PRÉFACE-1

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PRÉFACE « Il serait impossible de dire que penser exactement du Joyau des Sept Étoiles de M. Bram Stoker », confessait un critique américain en 1904, avant d’ajouter immédiatement que « c’est un de ces livres qui mettent le jugement au défi en raison même de l’intérêt qu’ils suscitent1 ». Bien que favorablement reçu par les critiques — le Times Literary Supplement l’avait qualifié « d’histoire réellement palpitante » — le « Mystère égyptien » de Stoker créa un sentiment de gêne qui se révéla difficile à exorciser2. À tel point que, lorsqu’il décida de rééditer Le Joyau des Sept Étoiles près de dix ans plus tard, l’éditeur insista pour qu’il ait, cette fois, un dénouement heureux. Aujourd’hui encore, il reste comme une sorte d’énigme, comme un roman qui résiste aux interprétations et qui demeure l’œuvre « la plus difficile à étiqueter » de Stoker3. Au fil des ans, Le Joyau des Sept Étoiles fut un des rares livres de Stoker, parmi ses dix-sept publiés, à être réimprimés régulièrement, mais toujours dans sa version expurgée. Resté longtemps dans l’ombre de l’impérissable fascination exercée par Dracula, il n’a pourtant jamais été totalement éclipsé par ce rival bien plus célèbre et, tout comme Dracula, il a connu au cinéma une seconde vie plutôt corsée, grâce aux films Blood from the Mummy’s Tomb (1971) et The Awakening (La Malédiction de la Vallée des Rois, 1980). En fait, Le Joyau des Sept Étoiles appartient à une longue tradition de fantastique populaire égyptien, remontant au moins à la première apparition de « la forme momifiée emmaillotée de bandelettes » d’Aysha dans le roman She de H. Rider Haggard (1887), et dont La Momie d’Anne Rice (1989) ou le film Stargate de Roland Emmerich (1994) figurent parmi les représentants les plus récents. Stoker vit même le succès de son magnum opus dépassé par celui d’un roman gothico-orientaliste lorsque Le Scarabée de Richard Marsh commença à supplanter rapidement Dracula en librairie vers la fin de l’année 1897. Peut-être n’est-ce donc pas un hasard si l’éditeur Heinemann mit lui aussi un scarabée, l’insecte sacré égyptien, sur la couverture du Joyau des Sept Étoiles quand il le publia en 1903. L’Égypte occupait une place particulière dans l’imaginaire européen au XIXe siècle, agissant comme une sorte d’écran sur lequel pouvaient être projetés espoirs et angoisses impériaux. Aux yeux de nombreux Européens, l’Égypte ancienne représentait une civilisation en ruine dont les restes éparpillés pouvaient être rassemblés, classés et restaurés dans leur gloire d’antan sous la protection de l’Occident, loin de la dégénérescence supposée de ses habitants modernes. Considérée sous l’angle le plus rassurant, comme dans la philosophie de l’Histoire de Hegel, l’Égypte antique était simplement une halte sur le chemin de la montée de la raison, un site culturel où « nous rencontrons cette contradiction de principes que l’Ouest a pour mission de résoudre4 ». Mais c’était aussi un empire dont les réussites passées étaient souvent difficiles à déchiffrer, dont les avancées semblaient aller dans des directions troublantes ou déroutantes, vers un enseignement kabbalistique et une magie occulte plutôt que vers un savoir scientifique. Si des pays comme l’Angleterre et la France étaient vraiment les successeurs historiques de l’Égypte dans le monde, alors il n’y avait pas guère de réconfort à puiser dans les signes du déclin de celle-ci. Et les visiteurs de l’Égypte s’y voyaient quelquefois rappeler leur pays d’origine de manière bien peu agréable : lorsque Sir William Wilde, père d’Oscar Wilde et archéologue amateur, observa en 1838 un marché d’esclaves à Alexandrie, il n’y vit qu’une « place sale et affreuse, dont la misère n’était pas très éloignée de celle d’un parc à bestiaux irlandais5 ». Ce fut Sir William Wilde qui, le premier, sensibilisa Stoker sur le potentiel imaginaire de l’égyptologie victorienne. Hôte régulier de la maison des Wilde à la fin des années 1860 et au début des années 1870, Stoker avait dû entendre de la bouche même de Sir William les relations plutôt dramatiques de ses expéditions archéologiques. On trouve dans Le Joyau des Sept Étoiles des récits de voyages qui font écho aux incidents racontés par Sir William dans ses écrits sur l’Égypte, quand il se vantait par exemple d’avoir dormi une nuit dans la chambre extérieure d’une tombe. En même temps, le roman déploie avec ostentation les fruits des infatigables recherches en bibliothèque de Stoker sur la culture de l’Égypte ancienne, et utilise les découvertes scientifiques d’égyptologues fort respectés comme Sir Flinders Petrie et Sir Ernest Wallis Budge (les deux sont nommément cités dans Le Joyau des Sept Étoiles) comme point de départ d’une histoire spéculative très différente de celle envisagée par le rationalisme philosophique de Hegel. Le résultat se lit comme un guide couvrant plus d’un siècle d’égyptomanie britannique : les momies y sont déballées en toute cérémonie sous les regards avides des spectateurs curieux, les bibelots et les ornements y sont amoureusement décrits et catalogués, et les étranges mythes et légendes d’une civilisation préchrétienne extraordinaire et provocante y deviennent l’objet d’un exposé érudit. Mais plus on en apprend, moins on y comprend quelque chose. La publicité pour le livre insistait sur son étrange sens du mystère mais promettait aussi qu’il allait modifier la perception de ses lecteurs. Le Joyau des Sept Étoiles a beau se dérouler principalement dans le Londres edwardien, « le lecteur y est emporté très loin du présent prosaïque, vers le passé ensorcelant de l’Égypte antique »… Sous la plume de Stoker, affirmait-on, « les arts mystiques et les superstitions » de l’Égypte semblent devenir « du domaine du possible et ce, de manière séduisante6 ». Il n’est donc pas surprenant que l’un des plus fervents admirateurs du livre ait été l’écrivain et occultiste écossais J. W. Brodie-Innes, lequel écrivit sur-le-champ à Stoker pour lui dire que c’était là « un grand livre » qui jetait « une nouvelle lumière sur des problèmes que certains d’entre nous avaient explorés à tâtons dans l’obscurité depuis bien assez longtemps comme cela7 ». Et il envisageait ardemment de discuter des idées de Stoker à l’occasion de leur prochaine rencontre. Ce n’était pas là un mince compliment car, même s’il était un proche de l’Évêque d’Édimbourg et une figure familière du beau monde de la ville, Brodie-Innes était — tout comme William Peck, l’astronome municipal d’Édimbourg et le directeur de l’observatoire de celle-ci — l’un des membres les plus influents de ce centre de pratiques occultes qu’était le Temple d’Amon-Ra de l’Ordre hermétique de l’Aube Dorée, connu dans le monde entier sous le nom abrégé de Golden Dawn (« Aube Dorée »). Il a souvent été dit que Stoker appartenait lui-même à cette société mystique et secrète ou qu’il en était tout au moins un de ses compagnons de route. Pourtant, et même si bon nombre de ses amis et connaissances ont eu des liens avec la Golden Dawn — le plus éminent d’entre eux étant le poète W. B. Yeats — il n’existe aucune preuve formelle que Stoker ait été un initié de l’Ordre8. À bien des égards, Stoker était un protestant anglo-irlandais nettement plus conventionnel que ne le fut jamais Yeats, un écrivain dont la voix narratrice résonne parfois des graves intonations protestantes que l’on trouve d’habitude chez des moralistes victoriens tels que Samuel Smiles. Pourtant, à l’image de son ami Sir Arthur Conan Doyle, Stoker était de toute évidence passionné par les univers symbiotiques de la recherche psychique et du spiritisme. Il correspondait avec Sir Oliver Lodge, un temps président de la Society for Psychical Research, lorsque celui-ci affirma avoir découvert une preuve scientifique à l’appui de la croyance en l’immortalité, et sa bibliothèque contenait des textes ésotériques tels que Le Livre des Morts égyptien. Ces centres d’intérêt se retrouvent avec force dans les romans gothiques de Stoker. Les notes de travail de Dracula évoquent un personnage nommé Alfred Singleton, décrit comme « un agent de recherches psychiques », et qui par la suite semble avoir été incorporé à celui du professeur Van Helsing, le savant mâtiné de mage du livre, un homme possédant toutes les qualifications requises pour devenir un membre de la Society for Psychical Research9. Dans The Lady of the Shroud, un roman qui se présente au départ comme une suite à Dracula, le héros est une sorte d’aventurier de la recherche psychique nommé Rupert Sent Leger, parcourant le monde afin d’enquêter sur d’étranges pratiques indigènes pour le compte du Journal of Occultism. Intimidé ni par les « animaux sauvages » ni par les « hommes sauvages », Sent Leger « s’était attaqué à la magie africaine et au mysticisme indien » avec un tel succès que « depuis longtemps la Psychical Research Society […] le considérait comme son agent ou sa source de découvertes le plus fiable10 »… Dans une veine similaire, Le Joyau des Sept Étoiles explore ce qu’une autre autorité scientifique mentionnée dans le roman, le physicien et spiritualiste Sir William Crookes, avait appelé « le sombre royaume séparant le connu de l’inconnu » avec ses « tentations particulières » et ses promesses « de réalités ultimes, subtiles, immenses, merveilleuses11 ». Comme dans Dracula, les mots d’ouverture sont prononcés par un jeune avocat, sauf qu’ici, le livre est en totalité consacré à son histoire, à l’exception de deux longues digressions au cours desquelles d’autres personnages racontent la leur. On peut voir en Malcolm Ross une version plus naïve, mais tout aussi romantique, de Jonathan Harker, et la fin du roman le trouve angoissé et brisé comme l’était celui-ci suite à son emprisonnement dans le château de Dracula. Au début, Le Joyau des Sept Étoiles se lit pourtant comme un mystère en chambre close susceptible d’être résolu de manière rationnelle. Aux petites heures du matin, le bruit de quelqu’un qui frappe et sonne à la porte tire Malcolm Ross d’un rêve tournant autour d’une jeune femme rencontrée récemment, nommée Margaret Trelawny. À sa porte, il découvre le groom portant un message de la jeune femme lui demandant de se rendre de toute urgence à sa maison de famille à Notting Hill où l’on vient d’attenter à la vie de son père. Margaret a découvert Abel Trelawny dans sa chambre, qui fait office de bureau, gisant inconscient devant le coffre-fort après avoir été, de toute évidence, tiré ensanglanté hors de son lit. Le coffre fermé suggère que les agresseurs de son père ont été surpris avant d’avoir pu terminer leur travail. Pourtant, « il n’existe pas la moindre trace de leur fuite. Aucun indice, rien n’a été dérangé; il n’y a ni porte ni fenêtre ouverte, ni aucun bruit (p. 94) ». Mais cette suite d’événements déconcertants, avec son absence d’indices intelligibles, fait aussi partie d’un mystère médical. Les médecins de Trelawny sont tout aussi perplexes que les enquêteurs de la police, lorsqu’il devient clair que l’état comateux de leur patient n’est dû ni à un coup sur la tête, ni à la perte de sang provoquée par la profonde blessure qu’il porte au poignet, et rien n’indique qu’il a pu être drogué ou hypnotisé. Ainsi que le fait remarquer l’un des médecins, l’inconscience de Trelawny « ne ressemble à aucun des nombreux cas de sommeil hypnotique que j’ai pu observer à l’hôpital Charcot de Paris (p. 51) ». La seule piste en faveur d’une résolution de l’énigme ou d’un diagnostic semble plutôt être à rechercher dans la vocation de Trelawny pour l’archéologie, ce qui suggérerait donc l’existence d’un étrange lien entre son coma énigmatique et les objets égyptiens qu’il a passé toute sa vie à collectionner. En effet, Trelawny apparaît comme bien autre chose qu’un simple thésauriseur et amateur d’antiquités égyptiennes : à la manière de Faust, il s’est lancé dans une dangereuse traque, celle des pouvoirs magiques contrôlant la vie et la mort, s’efforçant de retrouver les anciens arts mystiques de l’Égypte en faisant revenir à la vie une des adeptes de cet antique savoir, la reine Tera, une « femme [qui] excellait dans toutes les sciences de son époque (p. 195) ». Une fois réveillé, tout aussi mystérieusement qu’il avait perdu conscience, Trelawny reprend sa quête obsessionnelle, faisant de Malcolm Ross et de Margaret ses assistants. Et le point culminant du Joyau des Sept Étoiles ne sera rien moins qu’une résurrection minutieusement ritualisée et baptisée « La Grande Expérience » (p. 211). Voici donc un roman baignant littéralement dans l’égyptomanie mais, en dépit de la riche culture ainsi déployée, l’Égypte y est traitée comme s’il émanait d’elle un esprit sinistre, s’emparant inexorablement des existences de tous ceux qui entrent en contact avec lui. (Dans la publicité pour la cassette vidéo de The Awakening, avec Charlon Heston et Stephanie Zimbalist, le film est présenté comme étant « dominé par une autre grande vedette dramatique : l’Égypte elle-même, l’Égypte éternelle… ») La plus grande partie de l’histoire reste confinée entre les murs de la demeure londonienne de Trelawny, là où « tant d’anciennes reliques » sont exposées « qu’on se retrouvait sans le vouloir transporté vers d’étranges contrées et d’étranges époques » et Margaret en arrive à avoir du mal à savoir si elle vit « dans une maison privée ou au British Museum (p. 55) ». Quand Malcolm découvre la maison dans la lumière grise de l’aube, il est tout de suite impressionné par sa taille, mais une fois à l’intérieur, le lecteur sent monter une sensation grandissante de claustrophobie alors que l’histoire commence à se refermer sur elle-même, devenant curieusement involutée et produisant « un mystère qui ne cesse de se dérouler pour mieux se refermer à nouveau sur lui-même12 ». Faisant au mieux tout juste office de foyer familial, la demeure de Trelawny fonctionne avant tout comme un mausolée ou une nécropole où des vigiles de minuit et d’inexplicables allées et venues sont presque des événements courants. Même Sir James Frere, le spécialiste médical sceptique, au « visage aussi grave et impénétrable que celui du sphinx », établit vite un rapport entre la catalepsie de Trelawny et sa collection de momies et d’ornements avant de prescrire sommairement de se débarrasser de tout cet « assemblage d’horreurs » (p. 80). Dans les faits, la maison est transformée en un champ de force magique, en un lieu choisi pour le défi métaphysique opposant les pouvoirs de « l’ancien monde et [ceux] du nouveau (p. 230) »… En effet, la mise en scène finale de la résurrection de la reine Tera rappelle par bien des détails une grande séance de spiritisme au cours de laquelle les participants-enquêteurs doivent garder leurs yeux « fixés sur l’aspect scientifique des choses et attendre les développements à venir du côté psychique (p. 209) ». En même temps, la mystérieuse fusion entre les espaces domestique et sacré dans Le Joyau des Sept Étoiles a d’évidentes résonances kabbalistiques, évoquant à la fois le penchant de la Golden Dawn pour les mystérieuses religions égyptiennes et les cérémonies hiératiques qu’elle organisait derrière des portes closes à Marylebone ou à Camden Town… Cependant ces fils divergents ne sont jamais vraiment rattachés en fin de compte les uns aux autres et le roman reste suspendu de manière irritante entre les croyances et les pratiques d’un mysticisme de secte et celles du rationalisme scientifique, incapable de décider si tout se résoudra au moment ultime dans l’harmonie ou dans l’opposition entre ces deux points de vue. En dépit de l’enthousiasme de Brodie-Innes, Le Joyau des Sept Étoiles est loin de constituer une adhésion sans réserve à l’occultisme, qu’il aborde avec un mélange de crainte et de désespoir. Encadrée par les conventions littéraires du gothique edwardien, la narration de Malcolm Ross se développe sur un ton exploratoire, sa seule certitude étant celle de ses doutes et de ses peurs intimes. La question de savoir si les brèches épistémologiques qui criblent le roman peuvent être en partie comblées par des rêves d’une nouvelle cosmologie reste ouverte. « Dans l’occultisme », écrit le critique marxiste de la culture Theodor Adorno, « l’esprit gémit sous son propre enchantement comme quelqu’un qui fait un cauchemar, et dont les tourments grandissent avec la sensation qu’il est en train de rêver sans pouvoir pour autant se réveiller13. » La condition de Malcolm Ross retourne même cette sinistre formulation comme un gant car les choses qu’il voit ont tout de « l’horreur d’un rêve à l’intérieur d’un autre », ceci combiné avec la conscience que ces perceptions font partie d’une façon ou d’une autre de sa réalité éveillée (p. 60). La maison et le rêve deviennent interchangeables, créant un monde intérieur scellé dans lequel l’ingérence de l’extérieur est reléguée au statut de simple bruit lointain, « le crissement occasionnel de roues, le cri d’un fêtard, l’écho éloigné des sifflets et le grondement des trains (p. 59) ». Ce retrait dans un sombre espace intérieur fait appel à un vocabulaire psychologique constamment changeant, de telle façon que le roman apparaît comme une succession d’états mentaux troublés et paniqués, passant de la vision et de la rêverie à la transe hypnotique et à l’accès cataleptique, pour finalement s’effondrer en une « indicible horreur (p. 273) ». Le déploiement de la notion « d’inconscience » est particulièrement révélateur, se référant, suivant le cas, au sommeil, aux gestes ou à la parole, et s’étendant sur toute la gamme des acceptions courante et spécialisée du terme, souvent incompatibles entre elles. La psychologie pratique de Malcolm Ross (reposant sur la pseudo-science du XIXe siècle appelée « physiognomonie ») lui permet soi-disant de juger « la personnalité des témoins […] par leurs gestes inconscients et leur comportement (p. 49) »; lors de ses moments les plus introspectifs, Malcolm Ross décrit son propre esprit comme une structure complexe de pensées et de voix se faisant concurrence entre elles, sans qu’aucune soit totalement formulée, avec la sensation permanente que « quelque autre pensée, plus sombre et plus profonde », se tient embusquée « derrière » ces propos à moitié entendus, une pensée « dont la voix n’a pas encore résonné (p. 85) ». Comme c’était à prévoir, Stoker ne relie pas entre elles ces remarques éparses pour en tirer un exposé cohérent de la personnalité humaine. Au lieu de cela il surimpose une théorie de la psyché relevant de l’occulte égyptien — même si des préoccupations bien occidentales ne sont jamais loin. « Dans les anciennes croyances », nous dit-on, « l’être humain était divisé en plusieurs parties ». Citant le distingué égyptologue E. A. Wallis Budge, Abel Trelawny dessine une représentation à plusieurs faces du moi reposant sur une « division des fonctions, spirituelles et somatiques, éthérées et corporelles, idéales et réelles », permettant à « l’individu doué » de se déplacer librement au travers du temps, de l’espace et des corps (p. 202)… La plus puissante de ces forces est le « Ka » d’une personne, son « Double », le « principe actif » de la vie humaine, dont l’indépendance par rapport au corps physique crée les conditions préalables essentielles pour la résurrection de la reine Tera (p. 248). Ainsi que Trelawny l’explique avec soin à sa fille, le « Ka » est « un fait admis par le mysticisme moderne » qui « a pris naissance dans l’Égypte antique (p. 202) ». L’accent mis sur le mot « moderne » est crucial, car les arcanes des époques passées sont ici légitimés par un recours aux formes de savoir contemporaines assez large pour inclure à la fois Sir Ernest Wallis Budge et l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée. L’idée de l’existence de personnalités multiples gagnait du terrain depuis les années 1870 et même un neurologue comme Charcot discutait de la dissociation du moi. Pour ceux qui s’intéressaient à des phénomènes comme la télépathie, les rêves prophétiques ou la métempsycose, comme par exemple les membres de la Society for Psychical Research, la notion de ce que Frederic W. H. Myers appelait « personnalité multiplex » était extraordinairement attirante. Dans les Proceedings de la Société, Myers arguait que le « caractère multiplex et variable de ce que nous connaissons comme la Personnalité de l’homme » ne devait pas être simplement considéré comme « pathologique », puisqu’on pourrait tirer avantage à « le définir et travailler sur lui en le considérant comme une modifiabilité encore non reconnue. » Ses phrases de conclusion proposaient une vue phylogénétique du moi qui plaide avec force pour la survivance de la personnalité au travers de dizaines de siècles décrite dans le roman de Stoker. Myers émettait l’hypothèse que « la toile des habitudes et des désirs, des appétits et des peurs » qui constituent nos sentiments les plus intimes pourrait éventuellement n’être rien d’autre que « le manteau que nos rudes ancêtres avaient eux-mêmes tissé pour se protéger de la tempête cosmique ». Si ce manteau pouvait « glisser de nos épaules au soleil, alors quelque chose de plus ancien et de plus radieux » pourrait être entrevu à nouveau, ne serait-ce que l’espace d’un instant14.
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