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1314 Words
Le seul être pour lequel elle éprouvât une tendresse entière et constante était Berthe. Berthe pouvait la tourmenter, Lucile le trouvait bon. Il ne fallait même pas qu’on s’avisât de prendre sa défense ; Lucile alors se cabrait d’importance, renouvelant au profit de sa sœur, et sans le savoir, la fameuse scène de Martine et du voisin. Berthe, il est vrai, l’adorait, et, tout en ne lui épargnant ni les rebuffades ni les caprices, ne souffrait pas qu’une autre qu’elle la molestât ; mais, plus exclusive et concentrée en elle-même, quelquefois Berthe abandonnait sans motif apparent les jeux où Lucile s’égarait avec ses petites compagnes, et se retirait dans un coin sombre du jardin. Si Lucile, étonnée, tentait de l’y suivre au bout d’un quart d’heure et de l’interroger, Berthe la repoussait durement : « Que t’importe de jouer avec moi, si tu peux t’amuser sans moi ? » disait-elle. Bien que l’éducation des deux sœurs eût été de tous points pareille, dirigée par les mêmes professeurs, elles étaient loin de pouvoir lire les mêmes livres et d’en tirer les mêmes fruits. Certaines lectures, qui n’avaient produit sur l’esprit de Lucile qu’une impression fugitive de tristesse, évaporée un soir en quelques larmes, avaient laissé dans celui de Berthe des traces qu’on reconnaissait encore après de longs intervalles. C’était comme le soc de la charrue dans une terre forte : le sillon restait creux. Elle se passionnait pour les évènements de l’histoire aussi bien que pour les personnages de la fiction. Que de pleurs lui coûtèrent les infortunes et la mort romanesques d’Edgard de Ravenswood ! que de frémissements de colère et d’insomnie lui causèrent les malheurs augustes et le trépas épique de Marie-Antoinette ! Elle avait le cœur gros et le sang en feu. Rien ne glissait, tout pénétrait. Il fallut, après des nuits de fièvre, que madame des Tournels fît un choix sévère parmi les livres que Berthe fut autorisée à ouvrir. Lucile, étonnée de ces grands ressentiments, se moquait d’elle à tout propos : « – Mais ne pleure donc plus et ne te fâche pas, disait-elle : ils sont morts ! – Oui, mais ils ont vécu ! » répondait Berthe. Que rêvait-elle dans ces moments d’excitations ? quels trésors de tendresse, de courage, d’énergie, ne dépensait-elle pas au milieu de ce trouble et de cette angoisse inexprimables ? Elle les enfouissait en tremblant dans les replis les plus cachés de son cœur. L’hôtel de la rue Miromesnil, qui était ouvert à beaucoup de monde dès les premiers temps qui suivirent l’arrivée de M. des Tournels à Paris, le fut bien davantage encore après que Lucile et Berthe eurent dépassé l’adolescence. M. des Tournels aimait à recevoir ; il avait un grand train de maison. Quelques personnes bien choisies dînaient fréquemment chez lui ; on y dansait trois ou quatre fois pendant l’hiver. Ses filles, dès qu’elles eurent seize ans, l’accompagnèrent une fois par semaine aux Italiens et à l’Opéra, quelquefois dans d’autres théâtres. Appelées par leur fortune à vivre dans le monde le plus brillant, il voulait qu’elles apprissent de bonne heure à le connaître, pour n’en n’être pas éblouies plus tard. Toutes les libertés compatibles avec les exigences des mœurs parisiennes, il les leur permit, afin, disait-il, de les plier tout doucement aux habitudes de la réflexion et aux enseignements de l’expérience. Par ce côté, leur éducation eut une physionomie anglaise qui donna au caractère des deux sœurs plus de relief et de contour ; mais tandis que Lucile apportait dans cette vie facile, bien que réglée, un entrain et une gaieté qui ne laissaient pas de doute sur le plaisir qu’elle éprouvait à en savourer les douceurs, on ne savait pas si Berthe s’y plaisait ou s’y soumettait. Il lui arrivait souvent de ne pas quitter la danse pendant toute une nuit, et souvent aussi de traverser un bal avec la pâleur d’Iphigénie sur le front. Aux heures où il y avait le plus de monde à l’hôtel ; et quand la conversation était le plus animée, il n’était pas rare de la surprendre au fond du jardin, assise sur un banc, les mains croisées sur les genoux et les yeux dans l’espace. La veille, personne n’avait causé avec plus d’abandon et de vivacité. Chose singulière ! cette jeune fille, dont le caractère était si souvent en lutte avec celui de M. des Tournels, pour qui elle était un sujet d’examen et une cause de trouble, était précisément celle qu’on chargeait des demandes épineuses et des négociations difficiles. Lorsqu’un subalterne avait une faute à se faire pardonner ou une permission à obtenir, quand Lucile elle-même était sous le coup d’une fantaisie qui ne lui semblait pas tout à fait raisonnable, on envoyait Berthe en ambassade auprès du maître de forges, et jamais Berthe n’hésitait. Si d’aventure M. des Tournels grondait un peu, Berthe insistait hardiment, et il cédait, tandis que Lucile se mourait de peur derrière la porte. Cette même personne, qui bravait en face un homme devant qui tout tremblait, devenait livide pour chanter une romance au piano devant dix imbéciles ; mais sur ce chapitre le maître de forges avait une volonté bien arrêtée : il fallait chanter, dût-on pleurer avant et s’évanouir après, et la raison était qu’il fallait faire simplement les choses simples. La timidité n’était pas un motif de s’abstenir ; excessive, elle avait un faux air de pruderie et de prétention dont il était bon de se corriger. On était quelquefois surpris de la trace profonde qu’avaient laissée dans cet esprit libre et v*****t des évènements d’une importance médiocre en apparence, et sur lesquels de nombreuses années s’étaient accumulées lentement. Alors que Lucile, six semaines après, avait complètement oublié les choses qui l’avaient le plus charmée ou le plus attristée, on voyait Berthe tressaillir encore à de longues distances au souvenir de certains faits que sa mémoire implacable lui rappelait tout à coup ; la cicatrice faite, le ressentiment de la blessure était le même. Berthe donnait chaque année, le 17 octobre, un exemple frappant de cette malheureuse fidélité. On la voyait dès le matin inquiète, agitée ; rien ne la distrayait plus ; elle évitait toute conversation, fuyait tout travail ; certaines lueurs fauves que sa mère connaissait bien passaient dans ses yeux ; elle se retirait à l’écart, au fond du jardin, sous un vieil ormeau, à l’ombre duquel elle négligeait d’ouvrir le livre qu’elle emportait. Cet état durait jusqu’au soir : les paroles tombaient une à une de sa bouche ; le sourire était contraint, le son de sa voix sec et bref, le geste anguleux et dur. Irascible et intraitable, elle semblait couver des orages dans son silence. Un jour qu’il était question d’une soirée à passer au théâtre, elle secoua la tête. Madame des Tournels lui demanda si elle se sentait indisposée. – Non, répondit Berthe ; mais je le serai certainement avant une heure si on veut me contraindre à sortir. – Tu as donc la maladie et la santé à tes ordres ? répliqua sa mère gaiement. Berthe prit sur la table une paire de ciseaux. – Croyez-vous donc, dit-elle, qu’il soit très difficile de me déchirer le bras avec ce bout de fer ? On dira que c’est un accident, et je resterai. Madame des Tournels effrayée lui arracha les ciseaux des mains. – Es-tu folle ? reprit-elle. Berthe posa froidement son ongle sur la page d’un journal en tête de laquelle on lisait la date du 17 octobre. Madame des Tournels tressaillit, et sans répondre appuya doucement la main sur l’épaule de Berthe ; ses yeux étaient devenus tout humides. Berthe émue s’agenouilla auprès d’elle ; la mère l’entoura de ses bras. – Encore ? murmurait-elle à demi-voix. – Toujours, malgré moi ! répondit Berthe tout bas. Quelques mots sont nécessaires pour expliquer l’influence prolongée de cette date. Un jour, à l’âge de douze ans et à propos d’un travail que son père lui avait imposé, Berthe se montra si revêche, si acerbe, si cassante, que M. des Tournées, pris tout à coup d’un mouvement de colère irrésistible, leva la main et la frappa au visage. Berthe poussa un cri et tomba par terre inanimée. Son visage était vert. Quand elle se réveilla d’un long anéantissement et brisée par la violence de spasmes convulsifs, son premier regard rencontra son père debout au pied du lit, tout pâle et décomposé. Elle lui tendit les deux bras. M. des Tournels l’embrassa en pleurant, et sortit pour qu’on ne le vît pas éclater en sanglots. Berthe le suivit des yeux. Aussitôt que la porte se fut refermée : « Ah ! dit-elle en se retournant vers sa mère, qui la soutenait sur l’oreiller, quel bonheur que j’aie eu tort ! Sans cela, jamais je ne lui aurais pardonné. »
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