XIII
Une baronne blondeUn soir, vers neuf heures, José Basco vint rendre visite à ses deux associés. Ceux-ci étaient toujours chez eux, le soir, entre huit et dix heures. C’était une chose convenue, un rendez-vous permanent, car, en prévision d’un évènement imprévu quelconque, il fallait que le Portugais fût certain de les trouver à une heure dite.
José Basco n’aimait pas aller à Montmartre entre le lever et le coucher du soleil ; il attendait toujours la nuit pour grimper la butte. C’était de l’extrême prudence. Mais il est probable qu’il craignait moins de se faire remarquer, c’est-à-dire d’attirer l’attention de certains regards, que de compromettre ses complices.
Nous savons le but que poursuivent ces trois hommes, nous connaissons une partie de leurs projets. Ils ont les mêmes espérances et ils veulent le succès de leur entreprise. Leur acte d’association est un serment. Ils ont juré de travailler à l’œuvre commune, et chacun doit remplir fidèlement sa mission. Jusqu’à présent il n’y a aucun désaccord entre eux. Ils sont associés, ils ont les mêmes intérêts, et les risques et les dangers qu’ils courent sont à peu près les mêmes. L’un a confiance dans les deux autres et les croit incapables d’une trahison. Chacun dans son rôle, ils agissent de bonne foi, si l’on admet que la bonne foi puisse exister entre misérables.
Ce soir-là, José Basco représentait d’une façon parfaite le gentilhomme portugais dont il avait pris le nom. Cet abominable gredin avait réellement de belles manières et l’air très distingué.
Il portait un habillement de soirée à la dernière mode qui sortait évidemment de chez un de nos meilleurs tailleurs. Sur son habit, à la boutonnière duquel était attachée une rosette de plusieurs couleurs, il avait endossé un paletot demi-saison de drap marron. Trois superbes brillants boutonnaient le plastron de sa chemise. Il avait une cravate blanche et des gants paille très frais. De fines bottines de chevreau, aux bouts vernis, chaussaient ses pieds.
Il était venu à Montmartre dans un coupé de remise. Mais il avait quitté sa voiture dans la rue Lepic, en disant au cocher de l’attendre.
– Est-ce que vous êtes de noce, aujourd’hui ? lui demanda Sosthène en souriant.
– Non, mais je vais en soirée chez la baronne de Waldreck, une blonde Allemande aux yeux bleus qui est née sur les bords du Danube.
D’une main convulsive, il jeta sur la table, cinq billets de mille francs.– Et qui est jeune et jolie ?
– Elle a été jolie, peut-être l’est-elle encore ; quant à sa jeunesse, on n’en parle plus, car elle a passé la quarantaine. Mais elle a deux charmantes filles de dix-huit et vingt ans, blondes comme leur mère, gracieuses comme des ondines, rêveuses et romanesques comme le sont la plupart des filles de Germanie.
– Et le baron ?
– On dit qu’il est mort. La baronne reçoit beaucoup ; elle donne des fêtes superbes…
– Elle cherche à marier ses filles ?
– Peut-être. Ce qui est certain, c’est qu’on voit chez elle les plus jolies femmes de Paris.
– Vous êtes heureux, vous ! fit Sosthène.
– Parce que j’assiste ce soir à une réunion de jolies femmes ? Sachez, mon cher, que je sais ce que valent pour moi, maintenant, les promesses de l’amour. Désirer un fruit ou une fleur qu’on ne peut cueillir, c’est vouloir ressembler au renard de la fable qui dit : « Ils sont trop verts. » Enfin, le feu de l’amour s’est éteint en moi, et je ne crois pas qu’il y ait une prêtresse de Vénus capable de le rallumer. Je ne pense plus à regarder une jolie femme ; je n’aurais plus, d’ailleurs, le temps de l’admirer.
Ce n’est donc pas pour une brune ou une blonde, pour des yeux noirs ou bleus que je fréquente le salon de la baronne allemande. Je vais ce soir chez elle, peut-être pour la dernière fois, parce que je suis sûr d’y rencontrer un jeune homme, dont je vous ai parlé souvent.
– Le comte de Montgarin ?
– Lui-même.
– Alors, il y a du nouveau ?
– Oui, car l’heure de m’emparer de lui est venue.
– Acceptera-t-il ?
– Je l’espère, j’y compte.
– Il est capable d’avoir des scrupules.
– Nous verrons. Dans tous les cas, on fera en sorte de les détruire.
– Ainsi, sa situation est désespérée ?
– Malgré son intelligence et ses qualités exceptionnelles, le jeune écervelé s’est attaché lui-même la corde au cou ; ce que j’avais prévu est arrivé : il a roulé sur la pente jusqu’au bas, il est au bord du gouffre, et, comme il ne peut plus remonter, il faut qu’il tombe dans l’abîme, si une main forte ne le saisit pas à temps pour empêcher la chute. Or donc, je suis à peu près certain que, d’ici à trois jours, le comte de Montgarin nous appartiendra corps et âme. Alors, nous nous mettrons sérieusement à l’œuvre. Nous aurons chacun notre rôle ; j’emploierai aussi quelques comparses dont le concours m’est déjà assuré. C’est une pièce de théâtre, un drame que nous allons jouer, il ne faut rien négliger pour enlever le succès.
Il resta un moment silencieux, puis se tournant brusquement vers Des Grolles :
– À propos, lui dit-il, voyez-vous toujours rouge ?
– C’est passé, maintenant.
– Vous étiez malade, mon pauvre Des Grolles.
– Oui, c’était de l’hallucination ; pendant cinq ou six jours j’ai été comme fou.
– Eh bien, il ne faut pas que cela vous reprenne, répliqua José d’un ton ironique ; votre santé nous étant très précieuse, je tiens à vous rassurer. On a cherché et peut-être cherche-t-on encore l’individu qui a tiré sur le marquis de Coulange. Naturellement, on ne se doute pas le moins du monde qu’il se cache au sommet de la butte Montmartre et qu’il a pour compagnon et ami Sosthène de Perny. Enfin, je puis vous dire encore que le marquis de Coulange, sa femme et ses enfants vont rentrer à Paris dans quelques jours. Des Grolles regarda le Portugais avec effarement. Sosthène se dressa sur ses jambes d’un seul mouvement. – Mais que dites-vous donc, José ? s’écria-t-il, le marquis n’est donc pas mort ?
– Il se porte aussi bien que vous et moi.
– Mais alors… fit Sosthène en jetant sur Des Grolles un regard oblique.
– C’est impossible, dit Des Grolles, je l’ai vu tomber raide !
– Oh ! raide, c’est beaucoup dire, répliqua José ; il est tombé légèrement blessé à l’épaule.
– À l’épaule ? Je visais à la tête.
– Cela prouve que vous n’êtes plus aussi bon tireur qu’autrefois ; on se rouille en ne pratiquant pas, mon cher ; vous avez besoin de vous refaire la main.
– Vivant, vivant ! murmura Sosthène.
– Le marquis a été guéri au bout de quelques jours, reprit José. C’est un coup manqué ; ce que je croyais fait est encore à faire. Je ne vous en veux pas, Des Grolles, c’est votre main qui a tremblé ; une autre fois, soyez mieux maître de vous. C’est égal, l’occasion était bien belle, et je doute que nous en retrouvions une pareille. Pourtant il faut… qu’il meure, il le faut… Sans cela, rien !
Sur ses mots, le Portugais regarda sa montre.
– Neuf heures et demie, dit-il, il faut que je vous quitte, je ne veux pas arriver trop tard chez la baronne. Si j’ai quelque chose de bon à vous apprendre je viendrai demain soir.
Il donna une poignée de main à ses complices, ouvrit la porte et sortit.
Sosthène se retourna brusquement vers Des Grolles.
– Maladroit ! prononça-t-il d’une voix creuse.
– Ce n’est pas ma faute.
– Soit, mais la chose est à recommencer.
– Eh bien, on recommencera, répliqua le misérable avec un regard sinistre.
– Mauvais signe ! grommela Sosthène.
José Basco retrouva son coupé à l’endroit où il l’avait laissé. Il remonta en voiture et donna l’ordre au cocher de le conduire rue du Roi de Rome. C’est là, dans un charmant petit hôtel entre cour et jardin, que demeurait la baronne de Waldreck.
On reconnaissait, à son accent, que cette femme était d’origine allemande. Elle se disait Autrichienne ; elle était venue se fixer à Paris, après, avoir eu la douleur de perdre son mari. On n’avait aucune raison d’en douter. Elle était à Paris depuis deux ans seulement, et presque immédiatement son salon avait été fort fréquenté. Il est vrai qu’elle recevait d’une façon fort gracieuse, et qu’on s’amusait beaucoup chez elle. On était enchanté d’y revenir. La blonde baronne était si aimable, si engageante, elle savait si bien attirer les gens, qu’il était impossible de lui résister. Et puis, on était si à son aise dans ses salons. On pouvait y parler de tout avec une liberté entière ; on y riait franchement, sans craindre d’effaroucher personne ; on y dansait et on y jouait surtout, presque toujours depuis onze heures du soir jusqu’au lendemain à l’aube. L’hôtel de la baronne était pour ses invités un paradis. Par exemple, ces invités des deux sexes composaient un petit monde assez mélangé. On entendait là certains noms sonores qui forçaient le sourire. Il y avait peut-être quelque baronne ou vicomtesse authentique, mais certainement plus d’un marquis de la Drôlerie, plus d’une comtesse de la Fanfreluche. N’importe, on s’amusait. Sans doute, certains beaux fils de famille sortaient de là, souvent, les poches vides ; mais baste, il faut bien que jeunesse se passe ! est-ce qu’on fait attention à cela, quand on est sous l’éclair qui jaillit des grands yeux brillants d’une jolie mondaine ? Anciens gandins, petits crevés, chevaliers d’industrie et demoiselles Rigolboches s’entendaient fort bien ensemble. D’ailleurs, chez la baronne blonde l’intimité était complète ; elle voulait cela. Ni les hommes, ni les femmes n’avaient à s’en plaindre. Dès le premier jour on se disait : « Mon cher, ma chère », après on se tutoyait.
Naturellement, les femmes étaient peu farouches ; on avait le droit de leur parler de très près. L’éventail qu’une femme mettait devant sa figure cachait autre chose que sa rougeur. Les deux demoiselles de la maison remplissaient convenablement leur rôle. Timides et naïves quand il le fallait, elles jouaient parfaitement les ingénues ; chez elles le jeu de la physionomie, du regard et du sourire arrivait à la perfection.
Tout cela n’était pas sans causer à un nouveau venu un certain étonnement ; mais il avait beau vouloir se tenir sur la défensive, la fascination commençait, et il était vite apprivoisé. Il y aura toujours des Circé et des Dalila.
La baronne était-elle riche ? On l’ignorait. Était-elle réellement veuve ? On ne le savait pas davantage. Les deux jolies créatures blondes qui vivaient avec elle étaient-elles ses filles ? Les uns le croyaient, les autres se permettaient d’en douter.
Or, la baronne n’était pas baronne ; elle ne possédait aucune fortune ; ne s’étant jamais mariée, elle ne pouvait être veuve ; quant aux deux charmantes sirènes qu’elle appelait ses filles, elle les avait ramassées dans quelque égout avant de venir à Paris pour s’y livrer à un genre d’exploitation qu’elle avait probablement déjà pratiqué ailleurs.
En réalité, ces deux jeunes filles et les autres jeunes femmes que la soi-disant baronne recevait chez elle, étaient une sorte d’appât qui attirait les victimes dans le piège qui leur était tendu. Grâce à ses associées et à son trafic honteux, la fausse baronne avait un hôtel, recevait, donnait des dîners, s’entourait de luxe, avait une vie très large et pouvait dépenser cinquante ou soixante mille francs chaque année. Quand José Basco entra dans le salon de la baronne, lequel était brillamment éclairé, la réunion était à peu près complète. Des exclamations joyeuses accueillirent son arrivée et beaucoup de mains se tendirent vers lui. Les demoiselles de la maison, Élisabeth et Charlotte vinrent le saluer en minaudant. – Mon cher comte, lui dit la baronne, la bouche en cœur, montrant ses dents blanches, nous savions que vous deviez venir et nous vous attendions avec impatience.
– Ma chère baronne, c’est on ne peut plus flatteur pour moi.
– On dirait que vous ne me croyez pas ; eh bien, demandez à M. le comte de Montgarin.
Un grand et beau jeune homme brun, ayant la figure un peu pâle, fatiguée par les excès, de manières distinguées, très élégant de mise et de tournure, se détacha d’un petit groupe et s’avança vers le Portugais.
– C’est vrai, monsieur de Rogas, dit-il ; c’est moi qui vous ai annoncé et nous vous attendions.
– C’est à ce point, mon cher comte, reprit la baronne, que ces messieurs n’ont pas voulu s’approcher de la table de baccarat avant votre arrivée.
– S’il en est ainsi, messieurs, dit José en s’inclinant, je suis désolé de vous avoir fait attendre. Mais me voici et je suis tout à vous. Avez-vous désigné le banquier ?
– Si vous le voulez bien, comte, c’est vous qui commencerez.
– Messieurs je suis à vos ordres.
Il posa sa main sur l’épaule du comte de Montgarin et lui dit tout bas à l’oreille :
– Est-ce que vous allez encore jouer ce soir ?
– Oui, certes.
– Vous avez tort.
– Pourquoi ?
– Parce que vous perdrez. Le jeune homme eut un tressaillement nerveux.
– Eh bien, je perdrai, répliqua-t-il, en jetant brusquement sa tête en arrière. Et tout bas il ajouta :
– Après tout il faut en finir !
José le regardait comme s’il eût voulu fouiller jusqu’au fond de sa pensée.
– Oui, se dit-il, l’heure est venue, et je n’ai pas de temps à perdre, si je ne veux pas qu’il m’échappe.
Il reprit à haute voix :
– Monsieur le comte, vous êtes incorrigible.
– C’est vrai, répondit le jeune homme.
– Pourtant, vous êtes jeune ; si vous le vouliez bien, vous pourriez…
– Me corriger ? fit le jeune homme avec un sourire singulier.
– Certainement.
– Il est trop tard, dit le comte de Montgarin d’une voix sourde.
– Ces messieurs attendent, reprit José, allons, venez, puisque vous vouiez absolument tenter la fortune.