LIX
Que les riches peuvent passer – Où il se dit des choses profitables aux gens qui ont peu de fortune, et aux gens qui n’en ont pas du toutRichard trouva Maurice très occupé, ayant devant lui du papier, de l’encre et une plume – qu’il taillait depuis une demi-heure.
– Mon procès est perdu, dit Maurice ; tes lignes à pêcher me coûtent précisément, y compris les frais de justice et les dépenses de la route, 15 600 florins 30 kreutzers, et qui pis est, la plus ennuyeuse journée de ma vie que j’ai passée à *** pour les aller chercher. Je suis en train de calculer ce qui me reste pour vivre après la perte dudit procès ; mais je ne connais au monde rien d’aussi fatiguant et d’aussi difficile que de compter. On dit que dans l’état social on doit se rendre utile ou agréable ; tu ne peux guère m’être agréable en ce moment, mais tu peux m’être très utile.
Je vais établir mon actif et mon passif, et tu me feras les additions et les soustractions.
Richard prit la plume. Maurice fouilla dans un tiroir dont il tira plusieurs mémoires passifs.
– Je dois :
À mon tailleur, 418 florins ;
À mon bottier, 157 fl. 20 groschens ;
À mon chapelier, 60 fl. ;
À Josué l’usurier, 2 450 fl. ;
Pour intérêts de ladite somme, 4 900 fl. ;
Pour frais de poursuites exercées contre moi, 2 450 fl.
– C’est à peu près tout, dit Maurice en finissant le dernier papier.
– Passons à l’actif, dit Richard.
– Passons à l’actif, dit Maurice.
Il s’écoula dix minutes après lesquelles Richard dit :
– Tu sais que je t’attends.
– Écris en grosses lettres actif.
– C’est fait.
– Bien.
– Après ?
Après ? Attends un peu, je cherche.
Quelques minutes s’écoulèrent encore.
– Mais, dit Maurice, tu n’as pas fait l’addition du passif.
– Je vais la faire.
Ton passif se monte à 10 435 florins 20 groschens.
– Ah ! ah ! il faut maintenant que je t’explique pourquoi je fais ce travail. Je ne veux pas te faire travailler sans te dire ce que tu fais, et les causes de ce que tu fais, ainsi que l’on en use à l’égard d’un mercenaire.
– Et avec d’autant plus de raison, répliqua Richard, que probablement je travaille gratis.
– Voici mes raisons, dit Maurice, qui le plus souvent ne daignait guère écouter ce que disait Richard.
D’abord, je pose comme maxime fondamentale cet axiome :
Il faut être riche.
– Bien commencé, dit Richard.
Maurice poursuivit sans remarquer ou peut-être sans entendre cette interruption.
Il faut être riche.
J’entends par être riche, vivre sans aucune privation ; c’est-à-dire – tenir un équilibre juste et constant entre ses besoins ou ses désirs, et les moyens de les satisfaire. – En effet, la vie de privations est intolérable, quand on regarde, autour de soi, avec quel luxe et quelle apparente prodigalité procède la nature.
Les chèvres, les hommes et des chenilles vertes qui, plus tard, se transforment en papillons blancs, mangent les choux. Peu parviennent à monter en graines ; quand ils sont en graines, les oiseaux en mangent une partie, et cependant les choux ne manquent pas de se multiplier, et l’espèce n’en manquera pas. On cueille en fleurs une partie des cerisiers ; la plus grande partie des noyaux, c’est-à-dire, des graines destinées à la reproduction, est anéantie ou plutôt détournée de sa destination naturelle et on en fait du kirschenwasser. L’espèce des cerisiers ne paraît cependant pas diminuer, et le vent qui traverse la Forêt-Noire emporte encore au printemps le parfum amer de leurs fleurs.
Tandis que dans notre état de société, l’homme qui a prétendu tout perfectionner ne peut vivre sans vendre une partie de sa vie pour acheter sa subsistance. Les hommes mêmes qui passent pour riches ne prévoient ni leurs caprices, ni des besoins nouveaux, et quelle que soit leur fortune ils ont tellement agrandi leurs besoins qu’ils n’ont que justement de quoi les satisfaire ; tandis que – pour avoir assez il faut avoir trop.
C’est pourquoi lorsque je dis : il faut être riches, j’entends deux manières de le devenir. Quand on ne l’est pas ou par droit de conquête ou par droit de naissance.
Le premier est d’augmenter son revenu jusqu’à ce qu’il se trouve en équilibre avec les désirs et les besoins.
C’est le plus commun, le plus difficile, et le seul que l’on essaie.
Le second est de diminuer ses besoins et ses désirs, jusqu’à ce qu’ils se trouvent en équilibre avec le revenu.
Ce moyen est simple, facile, et personne n’y pense.
Le premier moyen est connu de tout le monde ; il faut se faire négociant, voleur, héritier, ou homme politique incorruptible. Je ne parlerai que du second.
Des dépenses que fait un homme, il faut retrancher :
1° Les dépenses qui ne sont pas pour lui ;
2° Les dépenses qui, étant pour lui, ne contribuent cependant en rien à son bonheur ni à ses plaisirs ;
3° Les dépenses qui, étant pour lui, et contribuant sous certains rapports à ses plaisirs, ne donnent cependant pas de plaisirs qui puissent balancer le travail et la sollicitude auxquels il faut se condamner pour les acquérir ;
4° Examiner si des plaisirs réels, et rachetant bien le travail qu’ils coûtent, peuvent se remplacer par des plaisirs gratuits et alors faire cette substitution.
Par exemple :
Nous allons procéder par ces retranchements sur mon passif que nous allons mettre en regard avec la pension annuelle que me fait mon père
10 435 florins 20 groschens.
1 000 florins.
La différence est de 9 435 florins 20 groschens.
– Tu as fait cette soustraction, dit Richard, avec une rare habileté ; mais comme dans l’année qui s’est écoulée, il faut compter les 1000 florins de ton père – que probablement tu n’as pas enfouis – il faut mettre en regard de cette somme de 1000 florins 11 435 florins 20 groschens que tu as dépensés dans l’année.
– Tu as raison ; donc ma différence se trouve de 10 435 florins 20 groschens.
Retranchons les dépenses inutiles de la première espèce.
Si je n’avais voulu briller aux yeux des autres, il m’eût suffi, pour me vêtir pendant toute l’année, de deux sarraux, l’un de toile, l’autre de drap, et de deux pantalons, le tout pour 30 florins.
De gros souliers, deux casquettes de cuir m’eussent coiffé et chaussé toute l’année, 30 florins.
L’argent de Josué a été employé en soupers, en gants, en voitures, en fantaisies ; les fantaisies et les soupers appartiennent aux dépenses de la première espèce. Les voitures à celles de la troisième espèce, c’est-à-dire aux dépenses qui, contribuant en quelque sorte à nos plaisirs, ne donnent pas des plaisirs tels qu’ils balancent la sollicitude qu’ils coûtent. Retranchons l’argent de Josué. Ensuite, pour mon logement et ma nourriture personnelle, une chambre de 50 florins par an, et par jour deux repas pour une pièce de 24 kreutzers.
– Cela fait 230 florins, dit Richard.
– Total, pour ma dépense d’une année ? dit Maurice…
– 290 florins, dit Richard.
– Donc, continua Maurice, avec les 1000 florins de mon père, j’eusse eu de reste ?
– 710 florins.
710 florins à consacrer à mes caprices personnels, j’eusse été riche, et encore n’avons-nous pas fait subir à mes dépenses les quatre sortes de retranchements que j’ai indiquées.
Quand j’ai dit : on doit être riche, c’est que je suis convaincu qu’il dépend de l’homme de n’être jamais pauvre.
– Mais, dit Richard, tout homme ne possède pas un revenu de 290 florins.
– Alors il faut adapter à ses dépenses les deuxième et troisième sortes de retranchements, et en dernier recours la quatrième espèce, c’est-à-dire supprimer rigoureusement toutes les choses coûteuses, plaisirs ou nécessités qui peuvent être remplacés par des plaisirs et des nécessités gratuits.
Par exemple, sur les côtes de la mer, en Bretagne, la mer apporte des coquillages, des forêts giboyeuses offrent des animaux pour la nourriture de l’homme, quelques peaux des bêtes dont on se nourrit servent de vêtements.
Et on peut être logé pour 5 ou 6 florins par an.
– Mais, dit Richard, beaucoup de gens ne possèdent pas en revenu ces 5 ou 6 florins, et il est probable que dans un pays où on peut être logé pour cette somme, l’argent est extrêmement rare, et qu’il est plus difficile de gagner ces 6 florins qu’ailleurs 500.
– On pourrait à la rigueur se construire soi-même une cabane ou consacrer un peu de temps à se faire un petit revenu avant de se retirer ainsi. Un homme qui a quelque éducation peut gagner à une occupation quelconque 1000 florins dans une année. Nous avons calculé que les dépenses d’une année, dépenses qui pourraient être considérablement diminuées, ne se montaient qu’à 290 florins ; donc en trois mois un homme peut, après avoir payé ses dépenses, avoir à lui 150 florins, ce qui fait un revenu de 7 ou 8 florins pour toute sa vie.
– Fort bien, dit Richard, mais ce serait là une triste vie.
– Elle te paraît telle parce que tu y cherches les plaisirs qui occupent la tienne, et que tu es niaisement semblable à l’enfant qui ne croit pas qu’il y ait d’autre terre au-delà de son horizon, au sauvage qui pense que le soleil est éteint quand il n’en est plus éclairé.
Même telle que tu la conçois, ce serait une vie moins ridicule que celle du bureaucrate, qui vend sa vie à d’autres, et ne garde pour lui que le temps du sommeil, temps qui peut à chaque instant être limité par une ordonnance ministérielle, temps pendant lequel on ne se sent pas vivre, c’est-à-dire, pendant lequel on ne vit pas ; moins ridicule que celle des hommes qui travaillent toute leur vie pour faire fortune, et n’obtiennent, pour résultat de leur dépendance, de leurs fatigues, de leurs privations, qu’une fortune inutile, une bonne table quand ils n’ont plus de dents, des forêts quand ils n’ont plus de jambes, des propriétés qui s’étendent au loin, quand ils n’ont plus d’yeux.
Gens qui travaillent misérablement toute leur vie, pour subvenir aux frais d’un riche enterrement, et payer le cercueil de plomb dans lequel ils ont l’espoir de pourrir quinze jours plus tard.
Mais cette vie est tout autre que tu la vois. Ce qui occupe la vie, ce sont :
Pour quelques hommes, les passions ;
Pour d’autres plus faiblement organisés ou fatigués, les plaisirs.
Eh bien ! il y a dans cette vie que tu es libre d’appeler sauvage, des plaisirs, que j’ai éprouvés, plus suaves qu’aucun de ceux que donne la vie sociale.
L’aspect du ciel, des arbres, de la terre ;
Les harmonies naturelles du vent et de l’eau.
Les parfums des fleurs et des feuilles.
Tout cela grandit par l’habitude – contrairement aux plaisirs de la vie sociale – et étend notre vie, qui s’immisce, par un effort divin, à toutes ces diverses existences.
Et encore cette vie est remplie par des passions, plus fortes sans doute que le jeu ou l’ambition.
La chasse, passion si puissante, que le chasseur, pour la satisfaire, est toujours prêt à risquer insoucieusement sa vie.
L’indépendance absolue, qui mêle un noble orgueil à tout ce que fait l’homme, à tout ce qu’il éprouve, qui se marque dans son regard et dans sa démarche, qui assaisonne ses repas simples, qui donne du charme à ses privations et même à ses souffrances ;
Et encore, la contemplation, la rêverie ;
Et surtout, la paresse, la plus voluptueuse de toutes les passions, la seule qui n’apporte ni fatigue ni désespoir.
– Monsieur le rhéteur, dit Richard, permettez-moi de vous arrêter ici. Vous avez parlé des passions, et vous avez éludé l’amour.
Souffrez, sophiste de mauvaise foi, que je répare cet oubli prémédité, et que je le rappelle à votre mémoire complaisante.
Dans cette vie sauvage, j’use de l’autorisation que vous m’avez libéralement accordée ; les liens de quelque durée sont les seuls possibles ; il faut donc une sorte de mariage. Que fera d’une femme votre homme riche de 7 florins par an.
– Je t’ai dit qu’il n’y avait d’autre dépense que pour le logement ; le même peut servir à tous deux.
Mais nous n’avons raisonné que sur une situation d’extrême pauvreté ; songeons un peu combien de gens, qui pourraient réaliser cent ou deux cents florins de revenu, languissent dans la misère, au milieu des plaisirs tout dispendieux qu’offre la vie sociale, et pourraient être riches, en changeant de pays et en faisant subir à leur budget les opérations que je t’ai indiquées.
– Et penses-tu qu’il soit si facile de quitter son pays, sa patrie ?
– La patrie est la terre qui nous nourrit. La patrie est tellement un mot, qu’il manque tout son effet si on emploie un synonyme moins sonore, ce que tu as senti toi-même en ne te contentant pas du mot pays.
L’amour de la patrie…
– Arrêtons, Maurice, dit Richard ; c’est assez pour le moment d’une dissertation, et je te quitte.
– Nous n’avons pas compté mon actif.
– Ce sera pour un autre jour.
– Tâche d’y penser, parce que ce calcul a quelque importance. – Je songe à me marier.
– Contre qui ?
– Ceci pourrait amener une dissertation.
– La curiosité me fera braver la dissertation.
– Eh bien ! ce soir, à onze heures, ici.
– J’y serai.
Richard alla à la salle d’armes, où son ami refusa de l’accompagner.
Maurice alla chez Hélène.