IIMadame des Tournels ne vit pas plus de cinq ou six fois le retour de cette date terrible. Peu de jours avant d’expirer, elle avait fait approcher Lucile de son lit, et lui montrant Berthe debout contre la fenêtre :
– Prends garde à l’Eau-qui-dort, dit-elle ; il y a quelque chose en elle qui se dégagera,… je ne sais quoi ;… aime-la bien !
Cette recommandation, où l’accent de l’inquiétude se mêlait à la prière, fut la dernière parole qu’elle échangea avec Lucile. Elle ne pensa plus qu’à Berthe, que ses regards incertains suivaient partout. Que deviendrait-elle quand elle ne serait plus là ? Vers quelle destinée la pousserait ce caractère indéfinissable dont il était impossible de rien augurer ? Le mal extrême ne pourrait-il pas en sortir comme le bien ? Quel problème s’agitait dans cette âme fermée qui s’ignorait ? La pauvre mère se reprochait quelquefois cette constante préoccupation qui donnait tout à l’une au détriment de l’autre ; alors elle prenait la main de Lucile :
– Ne m’en veuille pas, disait-elle, tu ne me fais pas peur, toi !
Lucile, qui fondait en larmes, embrassait Berthe qui ne pleurait pas, mais qui étouffait. Un soir madame des Tournels, qui n’avait pas quitté sa fille cadette des yeux depuis plusieurs heures, laissa voir sur son visage une expression de joie dont le rayonnement l’illumina tout à coup. Elle fit de la main signe à Berthe de s’approcher :
– Écoute bien, dit-elle, je te recommande ton père ;… il va se trouver seul… Lucile l’aime de tout son cœur ;… mais l’heure présente est tout pour elle, et puis ta sœur est l’aînée, elle se mariera bientôt… Si tu fais comme elle plus tard, ne le quitte jamais :… Remplace-moi. – Elle tenait les deux mains de Berthe entre les siennes. – Me comprends-tu bien ? reprit-elle, ce sera difficile dans les commencements, mais si tu sens quelque fatigue, pense à moi, et petit à petit ton caractère se pliera à le rendre heureux ; me le promets-tu ?
Berthe baisa la main de madame des Tournels.
– Va, mon enfant, à présent je suis plus tranquille, reprit la mère.
La pauvre femme était plus tranquille en effet : elle venait d’imposer le frein du sacrifice à ce caractère indomptable ; ce don de seconde vue, qui illumine parfois l’esprit des mourants, lui avait fait comprendre que l’accomplissement et les fatigues d’un devoir étaient les seules barrières capables de maintenir Berthe dans la règle et la soumission. Il fallait qu’elle usât ses forces dans la poursuite d’un but, et lui montrer le plus difficile, en intéressant son cœur au résultat, pour qu’elle y trouvât l’ancre de salut.
Le lendemain madame des Tournels partagea ses bijoux également entre ses deux filles, et mourut sans bruit, simplement, comme elle avait vécu.
L’hôtel de la rue Miromesnil resta fermé pendant dix-huit mois. M. des Tournels y vécut profondément retiré, loin du monde, n’admettant entre ses filles et lui qu’un très petit nombre d’amis qui respectaient sa douleur. Elle était immense. Dès ce jour, il adopta un vêtement de deuil qu’il ne quitta plus. Aucun des objets qui avaient servi à madame des Tournels ne fut changé de place ; tout dans l’appartement où il continua de vivre demeura dans l’état où elle l’avait laissé. Il s’imprégnait de son souvenir, il respirait dans son air. Dès lors on vit combien avait été vif et profond cet éclair de divination qui avait entraîné la mourante à soumettre sa fille à la discipline du dévouement. Le chagrin sans bornes de M. des Tournels en fut adouci ; mais la plus grande somme de bien profita à Berthe elle-même. Dans la pratique quotidienne de cette tâche qu’elle avait acceptée, elle éprouva une sorte d’apaisement intérieur qui l’étonna d’abord. Ce n’est pas qu’elle n’eût très souvent encore des révoltes et comme des réveils terribles de cet esprit rebelle qui grondait et s’agitait au fond de son être ; mais elle en était plus maîtresse et le domptait avec des efforts moins vifs et moins douloureux. Elle avait promis de se consacrer à cette œuvre de salut, elle s’y acharnait et les plus dures aspérités de son caractère s’effaçaient lentement, une à une, sous le travail persévérant de sa volonté, comme les nœuds d’une planche de chêne sous le passage actif du rabot. Elle ne devinait pas encore ce doux mensonge de madame des Tournels, cette ruse pieuse qui lui montrait un père à consoler alors qu’il s’agissait d’une fille à sauver. Plus clairvoyante, Berthe eût été moins prompte à s’observer ; elle eût plus facilement lâché la bride à la fougue et à l’intempérance de ses instincts.
Cependant, si large que fût le changement qu’on remarquait en elle, il n’était pas tel encore que l’Eau-qui-dort eût mérité de perdre son surnom. Que d’heures passées sous l’ombre du vieil ormeau, seule avec elle-même et les agitations qu’elle ne voulait plus subir, et qui la tourmentaient par moments ! Elle combattait les emportements de son caractère, par le silence, et voulait le dominer par la concentration. Elle avait alors conscience de son indiscipline, et ne concevait pas bien qu’on en eût toléré si longtemps les violences. Ce qui était excusable à douze ou quinze ans, dans toute l’ardeur bouillante d’un sang qui coulait comme une eau vive, et dans lequel son père se reconnaissait tout entier, devenait impossible à dix-huit. Elle était résolue à se vaincre elle-même. Le bonheur d’un père ne lui avait-il pas été confié, et faillir à cette tâche n’était-ce pas le fait d’un cœur lâche et d’un esprit timide ? L’honneur, la tendresse filiale, le respect d’elle-même, tout lui faisait un devoir sacré de tenir sa promesse. À cette époque de sa vie, on la voyait errer au milieu des grandes pièces de l’hôtel et passer des salons déserts au jardin solitaire, fuyant sa sœur, silencieuse comme une ombre qui cherche les lieux où elle a vécu et souffert.
« Étrange fille ! » disait le père. « Pauvre âme ! » avait dit la mère.
Et l’Eau-qui-dort, perdue dans de longues méditations et de cruels efforts, demandait parfois à Lucile le secret de sa tranquillité.
« Que tu es heureuse ! disait-elle alors, tu descends le fleuve… Quelque chose me pousse toujours à le remonter ! »
Un jour, après une de ces crises qui devenaient de plus en plus rares, et dont Berthe sortait par un de ces mouvements soudains qu’elle ne prévoyait pas plus qu’elle n’y échappait, M. des Tournels, fasciné en quelque sorte par la chaleur et l’impétuosité franche de son élan, la prit dans ses bras, et, saisissant la tête de sa fille à deux mains :
– Ah ! si jamais quelqu’un t’aime, dit-il, ce quelqu’un t’aimera bien !
– Je l’espère, répondit Berthe.
Quelque temps avant la mort de madame des Tournels, bon nombre de personnes, grands-parents ou amis officieux, s’étaient présentés à l’hôtel de la rue Miromesnil dans des intentions faciles à deviner. Le maître de forges, qui ne voulait pas marier ses filles avant leur vingtième année, avait écarté toutes les demandes. Quand il eut rouvert ses salons, on y vit reparaître en foule toutes les mères qui avaient des fils à pourvoir et l’escadron volant des chercheurs de belles dots. L’heure était venue de faire un choix ; mais sans abdiquer, tant s’en faut, l’autorité d’un père, M. des Tournels voulut que ses filles eussent toute liberté d’apprécier les mérites des candidats qui leur venaient des quatre coins de Paris. Après les bals où il les avait conduites, volontiers, il mettait l’entretien sur le chapitre des jeunes gens qui avaient dansé avec Lucile après avoir dansé avec Berthe. On les passait au laminoir de la critique, la réflexion de l’une venait en aide à l’observation de l’autre, et, l’entretien fini, le plus souvent il ne restait plus rien des beaux messieurs qui aspiraient au mariage par le chemin de la valse et de la polka. On avait saisi les papillons par les ailes, et leurs riches couleurs avaient disparu.
Un nom cependant n’avait jamais été prononcé dans ces confidences familières, auxquelles Berthe ne se mêlait pas sans une certaine contrainte, et où elle apportait plus d’amertume et plus d’ironie que sa sœur. C’était celui de Francis d’Auberive, qu’un ami de province avait présenté à M. des Tournels, Francis était un jeune homme de Dijon qui avait quelques terres dans le voisinage des forges si longtemps exploitées par M. des Tournels, et qui habitait Paris les trois quarts de l’année. La connaissance faite, on avait chassé de compagnie dans les mêmes bois, et une certaine intimité avait été le résultat des relations continuées dans le laisser-aller de la campagne. Avec ses trente ans et quelque aisance, Francis se comportait alors comme un reître en pays conquis. Chaque nouvel an devait amener la réforme, mais les années s’écoulaient et la fortune s’en allait à la dérive. Ce qui lui en restait était placé dans une entreprise de charbonnage au fond de laquelle on ne voyait pas bien clair. On assurait en outre que le peu de terres qu’il possédait encore était grevé d’hypothèques nombreuses. Le meilleur de son avoir était alors représenté par une tante, qui l’aimait beaucoup et qui passait pour fort riche ; mais la bonne dame, qui vivait retirée au fond de sa petite ville, était fort sujette à des lubies. Tout son bien pouvait s’engloutir dans les fondations pieuses ou être partagé entre vingt collatéraux qui l’assiégeaient. Francis n’était pas un méchant garçon et ne manquait pas d’esprit ; néanmoins on aurait vainement battu la province avant de trouver un notaire qui l’eût accepté pour gendre. Ses bonnes qualités sautaient aux yeux de tout le monde ; par malheur, un ménage ne vit pas seulement de gaieté, de franchise, de courage et de facile humeur. À trente ans, Francis regrettait la vie décousue qu’il avait menée ; mais il continuait par habitude et désœuvrement. Il s’estimait trop vieux pour en changer. Personne ne savait comment il finirait.
Il eut occasion de voir fréquemment Lucile et Berthe pendant les séjours plus longs qu’elles firent à la campagne après la mort de leur mère. Il était leur voisin, et son cheval, quand il lui lâchait la bride, s’en allait tout droit à la Marelle ; c’était ainsi qu’on appelait l’habitation de M. des Tournels. Francis était sûr d’y recevoir bon accueil. Seule, Berthe ne lui parlait pas beaucoup ; mais on la connaissait, et il ne s’y arrêtait pas. Quant au maître de forges, il lui serrait cordialement la main et vaquait à ses affaires. La visite faite, Francis était libre de rester à dîner ou de revenir dans la soirée prendre le thé. Dans les premiers temps, la présence assidue de M. d’Auberive à la Marelle avait aiguisé les caquets de la province ; on n’avait pas manqué d’y voir l’indice d’un projet de mariage. Si les fortunes n’étaient pas égales, Francis était d’une bonne noblesse du Morvan ; ses ancêtres avaient figuré dans le parlement de Dijon et dans les armées du roi ; l’un deux avait péri à la bataille de Morat : le blason pouvait donc corriger le défaut de richesse. Malheureusement la conduite du jeune gentilhomme donna un prompt démenti aux faiseurs de projets. On ne le vit jamais rechercher la présence de Lucile et de Berthe et causer dans les petits coins ; il ne flattait guère M. des Tournels, et le combattait même quand leurs opinions ne se rencontraient pas. Le galant ne se montrait en rien ; il ne cachait pas ses défauts et parlait de ses folies en homme qui n’en sait pas le nombre. Lucile était avec Francis sur le pied d’une familiarité aimable, telle qu’elle peut exister entre des jeunes gens qui, en temps de chasse, ont déjeuné sur l’herbe et dansé le soir au piano avec sept ou huit voisins de bonne humeur. Berthe était plus réservée. Quand elle entendait Francis rire avec sa sœur, elle s’écartait. Les conversations qu’ils échangeaient avaient un air de gêne dont la cause échappait à Francis ; s’il voulait badiner, elle se taisait. M. d’Auberive pensait qu’il était la victime d’une antipathie innée ; sans en perdre le sommeil, il en était chagrin, l’Eau-qui-dort ayant en elle quelque chose qui l’attirait.
Un jour qu’il regagnait à pied son petit château, il rencontra Berthe qui marchait le long d’un ruisseau bordé de saules. Elle l’aperçut et prit à travers le pré. Il hâta le pas et l’atteignit bientôt.
– Pourquoi m’évitez-vous, lui dit-il, et que vous ai-je fait ? S’il vous déplaît de me rencontrer chez vous, malgré la cordialité que me font voir M. des Tournels et mademoiselle Lucie, je renoncerai à des relations où je trouvais un grand charme. Je suis comme l’oiseau sur la branche, demain je serai parti… Mais dites-moi pourquoi vous me répondez par de grands saluts quand je vous tends la main ?
Berthe reprit tranquillement le chemin du ruisseau.
– Vous voulez le savoir ? répliqua-t-elle nettement. Eh bien ! c’est parce qu’il m’est désagréable de voir un homme de votre âge gaspiller sa vie et ne faire rien qui vaille.
Francis ne put réprimer un geste de surprise.
– Bonté du ciel ! vous n’y allez pas de main mortel dit-il en riant, mais j’aime mieux cela, au moins sait-on à quoi s’en tenir. Donc, à votre avis, je pourrais employer mon temps plus utilement ?
Berthe lui montra les ouvriers d’une ferme voisine qui travaillaient aux champs.
– Vous seriez vigneron ou bouvier, reprit-elle, que cela vaudrait mieux.
– On n’est pas toujours le maître, répondit Francis avec l’accent de la tristesse.
– N’avez-vous pas trente ans ? n’êtes-vous pas orphelin ? dit-elle d’une voix impérieuse où perçait le sentiment de l’indignation.
– Oh ! trente ans, je les ai depuis quelques mois : orphelin, je le suis certainement, et c’est peut-être à cela que j’ai dû de n’être pas libre.
Berthe regarda son interlocuteur d’un air d’étonnement.
– Vous ne m’entendez pas, reprit-il, mais comment comprendre cela ?… Ce n’est guère aisé !
Essayez toujours… On n’est pas si petite fille qu’on en a l’air.
– Cela se devine assez… Diable ! il me semble que je suis comme un écolier devant son professeur, le jour où la leçon n’a pas été apprise suffisamment.
– Expliquez-vous alors, poursuivit Berthe, qui ne put s’empêcher de rire.
– Eh bien, me comprendrez-vous si je vous dis que dans la vie les liens, qui sont des chaînes quelquefois, sont des barrières aussi ? Ce qui nous gêne nous protège. Faute d’avoir un frein naturel, on arrive à s’embarrasser dans mille difficultés qui ne permettent plus de faire un pas librement ; aucune voix familière, aucune main prudente et ferme ne vous a poussé dans le droit chemin. Que penseriez-vous d’un homme qui, au lieu de marcher sur le sentier battu, prendrait à travers champs, sous prétexte de courir à sa guise ? N’aurait-il pas la chance de s’empêtrer dans des fondrières et des halliers d’où il ne pourrait se tirer qu’au prix de mille efforts ? Heureux encore s’il n’y laisse pas la moitié de ses vêtements et un peu de sa chair ! Eh bien ! j’ai fait comme cet imprudent. Je voyais bien le but à atteindre, comme le voyageur voit le clocher de la ville où le repos l’attend ; mais j’étais perdu dans une route folle où chaque effort et chaque nouveau pas ne pouvaient que m’égarer davantage. On arrive bientôt à ne plus rien poursuivre. On marche, et c’est tout. Encore comment marche-t-on ? Vous me direz peut-être qu’il y a la raison, et qu’elle n’a pas été donnée à l’homme pour être jetée dans un coin comme un outil brisé ou quelque instrument inutile… J’en avais ma petite dose comme tout le monde, et certainement la raison a sa part d’influence dans les affaires d’ici-bas, mais il y a la jeunesse et l’exemple, et l’entraînement, et la vanité et la faiblesse, et le long cortège des mauvaises occasions qu’on se garde bien de laisser échapper ! Je suis entré dans la vie sans garde-fou, et voilà pourquoi je n’ai pas toujours été le maître.
Tout cela fut dit avec un accent de bonhomie et de franchise où l’on sentait une pointe de mélancolie. Berthe se rapprocha de Francis ; il lui prit familièrement le bras.
– Çà ! ajouta-t-il, à présent que ma confession est faite, me donnerez-vous la main ?
– Cela dépend, répondit-elle ; j’y suis disposée, mais il faut que vous rebroussiez chemin.
Francis se mit franchement à rire.
– Oh ! la singulière personne que vous êtes ! dit-il. Vous parlez des choses les plus difficiles comme de croquer des groseilles. Songez donc que j’ai trente ans… Vous saurez un jour ce que c’est… très tard sans doute… mais enfin vous le saurez.
– L’âge n’y fait rien ; il suffit de vouloir, répliqua-t-elle brusquement.
La pluie vint à tomber ; ils entrèrent dans une méchante hutte bâtie par un garde au bord d’un bois. Assis côte à côte sur une large pierre plate et les pieds dans la mousse, ils regardaient devant eux. Un troupeau de brebis paissait dans une lande ; le berger, roulé dans sa cape, mangeait un morceau de pain sous un arbre. Le paysage n’avait pas d’étendue ; M. d’Auberive le trouvait charmant, bien qu’il regardât sa voisine plus que la campagne. La jeune fille avait les narines gonflées et cassait des brindilles de bois sec entre ses doigts par un petit mouvement nerveux.
– Vouloir ! reprit Francis, c’est bientôt dit ; mais ce n’est déjà pas si aisé.
Un pli se creusa entre les sourcils de Berthe.
– Et qu’importe que ce soit aisé si on le peut ? dit-elle.
M. d’Auberive étendit la main dans la direction du berger qu’on voyait debout contre le tronc d’un vieux frêne.
– Voyez cet arbre, reprit-il : le vent l’a courbé lentement ; comment fera-t-il pour se relever ?
Berthe lui désigna du doigt un plant de vignes qu’on apercevait à l’autre bout de la lande.
– Voyez ces pampres, dit-elle à son tour, n’étaient-ils pas couchés par terre ? Une main a planté des échalas, et ils sont debout !
– Oui, mais une main est venue ! répondit Francis.
– C’est vrai, dit Berthe naïvement.
Il y eut un long silence. Francis considérait avec un mélange de joie et de curiosité cette jeune fille qui lui parlait si résolument un langage qu’il n’avait pas entendu de son ami le plus intime. Berthe n’était pas jolie, et tout le monde s’accordait pour trouver à Lucile de plus beaux yeux, un teint plus frais, une bouche mieux dessinée, un front plus régulier ; cependant c’était Berthe qu’on regardait avec une attention plus soutenue. Elle avait un charme particulier qui naissait de sa physionomie : jamais visage ne fut plus mobile, jamais sourire plus fier ou plus fin, jamais regard plus vif ou plus doux, jamais gaieté plus expansive ou tristesse plus pénétrante. On pouvait ne pas la remarquer silencieuse ; elle captivait émue : c’était, selon l’expression d’un ami de la famille, la plus jolie laide qui se pût voir. Tandis que Francis la regardait, Berthe continuait de briser entre ses doigts des bouts de branches mortes qu’elle tirait de la mousse.
« La voilà convaincue ; bonsoir l’homélie ! » se dit le jeune homme.
La pluie cessa de tomber. Ils se levèrent et prirent par le bord du ruisseau, bras dessus, bras dessous. Berthe s’était armée d’une baguette et battait les saules, d’où tombaient mille gouttes d’eau. On fit quelques pas sans parler.
« Où diable voyage-t-elle en esprit ? » pensa de nouveau Francis.
– Vous êtes donc tout seul, tout à fait seul ? lui demanda Berthe.
– Non pas, dit Francis gaiement ; j’ai dix cousins qui me détestent et une tante confite en dévotion qui me gronde six fois l’an.
« Pauvre garçon ! » murmura Berthe. L’accent de cette voie étouffée était si bon, le léger mouvement des épaules qui l’accompagna si amical, le pli des lèvres si sympathique et si vrai, que Francis en fut ému.
– Ça, dit-il, vous ne pouvez plus me refuser votre main ; vous venez de gagner mon amitié d’un seul coup.
– Donnez-moi la vôtre, répondit Berthe ; la mienne ne vous manquera jamais.
Leurs deux mains unies, un certain attendrissement gagna Francis ; il sentait que Berthe avait raison, et il éprouvait un embarras réel à le confesser. Il fit un effort pour en sortir en donnant à l’entretien un tour plus gai.