Chapitre 3

2096 Words
Chapitre 3 Rassemblement des troupes Lucien Workan descendit se servir un café, Prigent lui collait aux basques. Le déroulement de l’opération suggéré par le divisionnaire consistait, en gros et à la louche, à louer une toile de tente et à s’adonner aux plaisirs du camping pendant un laps de temps qui ne devrait pas dépasser deux ou trois jours, et ceci, en compagnie du capitaine Lerouyer. Workan, campeur ! Pourquoi pas randonneur ? Lucien refusa l’ensemble du plan de Prigent. De proposition en proposition, il avait fallu évoquer la traversée vers l’île. Le divisionnaire ignorait qu’en cette saison, les différentes vedettes partant de Dinard ou de Saint-Malo étaient en sommeil pour l’hiver. Qu’à cela ne tienne : il tanna Workan afin que Lerouyer mette à la disposition de la police son bateau qui mouillait dans le bassin des Bas-Sablons, port de plaisance de la cité corsaire. D’ailleurs comment se faisait-il qu’avec un salaire de capitaine ce dernier ait pu s’acheter un bateau et louer une place de ponton ? Lucien rétorqua que c’était un vieux Westerly d’au moins trente ans et il anticipa sur les soupçons du divisionnaire qui allaient s’abattre sur les épaules robustes du capitaine. Non Lerouyer ne traficotait pas avec les réserves de came du commissariat, il n’exerçait aucun racket et n’avait aucun talent de proxénète. En revanche, une riche tante cancalaise avait eu la bonne idée de le coucher sur son testament, d’où le bateau et le mouillage. Lerouyer rejoignit ses deux supérieurs devant la machine à café. Il rechigna devant la proposition de Prigent. Météo France annonçait une tempête dans les vingt-quatre heures, aucune embarcation ne pourrait prendre la mer sans se mettre en péril. Prigent insista, justement il fallait vite quitter Rennes, se rendre à Saint-Malo et appareiller. Il suggéra d’emmener le lieutenant Roberto pour leur donner un coup de main. Workan haussa les épaules ; le jeune Ardennais, avec sa maladresse légendaire, se révélerait plus être un handicap supplémentaire qu’un expert en matelotage. En cela il n’avait pas tort. Soudain, Prigent sursauta et pâlit. Lerouyer crut à un malaise. C’était juste le vibreur du portable du divisionnaire qui s’activait. Normalement, avec le temps, la surprise n’aurait plus dû jouer. Mais elle avait toujours autant d’effet sur Prigent, si. À longueur de journée, ses surrénales lui envoyaient des décharges d’adrénaline pour un misérable petit vrombissement. Il balbutia deux ou trois mots, remercia et ferma le clapet. Armel Prigent se tourna vers ses deux OPJ : — Messieurs, nous venons de capter un message des Américains destiné à leur hôtel sur le continent… hum… Nos services de sécurité ont cru bon de mettre la ligne sur écoute. Ils ne rentrent pas sur la côte ce soir. Ils estiment que leur Zodiac de location est trop petit pour affronter la mer qui se forme et passeront la nuit sur l’île. — Dans un blockhaus ? ironisa Lucien avant de poursuivre. Le restaurant de l’île est fermé en cette période. — Le restaurant, oui, mais pas la barge. — Quelle barge ? — Je connais, intervint Lerouyer en s’appropriant la réponse du divisionnaire. C’est une barge transformée en hôtel, qui est échouée sur la partie haute de la plage. — Et comment s’appelle cet hôtel ? demanda Workan. — Le Barge’Hôtel, répondit, navré de tant d’imagination, le capitaine rouquin. Prigent toussota, ce qui chez lui était un signe avant-coureur de prise de parole. — À ce sujet, je dois ajouter qu’outre les hôteliers y réside une famille d’industriels, arrivée mercredi, venue se ressourcer et séminariser. Une pierre deux coups. — Famille importante ? s’enquit Lucien. — Par le nombre ou la qualité ? Workan ferma les yeux. Il en avait sa claque ; son cerveau était accaparé par les treize ans de sa fille, par son artiste peintre, par son Bacon. Il en avait marre des devinettes de Prigent distillées au compte-gouttes. Il entendit le divisionnaire se répondre à lui-même. — Non, en fait, je ne sais pas. Ils sont quatre ou cinq. Pas très connus, ils fabriquent des trucs. — Bravo pour l’éclaircissement, Monsieur le Divisionnaire. Ils sont importants en quoi ? s’impatienta Lucien. — En rien. Du moins nous le pensons. Français moyens, petits industriels moyens. Dans l’informatique banale et moyenne. Vous aurez tout le temps de discuter avec eux, vous en saurez plus que moi. — Nous y allons pour surveiller deux agents de la CIA pas pour bavasser de choses moyennes avec des fabricants moyens d’ordinateurs moyens. — Ne vous foutez pas de ma gueule, Workan. Je ne le supporte pas ! s’énerva Prigent. — Vous vous méprenez, commissaire, dit Lucien faussement désolé. Avouez que nous ne sommes guère informés. Et les hôteliers ? Vous les connaissez, capitaine Lerouyer ? — Oui, des gens bien. La barge appartient à la fille, Marie-Line. Elle vit avec son père, le vieux Léon, et son fils Noël. — Né sans doute le 25 décembre ? — J’en sais rien, je sais juste que c’est Léon à l’envers… Vous saisissez ? — Absolument, capitaine, on appelle ça un palindrome. — Ah bon ! Frédéric Lerouyer avait vécu trente-cinq ans sans se douter de l’existence des palindromes. Il en fut mortifié. Il en voulait presque au Polack de le déshonorer devant le divisionnaire. Workan enchaîna : — Depuis quand cette barge s’est-elle posée à Cézembre ? — Pas mal de temps, répondit Lerouyer. Elle mesure dans les trente mètres de long par au moins six de large. Le pont est surélevé, ce qui fait trois niveaux habitables. — Combien de chambres ? Les yeux bleus du capitaine fixèrent le regard noir du commissaire. Workan comprit qu’en langage sémaphorique, Frédéric Lerouyer lui répondait : « Tu m’emmerdes ! ». — Je sais pas, peut-être une dizaine, lâcha le capitaine d’une voix bougonne. Visiblement la tête ailleurs, Workan s’impatientait. Il s’excusa en s’éclipsant et planta ses deux interlocuteurs, éberlués, leurs tasses de café à la main. L’absence fut courte. Quand il revint cinq minutes plus tard son visage était soucieux. — Elle n’avance à rien, balança le grand commissaire. — De qui parlez-vous ? — La peintresse. — Vous dites la peintresse ? — J’en sais rien ! Avec toute cette féminisation à la con. — Vous la payez au forfait ? demanda Prigent — Non, à l’heure ! — Vous vous êtes fait avoir. La voix faussement candide de Lerouyer eut le don de transformer le visage de Workan de soucieux à maussade. * Les deux OPJ cueillirent au passage le jeune lieutenant Laurent Roberto occupé à rédiger une déposition sur la défenestration d’un coureur cycliste professionnel en compagnie de son vélo. La fenêtre se situait au rez-de-chaussée. C’est dire dans quel état il avait terminé le Tour de France, trois mois plus tôt. Workan demanda des nouvelles du vélo. Le trio se dirigeait fissa vers la sortie de l’hôtel de police. À quelques secondes près, ils auraient évité l’écueil. Mais non : elles venaient vers eux. Le pas décidé du lieutenant Leila Mahir menait la danse, suivi par le joli minois du lieutenant Cindy Vitarelli. — Où vous allez commissaire ? interrogea la féline Leila. — Ça peut t’foutre ! lui lança dans les dents Lerouyer, avant que Lucien ne puisse répondre. Le capitaine Lerouyer avait été longtemps le coéquipier de Leila, avant que celle-ci ne forme un nouveau tandem, tantôt avec Roberto, tantôt avec Vitarelli. Leila Mahir débinait Frédéric Lerouyer aux oreilles bienveillantes de qui voulait bien l’écouter. Frédéric Lerouyer débinait Leila Mahir aux seules oreilles de Workan. La vérité, c’est que ces deux-là se chamaillaient comme frère et sœur et s’aimaient d’un amour fraternel. Mais ni l’un ni l’autre, la tête sur le billot, ne l’aurait avoué. Lerouyer, trente-cinq ans, était marié. Mahir, vingt-six ans, célibataire endurcie, par la faute, la léthargie, ou le renoncement d’un commissaire d’origine polonaise à regarder les choses en face. Ledit commissaire, âgé de quarante ans, empêtré dans ses sentiments, s’interrogeait toujours sur le cas Leila. Cindy Vitarelli planait. Laurent Roberto avait deux occupations, draguer et se vautrer… sur le trottoir, dans les escaliers et dans tous lieux plus ou moins inattendus. Bref, il ne se passait pas une journée sans que celui-ci ne prenne un gadin ou ne brise quelque chose. — Effectivement, lieutenant Mahir, reprit Lucien Workan, vous n’avez pas à le savoir. — N’oubliez pas que quand je sais où vous êtes ça peut vous sauver la vie3. — Mmmouais, maugréa Workan. — Bon, puisque c’est comme ça, on s’barre. On s’en fout on a fini la semaine. Tu viens Cindy, laissons les machos aller picoler leur 1664, un long wiquande de repos nous attend. Elle pivota sur ses talons imitée par Cindy. Trois paires d’yeux à la limite de la lubricité se braquèrent sur les deux paires de fesses. Elles ondulaient sous les jeans. Le cul de Leila était un chef-d’œuvre de la création : haut perché sur ses longues jambes, il n’était ni petit, ni gros, ni rond, ni maigre. Il était le mètre étalon de tous les culs femelles de la Terre. Dieu s’était reposé après avoir dessiné le cul de Leila : il avait soupiré de satisfaction en lâchant sa gomme et son crayon à papier mine HB. Celui de Cindy souffrait de la comparaison, il avait servi de brouillon au crayon de Dieu. Mais avec un tel dessinateur, un brouillon était une œuvre d’art. Celui qui aurait dû se taire ne le fit pas et l’ouvrit bien grande : « On va à Cézembre passer le week-end ! », brailla Roberto. Les yeux bleus de Lerouyer le glacèrent. Les yeux noirs de Workan le brûlèrent. Deux neurones s’entrechoquèrent, sans se demander pardon, dans le cerveau de l’Ardennais et firent leurs valises. Encéphale inhospitalier et, par conséquent, inhabitable. Petites causes grands effets : à ce moment précis, l’anémomètre du Môle des Noires monta à vingt-sept nœuds de moyenne. Workan et Lerouyer, pétrifiés, virent la grande liane brune s’arrêter net. Elle se retourna vers les trois flics. L’œil amusé, elle demanda : « On peut aller avec vous ? » Lucien Workan intervint : — Désolé lieutenant, nous allons en mission. — En mission sur une île, le week-end du 11 novembre ?… Vous me prenez pour une quiche, commissaire ? — Fous-nous la paix Leila, on est pressés, s’impatienta Lerouyer. Nous avons le bateau à préparer. Le temps de sortir du port, avec la mer qui doit grossir, on va être à la bourre. — Allez, commissaire, insista Leila, on n’est pas grosses toutes les deux, on prend pas de place, vous n’allez même pas nous voir, hein Cindy ? — Depuis que je suis à Rennes je me dis : ma fille, faut qu’t’ailles à Cézembre voir les palmiers et les bananes, improvisa la blondinette mâtinée napolito-viking. Cindy Vitarelli était née à Bayeux vingt-cinq ans plus tôt, d’un père italien et d’une mère normande, descendante, selon sainte Cindy, de l’illustre Rollon. D’où ses yeux bleus et sa chevelure blonde – une vraie blonde. — T’es aussi azimutée que Leila, gueula Lerouyer, remonté comme une pendule. Y a pas un bananier sur l’île, pas de drugstore, pas de cacahuètes. Rien ! C’est la zone Cézembre ! Il y pleut des obus et il y pousse des mines. Tu ramasses une fleur à Cézembre et t’es transformé en hachis parmentier. Alors foutez-nous la paix et barrez-vous ! — Je pense, Monsieur le Commissaire, que vous devez intervenir, minauda Leila. Le capitaine Lerouyer, notre supérieur hiérarchique à Cindy et à moi, fait preuve de discrimination envers deux pauvres officiers féminins et… — La ferme ! s’acharna Lerouyer. Workan entraîna le capitaine à l’écart. Lui expliqua qu’après tout c’était le week-end. Que ce genre de stages renforcerait l’unité du groupe et que lui personnellement n’y voyait aucun inconvénient. Il se mentait à lui-même car il savait pertinemment qu’à elle toute seule, Leila était un inconvénient majeur. Lerouyer aimait et obéissait à Workan en toutes circonstances, mais pour une fois il explosa : — Jamais, commissaire ! hurla-t-il à la ronde. Jamais, vous m’entendez, je n’emmènerai ces deux nanas à bord de mon bateau. Je préférerais élever des lapins à fond de cale… Il s’interrompit, rougit, se mordit les doigts, se rendit compte de l’énormité qu’il était en train de claironner. Chacun sait que prononcer le nom de l’animal aux grandes oreilles sur un bateau porte malheur. Ceux qui l’ont fait ne sont, hélas, plus là pour témoigner. C’est dire dans quel état d’exaspération était le capitaine Lerouyer. — Lapin ! dit Leila en détachant les syllabes d’une voix douce et boudeuse. Frédéric Lerouyer la regarda, effondré. * Une heure plus tard, les cinq flics faisaient route vers Saint-Malo. Le silence régnait dans la voiture de Workan. L’atmosphère était tendue. Roberto, assis à l’arrière entre les deux filles, ne respirait plus ; il avait pris conscience du cataclysme qu’il avait déclenché. À l’avant, sur le siège du passager, un capitaine rouquin – les gènes de ses ancêtres irlandais – maudissait le marcassin des Ardennes. Des rafales de vent balayaient les feuilles mortes sur les bas-côtés de la RN1374. Avant Châteauneuf, à la hauteur de Miniac, une vieille Honda Civic immatriculée 75 les doubla en exécutant une embardée sous l’effet d’une bourrasque soudaine. — Regardez-moi ce con de Parisien, il est pressé de s’foutre dans le décor, s’écria le lieutenant Mahir. — Ta gueule la Bédouine ! La voix venait du siège passager avant. Leila n’en tint pas compte, elle enchaîna : « Sûr qu’y va s’faire n****r au radar de Châteauneuf ! ». * Berty gueula après les bouseux de Bretons qu’il venait de doubler. Il avait failli s’empaler dans les glissières centrales. Le pied à fond sur l’accélérateur pour maintenir le chauffage à 17 °C, il atteignait les cent vingt-cinq kilomètres à l’heure. Le radar automatique de Châteauneuf, positionné à proximité du Fort de Saint-Père – là où se déroule le célèbre festival La Route du Rock – ne tolérait que le cent dix. Le coup de pointu du mocassin dans l’autoradio, pourtant habilement lancé, lui fut fatal. Il ne vit pas le panneau d’avertissement. Berty fut flashé. 3. Voir Hortensias Blues, même auteur, même collection. 4. La RN 137 est devenue, par la volonté de l’État et de la régionalisation, la D 137. L’auteur, ayant toujours connu la mythique RN 137, se refuse à changer son appellation.
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