrants, qui sont infiniment mieux instruits et plus progressifs ; néanmoins ils assujettissent ces émigrants d’une façon qui ne se voit nulle part ailleurs sur terre. De quel droit ? « Du droit de conquête » répondent-ils : Eh bien ! alors, on peut avec justice invoquer ce même droit pour mettre fin à une situation si intolérable. « Allons donc ! venez nous combattre ! venez donc ! » s’écria un membre du Volksraad quand les Uitlanders réclamèrent le droit de suffrage. « Protester, protester ! À quoi bon protester ? » dit Kruger à M. W.Y. Campbell, « Vous n’avez pas de canons ; c’est moi qui les ai. » C’était là la Cour de Cassation du Transvaal. Le juge Creusot et le juge Mauser étaient toujours là, debout, derrière le président. De plus l’argument aurait plus de valeur si l’on n’eût tiré aucun profit des émigrants. Si l’on n’eut tenu aucun compte d’eux, les Boers auraient pu dire avec raison qu’ils n’en voulaient pas, mais tout en protestant contre les Uitlanders ils s’enrichissaient à leurs dépens. Or ils ne pouvaient manger à la fois la poire et le chou. Il eût été parfaitement juste de décourager les Uitlanders et de ne tirer aucun avantage de leur présence, ou bien, d’autre part, de les traiter raisonnablement et de se servir de leur argent pour réformer l’État. Mais assurément il était injuste de les maltraiter et en même temps de se rendre fort, grâce aux impôts dont on les chargeait.