Chapitre 5

1222 Words
Chapitre 5 Pendant ce temps-là, sur l’île de Cézembre Léon Darec, derrière le comptoir-bar-accueil du Barge’Hôtel, scrutait avec perplexité l’horizon bouché par la mélasse venteuse. Il ne distinguait plus la côte qui, d’habitude, se dessinait avec élégance et beauté du cap Fréhel, à l’ouest, à la pointe du Meinga, à l’est. Les cheveux fournis, blancs comme neige, Léon, grand échalas sec et noueux de soixante-quinze ans, était le pense-bête de l’île. Son petit-fils, Noël Darec, ne pourrait pas rejoindre Saint-Lunaire où il devait se rendre, ce week-end, pour fêter son dix-huitième anniversaire avec ses copains. Qu’à cela ne tienne… Avec l’arrivée impromptue des deux Américains, il y avait du travail pour trois. Le, ou plutôt la troisième Darec, était Marie-Line, fille de Léon et mère de Noël. Cette dernière, en tant que gérante du Barge’Hôtel, régentait l’établissement. À ce moment précis, elle préparait en râlant la chambre des deux explorateurs washingtoniens qui avaient les pétoches de regagner leur hôtel à Dinard sur leur petit Zodiac. À voir la mer qui faisait sa folle, elle les comprenait. Le problème était qu’en cette saison, elle n’avait plus de serveur ni de femme de chambre, et que la famille Monsiret lui donnait déjà suffisamment de travail. * Berty le skipper, allongé au fond du bateau aux pieds de Hale-Ta-Patte – si l’on ose dire –, essaya de s’asseoir en s’accrochant au mollet en plastique de Hale. Il reçut un coup de tatane de la jambe valide et valdingua contre la cloison de la cabine. Jamais le temps ne lui avait paru aussi long. Trente encablures ne lui disaient rien sur la distance réelle, les milles non plus d’ailleurs. Il voulait savoir en kilomètres, ou en bons mètres de Paris. Il eut une réponse laconique de Hale-Ta-Patte, qui estimait la traversée à trois mille deux cents brassées. Et encore, ça dépendait si c’étaient des brassées anglaises ou françaises, qui n’étaient pas de la même dimension. Cette précision sur la longueur des membres supérieurs plongea Berty dans le néant : qui, de l’Anglais ou du Français, avait le bras le plus long ? Il ne se fit guère d’illusions. Un paquet de mer lui rinça le visage. Il appréhendait le moment où la grande machine à laver passerait sur essorage. * Cinq cents mètres – facilitons les distances aux chers lecteurs – derrière Le Tétanic de Hale, le capitaine Lerouyer, à la barre de son Westerly Centaur, hurlait qu’il ne voyait plus le phare du Grand Jardin. Ce dernier était situé sur un îlot rocheux, à gauche de Cézembre. Cette grande tour de pierre, avec son halo lumineux, éclaire l’entrée de la rade de Saint-Malo et signale l’axe du chenal menant au port. Le vent tutoyait les soixante nœuds. Lerouyer criait tel un capitaine de vaisseau fantôme : dans le vide. Il n’avait plus d’équipage. On était presque force 10. Les lames soulevaient, secouaient et tentaient de briser le vieux biquille de près de trente ans d’âge. La mer était blanche, elle étendait son linceul mouvant. Lerouyer s’interrogeait sur la sortie, par un temps pareil, du vieux Hale-Ta-Patte. Ce dernier ne débouquait jamais à la légère, depuis quarante ans qu’il naviguait dans le coin ; outre ses crises de tétanie légendaires, il ne se mettait jamais en péril. Frédéric Lerouyer pensait qu’il n’avait plus d’équipage, pour la simple raison que les loques humaines vautrées sur les couchettes dans le fond de la cabine ne méritaient pas et n’étaient pas dignes de porter un tel nom. Leila et Cindy, à plat ventre, dégueulaient dans un seau un reste de civet de lapin – eh oui, par ces deux intrépides intermédiaires, « l’animal » serait présent à bord. Le lieutenant Roberto, toujours aussi surprenant, se bouchait les oreilles ; sans doute ne voulait-il pas entendre le fracas des vagues s’écrasant sur la coque. Seul Lucien Workan puisait dans ses réserves pour laisser apparaître un semblant d’honorabilité. Quoique dans cette maudite traversée, faisant fi de ses principes, il se serait bien assis sur son honneur. — Que puis-je faire pour vous, capitaine ? s’égosilla le commissaire en s’agrippant à un bout (prononcez « boute ») qui pendait de la bôme. « Fermer ta gueule ne serait pas si mal », pensa Lerouyer, après tout c’était de sa faute si l’on en était là. Monsieur Workan fricotait avec la DST, et pourquoi pas la CIA ? Il l’entraînait toujours dans des aventures pas possibles. Il fulminait, le bon rouquin. Réquisition à perpétuité de sa voiture, maintenant de son bateau, où la police allait-elle s’arrêter ? Pas sa femme, tout de même ! — Prenez la barre, commissaire ! Je vais mettre à sec de toile. On va finir au moteur, gueula Lerouyer en poursuivant sur le même ton. L’arrivée ne va pas être triste, le vent n’arrête pas de tourner. J’ai jamais vu ça, de nord il est passé sud-est, si ça continue on va se le prendre plein sud. À Cézembre, avec ce type de vent, ça pousse tellement fort au cul qu’on n’accoste pas. On traverse l’île en creusant un sillon dans le sable, on torpille les rochers et on se retrouve de l’autre côté. Cap vers l’Angleterre. Workan n’entendit pas la fin de la phrase. Le vent dans la mâture étouffait les voix. La Manche devenait une centrifugeuse géante. * Hubert Monsiret, renversé en arrière pour épouser au plus près le canapé Chesterfield, tira sur son cigare. La fumée qu’il expectora se voulait des anneaux olympiques ; ce ne fut qu’une fumerolle inconsistante, même pas des ronds de calamars. La barge aménagée, longue de trente-cinq mètres, était adossée le long d’un muret en haut de la plage Sainte-Anne qui, elle-même, était dominée autrefois par un lazaret (maison de santé servant de mise en quarantaine), puis avant cela par le monastère des Cordeliers. Trois canapés et deux fauteuils, tous en cuir fauve et portant le nom de la ville anglaise, entouraient le poêle à bois scandinave dans l’immense pièce pontée, en teck, du Barge’Hôtel. Seuls le bar et la cuisine jouxtant ce dernier partageaient ce que l’on pourrait appeler le rez-de-pont. L’escalier hélicoïdal, dissimulé près du sas d’entrée, conduisait au-dessous vers la cale, baptisée rez-de-plage, et au-dessus vers le rez-de-jardin. Trois chambres-cabines situées près des locaux techniques en fond de barge étaient partagées par la famille Darec. Les huit chambres du pont supérieur, reliées entre elles par une passerelle extérieure, avec sortie directe sur la partie rocheuse de l’île, étaient à la disposition des touristes. Toutes étaient pourvues d’un vaste hublot, avec une vue grandiose sur la Côte d’Émeraude. La fumée havanesque s’instilla entre les pages de Madame Bovary, ce qui fit réagir Delphine Monsiret. Elle pria son mari, d’un ton courtois mais ferme, d’aller fumer à l’extérieur. Hubert se pencha, ouvrit la porte du poêle et balança son Cohiba dans le foyer. — Ma chère Delphine, nous sommes en pleine tempête. Peut-être ne l’as-tu pas remarqué ? Pas un temps à fumer dehors. Où est Daphné ? La voix était autoritaire : on n’en attendait pas moins de cet homme massif, aux larges épaules. — Dans sa chambre, elle bouquine. Il me fait peur cet hôtel, ça grince de partout. Le vieux Léon Darec, en observateur derrière son bar, un œil vers le hublot, une oreille vers les Chesterfield, ne put s’empêcher d’intervenir. — Ne vous en faites pas, madame Monsiret, il a résisté à bien des coups de vent. C’est pas une petite soufflée de nordet qui va lui faire du mal. Tenez ! Voilà monsieur et madame Tessepin qui rentrent de leur virée sur l’île. Ben dites donc, ils ont l’air trempés. Faut dire que vous n’avez pas choisi votre saison pour faire votre séminaire. Hubert maugréa entre ses lèvres que c’était lui le P.-D.G. de la Monsiret & Cie, qu’il organisait ses séminaires quand il le désirait et dans l’endroit qu’il choisissait, et qu’il n’avait pas de comptes à rendre à qui que ce soit. Il se leva et se dirigea vers le sas d’entrée pour accueillir sa sœur, Edwige Tessepin, sa cadette de trois ans, et son beau-frère, Jacques Tessepin. La voix criarde de Léon Darec, le nez collé au carreau du hublot, le stoppa net. — Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
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