Chapitre 1

1820 Words
Chapitre 1 Vendredi 8 novembre - Autoroute A11 Il lui cassait les couilles. C’était comme ça : Kolo lui cassait les couilles avec un grand C. Berty était encore en vie… pour combien de temps ? Il avait beau se dire qu’il n’avait pas peur, il crevait de trouille. Le trouillomètre en dessous de zéro. Sur l’échelle intestinale, il n’était pas loin de l’azote liquide : à - 196 °C. Les flèches de la cathédrale de Chartres s’éloignaient sur sa droite. Le moteur de la vieille Honda Civic haletait, toussotait sur l’A11 : direction l’Ouest. Plus d’une heure qu’il avait quitté Paris via la porte d’Italie. Son portable refusait obstinément de sonner. Berty ne savait même pas où il allait. Pour la troisième fois, il ouvrit la boîte à gants. Vérification. Le pétard, enveloppé dans une peau de chamois, attendait sagement. La culasse noire du canon, émergeant de son enveloppe, le dévisageait tel un vieux chien à l’œil humide. Le vénérable Glock 17 fourni par Kolo devinait qu’il n’avait pas un maître à sa mesure. C’est bien joli, « l’Ouest », mais quel Ouest ? Le Nord-Ouest ? Le Sud-Ouest ? Quel enfoiré, ce Kolo ! Il s’arrêta sur une aire de repos avant de se pointer au nœud routier du Mans. Il fit le plein d’essence et but deux cafés. Ce mois de novembre avait un air de janvier. Il releva son col de veste en rejoignant sa voiture. La température extérieure devait être de 5° C, mais le vent qui cinglait son visage lui faisait croire qu’à côté, le blizzard ressemblait aux alizés. L’autoradio de sa bagnole ne connaissait ni CD, ni MP3 ou autre iPod. Rien que des cassettes à ruban. Il appuya sur Play. Le chanteur Roger Daltrey, des Who, bégaya sur My Generation. Ce vieux tube de 1965, annonciateur de la musique punk, le fit frissonner de plus belle. Une glacière, sa caisse ! Il alluma le moteur et mit le chauffage à fond. Son univers musical s’arrêtait aux années soixante-dix. En revanche, son look de vieux rockeur défraîchi et légèrement bedonnant remontait à la fin des années cinquante sauf que la banane, avec le temps, ressemblait de plus en plus à un haricot vert desséché. Berty – il se prénommait Albert – n’avait que quarante-huit ans, et plus de quarante ans d’emmerdements. Le dernier en date était monstrueux : il devait du fric à Kolo. Il en avait marre de ce jeune branleur d’à peine trente balais, teigneux, et black en plus. Il maudissait le jour où il l’avait rencontré. Il sortit son portable de la poche intérieure de sa veste et le posa sur le siège passager. Taré le Kolo, avec ses précautions, il n’avait aucun moyen de le joindre. Pas de numéro de téléphone. Rien. Il fallait attendre le bon vouloir de Monsieur. Le pied droit de Berty enfonça frénétiquement l’accélérateur pour faire grimper la température ambiante. Merde ! Combien de temps allait-il rester sur ce parking à se geler les roubignolles sous son petit pantalon de tergal ? C’était Kolo qui lui avait fourni le portable, ça faisait partie du marché. Là, il n’avait pas lésiné l’Africain. Deux mille euros y coûtait le biniou. Faut dire qu’il était crypté, comme celui des ministres et autres malfrats en tous genres. Kolo se vantait qu’avec ce logiciel de cryptage informatique, Berty aurait pu ânonner toutes les conneries du monde, la CIA n’en aurait pas eu vent. Certainement un piège à cons mais Berty était rôdé de ce côté-là. Le poker c’est bien. Mais uniquement à la télé sur Canal+ Sport avec Bruel. C’est comme ça qu’il le tenait, Kolo. En caleçon y courait le Berty, après une soirée mouvementée sans aucun as, sans roi, sans reine, sans rien. Presque sans cartes ! Sa meilleure donne : une paire de sept, incapable de faire le brelan ; le bluff poussé à son paroxysme par le rockeur décadent. Douze mille euros de dette et Kolo, le créancier, au cul. Pas étonnant qu’il soit diffusé sur une chaîne de sport, le poker : la seule règle, c’est de savoir courir vite, même en caleçon. Et Berty était le prince des starting-blocks. Miracle !… Il aurait chanté Les saints et les anges… Le téléphone émit un double bip. Un SMS sans surcoût de réception. A81, RENNES STOP Pas très clair, mais ça permet d’avancer. Il embraya et appuya à fond sur l’accélérateur. Hélas, ce qu’il craignait depuis Paris était en train de se réaliser. Il ne voulait pas aller chez les bouseux et pourtant il plongeait direct chez les Bretons. Ses chances de survie s’amenuisaient. Il reprit espoir en pensant que les Rennais étaient à peu près civilisés, mais plus loin c’était le Far West. Des vaches, des pourceaux, des chapeaux ronds, des épagneuls, des bagads de tueurs : il allait se faire défoncer la gueule à coups de biniou. Pourquoi stop à Rennes ? Peut-être qu’il n’aurait pas à aller plus loin, la capitale bretonne était le terminus. Tant mieux. Encore que Rennes était un autre nœud routier. Kolo allait jouer au dispatching là-bas. L’emmerder jusqu’au bout. L’envoyer à Brest, Lorient ou Quimper. Pire, en Centre Bretagne, dans le bush, avec les aborigènes. Il allait boire du lait ribot et danser la gavotte. Un frisson lui secoua l’échine. Son costume en tergal, modèle « Chats sauvages » année 61, lui sembla une frêle armure. Il tenta de capter la FM de l’autoroute. Un grésillement insupportable. Un coup de pointu de mocassin – modèle Alberto Cinni 1972 – dans l’autoradio mit fin à la tentative. À l’horizon, plein ouest, un amoncellement de nuages n’augurait rien de bon. Kolo lui avait dit qu’avec cette mission il réglerait la moitié de sa dette. Il lui faudrait donc, la prochaine fois, avec les idées à la con du Black, parcourir sûrement l’Auvergne ou le Limousin. Il allait découvrir toutes les races bovines de France et des ethnies provinciales inconnues. Enfin… s’il revenait vivant de chez les bouffeurs de galettes, et ça, c’était pas gagné. À la hauteur de Laval, Berty eut une envie de café. Ça attendrait. Péage : 20 kilomètres. Il mit la main à la poche droite du revers de son veston et sortit la liasse. Deux mille euros en billets de dix. Une avance de Kolo à rembourser, avec un taux mineur de trente pour cent, avant un mois. Kolo tenait les rênes de la Banque centrale européenne. Et l’euro était fort. Péage de la Gravelle, il balança trois billets de dix et attendit qu’on lui rende la monnaie. La guichetière lui souhaita bonne route avec un sourire préfabriqué qui en disait long sur le je-m’en-foutisme de la demoiselle. « Empale-toi dans la glissière de sécurité cinq cents mètres plus loin, j’en ai rien à secouer. » Du billard, lui avait murmuré tendrement à l’oreille l’empaqueté de Kolo… ça va être du billard. Déjà que Berty se méfiait désormais du poker, alors que dire du billard ? Avec angoisse il se rapprochait de la capitale bretonne. À la hauteur de Vitré, une brusque rafale de vent fit faire une embardée à la vieille Civic. Il jura. C’était ça le temps breton. Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Ses balais d’essuie-glaces avaient rendu l’âme et le caoutchouc durci rayait le pare-brise. Il allait encore falloir conduire les yeux exorbités sous l’averse. Marre d’attraper des conjonctivites. Les contrats en province, c’était terminé ; il ne quitterait plus Paris. Berty était tueur à gages, sans gages. Tueur il allait le devenir car pour l’instant il n’avait encore occis personne. D’ailleurs était-il capable de tuer quelqu’un de sang-froid ? Il n’avait aucun doute sur ses capacités à trucider ; quand on a Kolo aux fesses on est apte à déclencher la Troisième Guerre mondiale pour sauver sa misérable peau. Rocade Est de Rennes. Merde ! Pas de nouvelles du Black. Berty repéra une bretelle de sortie vers un centre commercial. Il s’y engagea. Garé dans le parking couvert de l’hypermarché de Cesson, Berty consultait un vieil atlas routier où la moitié des autoroutes françaises n’était pas illustrée… Le SMS survint après le double bip : SAINT-MALO-CÉZEMBRE. Il resta hébété, l’œil rivé sur l’écran du portable. Saint-Malo, il en avait entendu parler, c’était là où il y avait des Vikings ou des pirates ou autre chose, enfin peu importe. Mais Cézembre, c’était qui ? Le nom de sa cible ? Pourvu qu’elle soit dans les Pages blanches. Il lui faudrait trouver un annuaire. Y avait-il une poste à Saint-Malo ? Rien n’était moins sûr. Il espérait ardemment que les « Cézembre » ne soient pas une famille nombreuse. À l’école, dans le XIXe arrondissement, il avait connu un Bernard Cézembre… ou un nom similaire. Il ne se souvenait plus très bien. Les infos du Black étaient minces comme du papier à pétard. Soudain une mélodie lui ravit les oreilles. C’était Kolo, il n’y avait que lui à connaître le numéro, l’appel était masqué comme les SMS. Il se précipita sur l’appareil. — Merde ! C’est quoi ce bordel, Kolo ? — Cool mec, cool, répondit le Black. Tu as lu le SMS ? — Oui, j’entrave que dalle, c’est qui Cézembre ? — C’est pas qui. C’est quoi ! Berty marqua un temps d’arrêt avant de répondre. — C’est quoi ? Quoi ? — Une île ! — Il ne manquait plus que ça… Et je prends l’avion à Saint-Malo ? Je te préviens, j’ai la chiasse dans les airs et… — T’auras pas le temps, l’île est à trois nœuds ; t’iras en canoë… — Les nœuds, c’est pas la vitesse marine, plutôt ? le coupa Berty. — J’m’en fous, dit laconiquement Kolo, appelons ça des encablures. — Si tu m’causais en kilomètres, ça serait plus simple. — J’en sais rien des kilomètres, s’énerva le Black. Il paraît qu’on la voit des remparts. — Parce qu’il y a des remparts ? Ça promet pour atteindre la cible. Malgré le pognon que Berty lui devait, Kolo songea à le rapatrier séance tenante. Mais ça urgeait, son commanditaire l’avait payé rubis sur l’ongle. Il n’aimait pas décevoir. Il allait être doux avec Berty et bien lui expliquer le déroulement de l’opération. — Berty, écoute-moi bien : à Saint-Malo tu prends le bateau pour Cézembre. D’accord ? — Mmmm. — Bien, tu seras sur l’île ce soir. Là, je te transmettrai sur ton portable la photo de la cible. OK mec ? — Mmmm. — Et après tu connais le boulot. Tu vises, tu tires et basta. Du billard je te dis, y a personne sur ce caillou. — Si y a personne, l’interrompit Berty, qu’est-ce que je vais y foutre ? Tu vas pas m’envoyer la photo d’une saloperie de mouette quand même. Kolo se désespéra un instant. Un instant seulement. Il devait conserver son sang-froid. Il enchaîna : — OK ! Admettons qu’il y ait deux ou trois pèlerins, nous sommes en novembre, pas un temps pour les touristes. Tu ne t’occupes que de la cible et tu reviens. — Comment je reviens ? — À LA NAGE ! explosa Kolo. Berty soupira. Il sortit de sa poche une boîte ronde en ferraille. Il fit pivoter le couvercle jaune et secoua l’ensemble vers la paume de sa main. Il s’empiffra deux Cachous. Mince remède à ses maux présents et à venir. — Qu’est-ce que tu fous ? La voix de Kolo se chargeait en anxiété. — Je mange des Cachous. J’ai le droit, non ?… Y a des villes sur ton île ? — Pas vraiment ! C’est pas New York… C’est plutôt désert. — J’en étais sûr, c’est le bush avec des Pygmées. Des flèches empoisonnées, tout ça. — Écoute Berty tu me les casses. Tu remplis ton contrat, sinon… — Ouais je sais, tu me butes ! le coupa l’apprenti tueur à crédit. Tu n’es qu’un enfoiré de sous-merde. Tu connais pas Berty, tu sais pas de quoi il est capable. — Si je sais… Hélas ! prononça désabusé le Black. Kolo ne laissait jamais de traces. Berty était un exécutant médiocre. Kolo n’aimait pas les médiocres, encore moins les exécutants médiocres. Une fois la mission remplie, de retour à Paris, Berty cesserait de vivre. Il raccrocha en se signant. Berty reprit la rocade Est de Rennes, puis continua sur la Nord. Porte de Saint-Malo, la bretelle l’emmena sur la nationale 137. La cité corsaire se trouvait à soixante kilomètres. Trente-trois minutes de trajet. Le ciel continuait à se charger de cumulonimbus. L’anémomètre du Môle des Noires à Saint-Malo indiquait vingt-cinq nœuds de vent.
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