Chapitre 4

2206 Words
Chapitre 4 Désirs d’embarquement Les remparts de Saint-Malo sont célèbres dans le monde entier. La cité malouine est la ville la plus visitée de Bretagne. Qui ne connaît pas cette glorieuse enceinte fortifiée ? Personne ?… Si ! Le plus illustre des tueurs à crédit. Berty. Quand on fait le tour des murailles de la ville close, trois statues s’offrent aux regards des passants. Trois enfants de la cité. Chronologiquement : celles de Jacques Cartier, le « découvreur » du Canada, de Duguay-Trouin (ex-corsaire devenu lieutenant général de la Marine) et, pour terminer, de Robert Surcouf, corsaire intrépide descendant du précédent par la branche maternelle. Ce jour-là, le promeneur solitaire aurait été fort surpris de découvrir une quatrième statue. Grimpé sur la plate-forme de la tour Bidouane (excroissance des remparts), Berty se tenait droit et immobile. Le vent du nord avait mis fin à la coiffure banane élaborée, une bruine lui cinglait le visage. Il scrutait le large. Où était cette p****n d’île ?… Droit devant s’élevait le Grand Bé, un îlot rocheux rattaché à la côte à marée basse, où était enterré Chateaubriand. (Berty, en matière de Chateaubriand ne connaissait que la pièce de bœuf dans le filet. Ne l’embrouillons pas.) À droite du Grand Bé, les yeux étrécis par le vent et la pluie glaciale, Berty devina plus qu’il n’aperçut une petite b***e rocheuse noyée dans la mer… à quelques encablures de la tour Bidouane. À sa décharge, il faut dire que les éléments climatiques – qui pourtant n’en étaient qu’aux préliminaires – ne lui facilitaient pas la tâche. Il se trouva un talent d’explorateur. Cette masse sombre, noyée dans le crachin, ne pouvait être qu’une île ; il en déduisit que c’était Cézembre. Il descendit rapidement l’escalier en colimaçon de la tour et se réfugia dans une petite guérite en forme de tourelle accrochée aux remparts. Une échauguette. Il réfléchit. Kolo lui avait raconté des conneries. Pas question d’y aller en canoë, au premier coup de pagaie, c’était la noyade assurée. Incroyable, Kolo n’avait jamais dû voir la mer. Ici, c’était une vraie lessiveuse, de la mousse partout. Hostile, inhospitalière, ne pensant qu’à bouffer de l’homme, une vraie g***e. Oui, mais elle ne connaissait pas Berty. Les remparts étaient déserts. Il se rendit à la porte de Dinan ; cette dernière ouvrait vers le sud vers la cale du même nom où se trouvaient les vedettes. Renseignement pris dans un bistrot, aucune navette n’assurait la liaison avec l’île en cette saison. Il demanda à combien d’encablures se trouvait Cézembre. Un éclat de rire général, gras et exhalant une odeur de vendange tardive, le fit frissonner. Il porta la main à sa poche et sentit la chaleur polymérique du vieux Glock 17, ça le rassura. Un vieil autochtone, le visage buriné, la casquette de marine en goguette, assis devant son muscadet, murmura que d’après lui on n’était pas loin des trente encablures. Berty réfléchit, il n’était pas si idiot que ça, il connaissait les encablures. « Et en kilomètres, ça fait combien ? » Un autre éclat de rire secoua la salle. « b***e de cons ! », rumina-t-il entre les lèvres en souriant béatement pour donner le change. Le porche de la rue de Dinan, balayé par le vent du nord, tenait plus du freezer que du hammam. Berty releva son col de veste. D’après les joyeux drilles du bistrot il ne trouverait personne pour le transporter sur l’île, même pas les Bretons de la SNSM5. On vivait dans un monde égoïste, pourri, déloyal, replié sur lui-même. Plus personne ne voulait faire d’efforts. Fallait-il que Kolo soit vicieux pour l’envoyer dans une expédition à la desperado. Il comprenait tout : il n’y avait personne sur l’île, Kolo voulait se débarrasser de lui. Il l’exilait là-bas, au moment des tempêtes, pour que personne ne vienne le chercher et il allait crever de faim. Il allait se faire grignoter et se retrouver en lambeaux, épluché, pelé, boulotté par les mouettes et les pingouins ou, pire, se faire bouffer par l’ours polaire. Ou y avait-il un ermite breton, complètement dingue, genre Raspoutine, qui allait le dévorer en sushi ou en surimi ?… Il se mit à transpirer. Une mélodie remit un peu d’ordre dans les synapses qui avaient tendance à jouer à l’élastique et à court-circuiter les neurones. — Hello, mec ! T’es à Cézembre ? C’était l’e****é de sa mère de Kolo qui venait le narguer. Berty se retint de dire des insanités. — Non. Pas encore. Y a pas de bateau. Impossible d’y mettre les pieds. — Attention man, t’as un contrat… Et un contrat, ça s’exécute… par n’importe quel moyen. — Dis-moi Kolo, tu sais ce que c’est que le vent ? La tempête ? Les soixantièmes mugissants ? En entendant cela, l’anémomètre au bout du Môle des Noires, à quelques centaines de mètres de la cale de Dinan où se trouvait Berty, griffonna sur son carnet à spirales deux ou trois rafales à quarante-huit nœuds. — Rugissants, dit Kolo, pas mugissants. — C’est pareil, rétorqua Berty, piqué au vif. D’abord c’est le lion qui rugit… — Et la vache qui mugit… — Ta gueule ! conclut Berty. Kolo trouva que, loin de ses bases, Berty en prenait trop à son aise. Il poursuivit néanmoins : — Je pense également que c’est pas les soixantièmes. — Je m’en tape. — OK ! Cool man… Tu t’es trouvé une raison sociale ? Berty resta la bouche ouverte. — Une raison sociale ? — Ben oui mec, tu vas pas arriver sur l’île en gueulant « V’là Berty ! ». Il te faut un prétexte… une raison sociale, le pourquoi que tu existes. — Tu m’as dit qu’il n’y avait pas un chat. — Il y a au moins la cible… et deux ou trois clampins. Le cerveau du rockeur à la petite banane s’enrichit d’un souci de plus. — Je vais la trouver ta raison sociale. T’inquiète pas. Oh que si, Kolo était inquiet. Il tenait absolument à ce que Berty revienne. S’il se faisait coincer, il savait pertinemment que l’endimanché n’avait pas fait vœu de silence et qu’il balancerait tout ce qu’il savait aux keufs. — Je t’envoie la photo de la cible dès qu’elle sera en ma possession, sûrement dans la soirée. Bonne chance, mec. Kolo posa le portable sur son bureau, ferma les yeux et se signa. * Berty grimpa dans la Civic Muséum garée au pied des remparts et prit la direction du port des Bas-Sablons. L’amateur de muscadet nantais lui avait glissé l’info. S’il y avait un cinglé pour risquer une traversée, il le trouverait là-bas. Après les gens « sains » entraperçus dans l’estaminet, il se méfiait beaucoup des cinglés malouins. Il avait raison. L’immense quai-parking du port de plaisance était désert. Le vent sifflait dans les mâtures des bateaux amarrés aux pontons, entraînant dans une sarabande musicale mortuaire les drisses de grand-voile, les haubans, les écoutes et autres cordes à nœuds en tout genre. Berty, trempé des pieds à la tête, pénétra dans le magasin « TOUT POUR LE MARIN ». Sans un mot, devant les yeux étonnés – nous dirions presque effarés – du préposé au comptoir, il repéra et se dirigea vers une grosse combinaison de survie qu’il enfila. — Vous allez à la pêche à la morue ? lui demanda poliment le vendeur quinquagénaire. Il faut avouer que le saut dans le temps était incongru. Passer du petit costume tergal, modèle « Chats sauvages » année 61, à la dernière nouveauté flottante en fibres composites, il y avait un pas géant de mocassins pointus à franchir. Berty avait osé… « C’est cher ? », baragouina-t-il. « Oui », répondit celui qui sentait que son client n’avait pas un rond. — Bon, je laisse tomber, poursuivit Berty d’une voix forte et désinvolte, pour montrer que le client est roi quand il a plein de thunes. Qu’est-ce que vous me conseillez pour aller à Cézembre ? Le vendeur, en avalant sa salive devant le vague sosie de Gene Vincent, pensa cinq choses. On n’allait pas à Cézembre en cette saison, et d’une. Surtout avec une tempête qui se prépare, et de deux. Qu’il n’y avait pas de tenue répertoriée dans le carnet du petit marin pour arpenter les dix-huit hectares de l’île, et de trois. Qu’il ne donnait jamais de conseils vestimentaires à de vieux rockeurs décadents, et de quatre. Il ne se souvint pas de sa cinquième pensée, et de cinq. Cependant il fit un effort purement commercial : — Une veste près du corps vous irait très bien. — Si vous le dites. — C’est une Match Race de compétition, elle a l’avantage de faire quatre en un. Il y a une veste polaire incorporée, les manches qui se démontent, vous pouvez également… — OK, montrez-moi ça avec l’assemblage terminé, le coupa Berty. Après avoir essayé la veste et demandé de la garder sur lui, il enfila des bottes Aigle et un bonnet en laine Saint James. L’addition fut lourde. Il conserva son pantalon tergal de chez Dormeuil. Berty arpentait le quai en défilant devant les pontons flottants. Dans la grisaille, les rangées de bateaux faisaient songer à des monuments funéraires avec des croix démesurées. Il cherchait Hale-Ta-Patte. Le vendeur de la boutique marine lui avait précisé que cet ancien militaire devait sûrement être sur son pêche-promenade, un Estéou 630, il y passait les trois quarts de son temps. Un mauvais saut en parachute sur Diên Biên Phù lui avait bousillé la jambe et, depuis, il tirait sa guibolle, d’où son surnom. Le bonnet enfoncé au ras des sourcils, Berty distingua une silhouette en mouvement à l’arrière d’un bateau. Il emprunta la passerelle qui reliait le quai à l’embarcadère en bois. Il fut surpris qu’elle bougeât autant. Il jura sur le ponton, ce dernier tanguait et roulait, il eut un haut-le-cœur. Les Bretons étaient incapables de construire des quais d’embarquement fixes qui ne gigotent pas au gré du vent. Les primaires. — Bonjour, cria-t-il, vous êtes monsieur Hale-Ta-Patte ? Pas de réponse. Mépris complet. Qu’à cela ne tienne, Berty enjamba le bastingage et se retrouva devant la porte de la petite timonerie. Il décida d’attaquer franco : — Je suis désolé de vous importuner, mais il faut que vous m’emmeniez à Cézembre. Hale-Ta-Patte leva un œil vers l’intrus, ajusta sa casquette, cracha par-dessus bord et desserra les dents : — Où qu’tu vois que c’est marqué Boat People sur mon bateau, espèce de maudit fi d’g***e ! — Bien entendu je vous paye la traversée, insista Berty en glissant sournoisement un pied dans la cabine. — T’es un Parisien, toi, hein ? — Oui. — Ça se voit ! — À quoi ? — À ton air con. C’est tout. Hale-Ta-Patte bouscula Berty et alla s’asseoir dans le carré. — Dix euros cash, fit Berty. — Nom di diou ! siffla le boiteux entre ses dents. — Bon, disons vingt. — Bon diou ! — Quarante, dit Berty en avalant sa salive. — Qu’est qu’tu vas vous foutre à Cézembre d’un temps pareil ? Berty avait oublié de se trouver une raison sociale. — J’ai quelqu’un à voir, balbutia-t-il. — La Marie-Line ? Je savais pas qu’elle avait un amoureux. Le tueur ne connaissait pas de Marie-Line. Ça lui faisait un nom à coucher sur son calepin méningé. Qui était cette Marie-Line ? — Pas vraiment, non. — Le vieux Léon, le père ? insista Hale-Ta-Patte. — Non plus. Berty retint mentalement ce deuxième prénom. — Alors va t’faire foutre ! — Cinquante euros ! — Cent ! Les deux mille euros de Berty fondaient comme neige au soleil. Moins les dépenses seront importantes, plus le r***********t de la dette serait aisé – ministère du Budget.gouv.fr. — Bon, d’accord, dit Berty résigné. — Plus cent euros pour la prime de risque, ça fait deux cents. — Non mais, c’est du vol, jamais je… — Descends mon gars, et vite fait, ou j’te botte le cul. Quand on a une veste Match Race de compétition sur le dos, on discute pas sur le prix de la traversée… Faire ça avec le coup de vent qui arrive, faut déjà être à moitié cinglé. Et en plus, j’ai le retour à me farcir. Écoute-moi bien, le skipper, mon prix est maintenant à trois cents. Cherche dans le port, tu ne trouveras personne d’assez con pour t’emmener sur l’île. C’est à prendre ou à laisser ! Berty sentait que la Banque centrale européenne l’abandonnait. Il y avait un seul mec survivant de Diên Biên Phù à Saint-Malo, avec une patte folle, c’était pour lui. Comme une paire de deux au poker. Pourquoi les Viets ne l’avaient-ils pas achevé ?…Après tout, s’il échouait, il était mort, alors trois cents euros de plus ou de moins ? Il accepta et alla récupérer son sac dans sa voiture. Dès qu’il fut de retour à bord, Hale-Ta-Patte exigea le p******t d’avance. Berty se tourna pour fourrager dans la liasse en toute discrétion et tendit les trente billets de dix à son passeur. — C’est ton p’tit linge ? demanda Hale-Ta-Patte en désignant le sac du menton. — Ça vous regarde pas. — Comment tu t’appelles ? — Berty. — Salut Berty, appelle-moi Hale, dit-il en lui serrant la main… T’as vu la mer ? On va bien s’amuser. * En sortant du port, Berty, littéralement scotché au bastingage, vit un petit groupe de personnes sur le dernier ponton. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à Hale, en désignant l’attroupement du doigt. — Ah, ça ? C’est le capitaine Lerouyer, répondit laconiquement l’ancien parachutiste. Décidément, Berty se sentit abandonné des dieux. Il y avait un vrai capitaine dans le port et, au lieu de le choisir, lui, le sort lui avait désigné le roi de la flibuste, le teigneux des mers, le demi-cul-de-jatte des océans. — Capitaine de la police judiciaire, ajouta Hale-Ta-Patte, devinant les pensées de Berty. C’est un consciencieux, il vient vérifier l’amarrage de son bateau avant le coup de vent. Il salua du bras Lerouyer, qui lui rendit son salut. Qu’est-ce que foutait la police judiciaire sur le ponton ? Un piège de Kolo ? Albert Taloir – tel était le patronyme de Berty – se sentit traqué par le monde entier. Il se liquéfia, fit corps avec la mer par l’intermédiaire d’une gerbe macdonaldesque (Best Of Royal Bacon ingurgité trois heures auparavant), qui créa la liaison des pôles. — Attends mon gars, ne te déleste pas trop vite, on n’a pas encore passé le Môle des Noires, rigola Hale. Après, d’accord, ça va secouer un peu. Berty s’accrocha au plat-bord. — Pourquoi vous l’avez nommé Le Tétanic, votre bateau ? déglutit péniblement le tueur au creux de la vague. — Après l’Indochine, je me suis mis à faire des crises de tétanie, surtout en mer, les vieux cons de pêcheurs se foutaient de ma gueule. Je les nargue, je les défie… c’est poilant, non ? — Non… Eurrkk… — T’as pas l’air à ton aise, mon bonhomme, charria Hale. Arrange-toi pour ne pas mettre de vomi sur mon paquebot. — Eurrkk… — Dis donc, t’es à la marine ce que le chausson aux pommes est à la pantoufle charentaise. On voit bien qu’t’as pas fait les soixantièmes hurlants… — Mugiss… eurrkk… Pour saluer leur passage, l’anémomètre fit une fantaisie à cinquante-sept nœuds. 5. Société Nationale de Sauvetage en Mer.
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