Chapitre 2

1040 Words
Chapitre 2 Même jour, DIPJ1 de Rennes « Toujours aussi fou » avait pensé le commissaire divisionnaire Armel Prigent en pénétrant dans le bureau de son subordonné. Il faut dire qu’en matière de nouveauté il n’y allait pas avec le dos de la cuillère le grand commissaire Lucien Workan. Une artiste peintre avait tout bonnement installé son chevalet devant un des nombreux tableaux de Francis Bacon qui ornaient à foison l’antre de celui qui s’enorgueillissait d’avoir reçu le biberon de la main même du général de Gaulle2. Sa fille Jeanne, qui vivait avec sa mère à Toulouse, allait avoir treize ans. Quel cadeau offrir ? Cruel dilemme. Et vint l’idée de génie : une reproduction d’un Bacon. À vrai dire, ce serait une reproduction d’une reproduction, il n’avait pas les moyens d’acheter un original. L’artiste avait donc choisi un format différent et s’était mise à la tâche. Elle gardait ses sentiments pour elle : offrir ça à une gamine de treize ans, c’était du n’importe quoi. Et puis ce grand con qui la surveillait avec ses yeux ombrageux et soupçonneux… Elle connaissait son boulot, merde !… Enfin, il fallait bien croûter. « Le flic chauve, à la bouille ronde, lui a demandé de le rejoindre dans son bureau. Quand est-ce qu’il va dégager ? » Transmission de pensée ? Lucien Workan se leva et dit qu’il s’absentait quelques minutes. Ouf ! Un étage séparait le bureau de Workan de celui de son chef. Il frappa et entra sans attendre de réponse. La bonhomie du divisionnaire Prigent plaisait à Workan, elle était empreinte de candeur. Il s’assit avant d’en être prié. — Que puis-je faire pour vous, Monsieur le Divisionnaire ? — Pour moi, pas grand-chose ! Pour la France beaucoup ! Tout ça à cause de vos relations… extérieures, asséna Prigent, l’air préoccupé. Workan ne répondit pas ; si le boss se montrait désobligeant il allait devoir réviser son jugement sur sa candeur. — J’ai des nouvelles de vos petits copains de la DST, poursuivit le divisionnaire. Ils viennent de me contacter pour vous confier, disons, une mission délicate. Lucien voulut ouvrir la bouche mais Prigent enchaîna : — Ne me dites pas que ce ne sont pas vos amis… Moi aussi j’ai mes informateurs. Il sourit, satisfait. Les absences à répétition de Workan du commissariat, pour magouiller – selon certains – avec différentes factions au service de la République, étaient devenues un secret de polichinelle au 22 boulevard de La-Tour-d’Auvergne. Le commissaire ne voulut pas interrompre le léger moment de béatitude de son supérieur. Il attendit la suite en remontant le col de son veston. Il faisait frisquet en ce début du mois de novembre. Lucien se demanda si le chauffage était allumé. Prestement il se leva, se rendit près du radiateur et posa la main dessus. Le convecteur était froid. Prigent, par souci d’économie et près des deniers de l’État, allait finir congelé deux ans avant la retraite. — Ça pèle chez vous, Monsieur le Divisionnaire, lança Workan en s’asseyant, les mains fourrées dans les poches de son pantalon. — Vous connaissez nos moyens… Pas assez de voitures, pas assez d’ordinateurs, et cetera. Alors les petites économies font les grandes rivières… — Et les grandes bronchites, le coupa Workan. Prigent se renfrogna en se tassant dans son fauteuil. — Alors, la DST ? demanda Lucien. — Vous connaissez l’île de Cézembre, commissaire ? — Oui bien sûr, comme tout touriste habitué de la Côte d’Émeraude. Je connais même un peu son histoire. Pas toujours folichon. « Le contraire m’aurait étonné », pensa Prigent. « Ce maudit Polack sait toujours tout sur tout. » — Avec la tempête qui se prépare, poursuivit Workan, il ne va pas faire bon y être. Prigent toussota, se racla la gorge et réussit à cracher quelques mots. — Eh ben justement, si ! — Si quoi ? — Il va falloir que vous y soyez. — Mais… — Ne discutez pas, commissaire ! Ordre du ministère de la Défense. Vos amis de la DST ont approuvé ou provoqué ce choix… Ça ne devrait pas vous étonner. Prigent s’affaissa un peu plus dans son siège en cuir directorial. La diction avait été rapide, saccadée, comme s’il voulait en terminer avec une corvée. Par crainte des récriminations de Workan, il était prêt à se boucher les oreilles avec ses mains. D’ailleurs, sans s’en rendre compte, il se boucha vraiment les oreilles. Le regard de Lucien ne manifestait aucune animosité. Prigent, rassuré, posa ses paumes sur les accoudoirs de son fauteuil. — Expliquez-moi, Monsieur le Divisionnaire ? demanda Workan. C’est insensé d’aller à Cézembre en plein mois de novembre. Il n’y a pas un chat là-bas. — En ce moment, si ! Il y en a au moins deux… plus quelques autres. Je vous briefe rapidement. Si je vous dis CIA, vous me répondez quoi ? — Je sais pas, KGB ou Central Intelligence Agency. Excusez-moi, Monsieur Le Divisionnaire, c’est quoi ces conneries ? — Vous allez comprendre. Vous savez sans doute que cette île a été lourdement bombardée lors de la Seconde Guerre mondiale (Lucien approuva d’un signe de tête). Parmi les bombes larguées, certaines contenaient du napalm. On dit que Cézembre a servi de champ d’expérimentation pour ce genre… — La première bombe au napalm fut utilisée en 1942 dans le Pacifique, sur une île contrôlée par les Japonais, intervint Workan. En France, c’est un dépôt d’hydrocarbures à Coutances dans la Manche qui en fit la triste inauguration. Mais la ville la plus touchée fut Royan avec… — Bon, ça va, commissaire… Occupons-nous de Cézembre. L’avantage de cette île, si je puis dire, c’est qu’elle est restée dans son jus. Contrairement à des villes comme Royan ou Dresde en Allemagne. Il y a, depuis hier, deux Américains membres du Scientific Department de la CIA qui sont présents sur l’île. — Ils sont sur Cézembre ? — Oui. Je vous rassure tout de suite, ils opèrent au grand jour et bénéficient de toutes les autorisations nécessaires de notre gouvernement. Je précise que ce sont des scientifiques qui viennent étudier les effets du napalm sur l’écosystème. Cependant le ministère de la Défense – vous savez que c’est une île militarisée – verrait d’un bon œil votre présence sur l’île afin de surveiller leurs faits et gestes. Qu’en pensez-vous ? — Demandez-moi d’obéir mais pas de penser. Car n’importe qui, même avec une intelligence miniaturisée par des petites mains chinoises, n’irait pas passer le week-end du 11 novembre sur un caillou pelé en pleine mer avec la tempête qui s’annonce… Je suppose que c’est un ordre ? Prigent hocha la tête d’un geste affirmatif. — Vous ne trouvez pas bizarre, Monsieur le Divisionnaire, que des types viennent étudier l’écosystème, pulvérisé à l’époque par les ravages du napalm… soixante-cinq ans après le largage des bombes ? questionna Workan. — Non, les Américains viennent régulièrement, à peu près tous les quinze ans, effectuer des prélèvements. Le divisionnaire essuya ses lunettes en poursuivant : « Maintenant Workan, si l’on parlait du côté pratique de l’opération ? » 1. Direction interrégionale de la police judiciaire. 2. Voir Hortensias Blues, même auteur, même collection.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD