CHAPITRE II
Récit du précepteur – Premières annéesCe n’est pas à Athènes même que j’ai vu le jour, mes chers enfants. Je suis né en pleine campagne d’Attique, à quelque deux cents stades de la ville. Mon père Nicias, homme libre, y vivait dans la modeste maison héréditaire, cultivant sa terre avec un petit nombre d’esclaves, car sa fortune était médiocre. Mon aïeul Hilarion, accablé par l’âge, avait renoncé, en faveur de son fils, à tout ce qu’il possédait, et il vieillissait doucement dans l’antique demeure, chéri de tous, vénéré au loin comme un sage.
On attendait ma naissance avec impatience. Ma mère Phédime s’était préparée par les sacrifices et la prière à mettre au monde un fils. Chacun m’avait souhaité d’avance les dons heureux de l’esprit et du corps. La mère de Phédime, ses amies, étaient accourues de tous les environs afin d’assister à ma naissance, et mon père avait mille fois demandé aux dieux de lui donner pour son premier-né un fils.
Je naquis. Aussitôt mon grand-père, d’une main tremblante de joie, attacha sur la porte d’entrée de notre demeure une couronne d’olivier, symbole de l’agriculture à laquelle l’homme est destiné ; si, au lieu d’un garçon une fille avait ouvert les yeux à la lumière, on eût suspendu à la porte une bandelette de laine, indiquant que la femme doit filer, tisser, s’occuper de travaux domestiques.
… Le père, vous ne l’ignorez pas, enfants, adroit de vie et de mort sur sa famille dans toute la Grèce, sauf à Thèbes où les lois lui défendent d’user de ce privilège. À peine né, la mère de Phédime, Cornétho de Prasiès, m’apporta devant le maître. Tremblante, elle s’agenouilla, et me coucha aux pieds de Nicias. Les esclaves, les femmes, les affranchis, les yeux attachés aux siens avec anxiété, attendaient son premier geste. Il abaissa ses regards sur moi, tout petit, si humble et vagissant faiblement, couché nu sur la vieille terre. Il me considéra, et me voyant robuste et bien formé, il se pencha et me prit dans ses bras… Aussitôt des cris d’allégresse retentirent. Mon père m’avait relevé. J’allais vivre, grandir, devenir comme lui un homme libre !… Si, au contraire, il eût détourné de moi ses yeux, me voyant affligé d’une constitution débile ou défectueuse, on m’aurait emporté bien vite, et, m’exposant en quelque lieu désert, on m’eût laissé exhaler dans les pleurs la faible étincelle de vie qui seule animait mon petit être… Quelquefois, hélas ! accablé par les maux de la guerre et de l’esclavage, je me suis demandé s’il n’eût pas mieux valu pour moi ne jamais vivre que tomber dans la misère que j’ai connue depuis mon âge mûr…
Proas soupira, et un moment appuya son front au long bâton recourbé, indice de son autorité sur ses jeunes élèves. Perdiccas, l’œil brillant d’un feu sombre, sembla penser que, pour lui, il eût préféré la mort à l’esclavage… Mais le doux Amyntas, glissant sa main dans celle du pédagogue, trouva un mot affectueux pour consoler le pauvre exilé.
– Ne regrette pas que ton père t’ait laissé vivre, puisque, sans cela, nous ne t’eussions jamais connu, dit-il. Continue, raconte ce qui advint après que Nicias t’eut pris entre ses bras.
– Les dieux te protègent, cher Amyntas, car ton cœur est doux et généreux, dit le captif. Je reprends : les femmes me saisirent, elles me rapportèrent avec joie au gynécée. On me plongea dans l’eau fraîche, je fus lavé et parfumé, puis couché sur un de ces vans d’osier qui servent chez nous à séparer le grain de la paille. C’est, dit-on, le présage d’une opulente fortune et d’une nombreuse postérité.
Mon aïeule maternelle, Cornétho, avait gardé les principes de l’ancien temps. C’est grâce à elle que je fus plongé dans l’eau froide au lieu d’eau tiède, comme cela se pratiquait d’habitude. Elle n’eut garde d’enchaîner mes petits membres sous ces mille bandelettes dont on se sert chez nous pour emmailloter les enfants, et qui nuisent à leur développement, disait-elle.
C’est à peine si elle me couvrit de quelques langes, voulant m’accoutumer de bonne heure au froid… Cinq jours passèrent. Le sixième, Cornétho me prit entre ses bras, et, suivie de tous les gens de la maison ; mon père et mon aïeul en tête, elle fit plusieurs fois en courant le tour de l’autel d’Apollon, placé à la porte de notre demeure et où le feu brûlait nuit et jour. C’est la cérémonie de la purification de l’enfant.
On attendit le septième jour : souvent les nouveau-nés périssent pendant cette période, emportés par les convulsions. Ce jour heureusement écoulé, mon père, ayant réuni ses parents, ceux de sa femme et tous ses amis, leur déclara vouloir me donner le nom de Proas, mon aïeul maternel, mort depuis longtemps, selon la coutume qui veut que l’aîné porte le nom de son grand-père. La cérémonie terminée, on s’assembla pour le repas solennel autour d’une longue table dressée au dehors devant la porte, car elle eût été trop grande pour tenir dans l’intérieur de la maison.
Bien souvent mon aïeul m’a redit les détails de ce jour où je reçus mon nom. Il m’a vanté la pureté incomparable de ce beau soir d’été, la brise embaumée qui soufflait de la mer, faisant frémir doucement le rameau d’olivier fixé à la porte, courbant les épis verdoyants du champ de blé derrière l’habitation, agitant la cime des figuiers au-dessus du toit paternel. Il croyait se voir lui-même à la naissance de Nicias, et, dans le petit être inconscient que j’étais, il retrouvait son fils, aujourd’hui plein de force et de bonheur…
Mon grand-père, ainsi que beaucoup de nos vieillards, se nourrissait exclusivement de miel ; c’est à cette douce nourriture qu’il attribuait sa verte vieillesse, exempte de toute infirmité, son intelligence et sa mémoire intactes. Le miel, en outre, prolonge la vie, affirmait-il. En ce jour, pourtant, voulant fêter lui aussi ma venue au monde, il trempa ses lèvres dans la coupe ornée de roses qui passa à la ronde de main en main, et qui, vidée ainsi au début du repas, est regardée comme le symbole et le garant de l’amitié qui doit unir les convives.
Dès le matin, les esclaves avaient lavé à grande eau la table du festin ; puis ils y avaient amoncelé les corbeilles de pain, les vases de fruits, les mets froids et les gâteaux mis en réserve depuis plusieurs jours ; et maintenant ils circulaient sans bruit autour des lits où les convives couronnés de fleurs étaient étendus, offrant à chacun les plats préparés pour leur délectation.
En cette occasion propice, mon père avait voulu donner un festin aussi recherché que s’il eût été un des plus riches citoyens d’Athènes. On présenta d’abord des coquillages variés, accommodés de diverses manières ; les uns tels qu’ils sortent de la mer, – et selon moi ce sont les meilleurs, – les autres, cuits dans l’huile d’olive, ou sous la cendre ; tous, saupoudrés de poivre et de cumin. En même temps, on servit des œufs frais de nos poules et des œufs de paonnes, plus appréciés encore. Mon père possédait un grand nombre de ces beaux oiseaux de Junon, et mon grand-père m’a dit qu’en ce jour de fête les magnifiques créatures, faisant traîner leur queue splendide ou la relevant en éblouissante corolle, semblaient s’associer aux réjouissances données en mon honneur… Si je vous raconte tout cela, enfants, ce n’est point vaine gloire, croyez-le bien. Mais c’est pour vous faire sentir que les plus heureux commencements ont souvent de bien tristes épilogues…
– Va, va, continue !… dit Perdiccas avec impatience. Que mangea-t-on ensuite à la fête ?
– On mangea, reprit Proas, après les coquillages, toutes les variétés de la viande de porc : andouilles, saucisses, jambons et longes conservés à la fumée du foyer ; pieds farcis, échine rôtie, et jusqu’à un petit cochon de lait cuit tout entier sous la cendre ; puis un foie de sanglier et des gigots d’agneau ; de la fraise de veau, ainsi que la poitrine d’une truie, assaisonnée de cumin, de vinaigre et de silphium, termina cette partie du repas. Alors parurent des petits oiseaux qu’on arrosa d’une sauce fumante, composée d’huile, de vinaigre, de fromage râpé, de silphium. Pour le second service on offrit ce que mon père avait pu se procurer de plus exquis en gibier, volailles et poissons : la murène, la dorade, la vive, le xiphias, le pagre, l’alose, le thon, les congres aux anneaux serpentins, et les glaucus qui se pêchent à Mégare, et les sardines qu’on prend aux environs de Phalère, et qui, disait mon père, mériteraient d’être servies à la table des immortels, lorsqu’on ne les a laissées séjourner qu’un instant dans l’huile bouillante…
Je ne parle ni des champignons, ni des asperges, ni de cette variété infinie de légumes qui abondent sous notre beau climat. Mais je dois un mot de louange à nos fruits exquis, nos figues, nos raisins, nos poires et nos pommes d’Eubée ; nos coings de Corinthe, aussi doux au palais que superbes à l’œil, et nos amandes de Naxos dont la renommée s’étend par toute la Grèce…
Quant au pain, il était d’une blancheur, d’une finesse, d’une saveur délicieuse… Que de fois, j’ai regretté cet aliment frugal de mon enfance !… Une belle tranche de pain de froment, quelques amandes, des figues, une pomme, qu’y a-t-il de plus savoureux ?… Jamais je ne retrouverai de pain semblable à celui qu’on mangeait chez mon père. – Et les gâteaux qu’on servit en ce jour de ma fête, et que tu aurais croqués avec tant de plaisir, Perdiccas !… Je voudrais bien avoir à vous offrir une de ces corbeilles de jonc, pleine de nos gâteaux, enfants, pareilles à celles que, si souvent, ma bonne mère m’apporta, quand je fus écolier à Athènes !… Ces pains de Cappadoce, faits d’un peu de farine de froment, de lait, d’huile et de sel ; ces globes légers, qu’on mange tout chauds et qui se font avec de la farine de sésame, du miel et de l’huile d’olive ; cette bouillie d’orge mondé, pétrie et saturée des sucs de viande et de poularde ; ces galettes, faites simplement de lait et de miel, celles qui sont relevées d’huile et de fromage… Et ces tourtes légères renfermant des fruits confits au miel… ce mélange de raisins et d’amandes qu’on incorpore à la pâte, et enfin, ces tubes aussi légers qu’une feuille de papyrus qu’on mange roulés, en les trempant dans le vin : rien de tout cela, vous pouvez m’en croire, ne manqua au festin en l’honneur du petit Proas…
Les vins, bien entendu, coulèrent à flots. Vins de Corinthe, et vin blanc de Mende, et celui de Naxos qu’on a comparé au nectar des dieux, et enfin le vin de Chio, le roi de tous, à mon sens. Chez nous, il est d’usage d’adoucir parfois le jus de la treille en y incorporant de la farine pétrie avec du miel, ou de le parfumer d’origan, de fruits, de fleurs et d’aromates. Mon père répétait souvent qu’il aimait, en perçant un tonneau, d’être salué par le parfum de la rose et de la violette. Il ne voulait pas cependant que l’arôme des fleurs prédominât sur le goût propre de la grappe.
Le grand-père, instruit par l’expérience, avait conseillé à son fils de mêler au vin un peu d’eau de mer, qui empêche ses fumées puissantes de monter à la tête. C’est avec discrétion qu’il faut mélanger les deux liquides ; une mesure d’eau de mer, enseignait Hilarion, suffit pour cinquante mesures de vin…
Il régnait sur la table une si grande profusion que plus de la moitié des mets se fût perdue, si un usage antique n’avait permis aux convives de choisir parmi les plats ceux qui leur plaisaient davantage, pour les envoyer à leur famille ou à leurs amis.
À la fin du repas, un éphèbe, Calliclès, prit sa lyre et célébra ma naissance et les joies de ce beau jour. À leur tour, tous ceux des convives qui connaissaient l’art divin du chant se firent entendre ; puis les plus jeunes, se levant de table, se livrèrent au plaisir de la danse, pendant que les esclaves enlevaient les restes du festin, que les hommes mûrs et les vieillards, assis en cercle, regardaient s’ébattre la jeunesse en devisant paisiblement.
Après une dernière libation en l’honneur du Bon Génie et de Jupiter Sauveur, les convives se séparèrent avec mille souhaits de bonheur à mon adresse…
L’éducation d’un jeune Grec, mes enfants, commençait le jour de sa naissance, pour finir à sa vingtième année. Le premier soin des parents était de préparer à leur rejeton une constitution robuste. À cet effet, on n’épargnait aucun soin, aucune peine. Ma mère, la douce Phédime, la sévère Cornétho, mon aïeule, étaient sans cesse occupées de moi. L’enfant, jusqu’à sa cinquième année, est animé d’une vitalité si forte que son corps, disent quelques philosophes, n’augmente pas du double en hauteur dans les vingt années suivantes. Il a donc besoin d’une nourriture abondante, d’un exercice constant.
Les nourrices, obéissant à ce besoin de remuer que manifeste le petit être, le bercent, le secouent doucement entre leurs bras, l’élèvent dans les airs, et l’enfant montre qu’il prend plaisir à cet exercice ; c’est grâce à ces ébats qu’il jouit d’un sommeil paisible et d’un heureux réveil.
Dès que je pus me tenir sur mes jambes, ma mère me fit marcher, et souvent mon aïeul me retraça la scène : moi debout, tout nu, sauf un cordon d’amulettes autour du cou, vacillant sur mes faibles jambes, tandis que Phédime et Cornétho, penchées, m’appelaient, et que je semblais, entre elles deux, ne savoir de quel côté me tourner… Le petit chien Pyrrhos, né le même jour que moi, mais combien plus agile !… sautait en jappant jusqu’à mes épaules, m’effarouchant par ses cris ; parfois, perdant soudain l’équilibre, je tombais de mon haut, et Phédime ou Cornétho accouraient me relever, tandis que ce fripon de Pyrrhos profitait de ce que j’étais par terre pour passer sa langue rose sur mon visage…
Bientôt je sus marcher. Alors, ma mère, continuant mon éducation, m’accoutuma à ne faire aucune différence entre les divers aliments qu’on me présentait, qu’ils fussent grossiers ou délicats. Elle m’habitua à me servir de ma main gauche, aussi bien que de la droite ; à ne point pleurer sans cause ; à ne jamais m’imaginer que j’obtiendrais ce que je désirais par des cris de colère ; à ne pas ressentir de frayeur dans les ténèbres ; à avoir horreur du mensonge. Je me rappellerai toujours l’indignation que manifesta ma mère un jour qu’elle entendit une nourrice dire à son élève que c’était en punition d’une faute légère que les dieux l’avaient fait tomber et se fouler le pied… Jamais elle n’eût cherché à agir sur moi par de pareils moyens.
Dès l’enfance, je fus accoutumé à coucher sur la dure, à m’inonder, en toute saison, d’eau froide de la tête aux pieds, à me montrer obéissant, courageux, respectueux envers les vieillards, doux aux animaux, aux êtres plus faibles que moi.
Pendant mes cinq premières années, on ne me prescrivit aucun travail ; le jeu seul m’intéressait et remplissait mes jours… Ah ! mes enfants, quelles bonnes parties je faisais, sous l’œil indulgent de mon aïeul, en compagnie de mon cher camarade Pyrrhos !… Quelles courses, quelles luttes de vitesse avec mon chien, et comme nous sautions à qui mieux mieux par-dessus les tas de paille, les haies, roulant pêle-mêle dans la poussière, mais nous relevant toujours sains et saufs, souples comme deux tiges de jonc !… En vérité, parmi tous mes compagnons de jeu, Pyrrhos est un de ceux dont j’ai gardé le plus tendre souvenir…
Cependant, mes chers parents s’entretenaient souvent de mon avenir. Ma mère désirait que je fusse élevé auprès d’elle et que je devinsse simplement un cultivateur aisé comme mon père, mon grand-père et mes aïeux, depuis sept générations. Je posséderais, disait-elle, après eux tout ce qu’ils possédaient ; ils avaient vécu heureux dans leur modeste sphère ; je suivrai leur exemple. Je vivrai et je mourrai paisible à l’ombre de la vieille maison, je m’y marierai, j’y élèverai mes enfants et j’y cultiverai mon bien… « Y a-t-il un sort plus heureux que celui-là ? » demandait-elle…
Mon père secouait la tête, disant qu’il fallait attendre, pour se décider, que la nature de mes facultés se fût prononcée.
Quant à mon cher grand-père, dont je devins, dès que je pus marcher, l’inséparable compagnon, il affirma toujours que, selon lui, j’étais destiné à apprendre. « Le petit, répétait-il, est doué d’une insatiable curiosité sur toutes choses. Il n’est rien de ce qui se passe autour de lui qu’il n’ait soif de comprendre. – Pourquoi, grand-père ?… Comment ?… Dis, quelle est la raison de telle chose ?… et de cette autre ?… Et puis encore de ceci ?… »
« Voilà, disait mon aïeul, le refrain constant de sa chanson. Pouvons-nous laisser s’atrophier une faculté aussi marquée, permettre que s’éteigne sans aliment une pareille flamme intellectuelle ?… Si l’enfant est le père de l’homme fait, comme l’a dit un sage, le nôtre est assurément destiné à devenir un savant… Notre devoir, je l’estime, est de le mettre en mesure de donner à son esprit la pâture qu’il demande…
– Tu as toujours raison, répondait Phédime, et la sagesse parle par ta bouche ; mais comment, ô père ! donnerons-nous à l’enfant une science que nous ne possédons pas nous-mêmes ?
– Ma fille, répliquait le vieillard, il existe, tu le sais, des hommes qui ont pour métier d’instruire la jeunesse.
– Il n’en existe pas chez nous, objectait ma mère en me serrant dans ses bras.
– Aussi n’est-ce point chez nous que l’enfant recevra l’éducation dont il a soif, répondait le grand-père. Crois-moi, Phédime, nous devons, si son bien l’exige, nous résoudre à nous séparer de ce cher petit être, la joie de mon cœur comme du tien… Et s’il doit trouver le bonheur dans le savoir, il faut le lui donner, ma fille, quoi qu’il nous en puisse coûter… »
Ma mère pleurait ; mais ces entretiens, souvent renouvelés, portèrent peu à peu la conviction dans son âme… Elle eût désiré me faire instruire à la maison, sous ses yeux, pour ne point perdre de vue son trésor, tant elle me chérissait, ma pauvre mère !… Cependant Hilarion et Nicias, après de longues délibérations, conclurent en faveur de l’éducation publique.
Ils craignaient que l’éducation particulière développât en moi certains défauts. J’étais, ils l’avaient remarqué, trop enclin, – comme certains petits hommes de ma connaissance, – à l’arrogance, à l’orgueil, presque à la tyrannie, quelque soin qu’on eût pris de m’enseigner l’horreur de ces vices affreux.
Peut-être, à l’école, perdu au milieu de la troupe des enfants de mon âge, trouverais-je mon niveau, apprendrais-je mieux, en même temps que les arts libéraux, le peu d’importance de ma petite personne dans le vaste plan du Cosmos… Et puis, si on voulait former mon esprit, où me faire élever, sinon dans cette Athènes, brûlant flambeau du savoir humain, dont nous distinguions au loin le profil aérien, par les jours clairs ? N’étais-je pas en quelque sorte fils de la cité de Pallas, et ne devais-je pas s***r le lait de la science à son sein puissant ?… Après bien des hésitations et des pleurs, on résolut de me mettre en pension à Athènes.
Toutefois, les supplications de ma mère l’emportèrent sur la résolution de Nicias : on ne m’enverrait point au loin, dès ma cinquième année accomplie, âge auquel commence habituellement chez nous l’éducation scolaire. On attendrait que j’eusse atteint ma dixième année ; mais, afin que je ne fusse pas alors en retard sur mes camarades, mon aïeul se chargerait, dès à présent, de m’enseigner les éléments : l’alphabet, les premières opérations de l’arithmétique, et même les principes initiaux du chant… Pour la flûte, devenue de rigueur à cette époque dans toute éducation soignée, personne à la maison ne pouvait me l’enseigner, et force serait de laisser venir le moment où on me placerait à Athènes.
C’est donc en compagnie de mon grand-père que je fis le premier pas dans le sentier ardu de l’étude ; sa main tremblante traçait, sur la cire molle des tablettes, les lettres de l’alphabet. Je les étudiais longuement, puis il les effaçait, et, les retraçant au hasard, il me demandait de les reconnaître. Souvent je me trompais et je trépignais alors d’impatience ; mais quelle joie si je devinais juste !… Quand je connus mes lettres, il m’enseigna les syllabes, – avec quelle patience, le cher vieillard !… Il usa, pour me les mettre en tête, de cette strophe ingénieuse qu’on trouve, me disait-il, dans une comédie du poète athénien Callias. Vous la connaissez, mes enfants.
Et le pédagogue commença sur un ton de mélopée :
BaBèBéBiMais les deux enfants, sautant debout, joignirent leurs fraîches voix à la sienne, formant un accord parfait, et tous trois ils répétèrent cette espèce de strophe, qu’aujourd’hui encore redisent leurs successeurs sur la machine ronde :
BaBèBéBiBoBôBu !Amyntas, égayé, continua même à chanter de sa voix perçante, en reprenant le chemin du palais.
Gamma, alpha ga !…pendant que Perdiccas criait à tue-tête sur un autre ton :
Delta, alpha da !…et que le précepteur, souriant de leur zèle, hochait la tête en mesure.