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2027 Words
I La chasse aux légendes. – La formation d’une ville. – Le baptême historique et légendaire de ses rues. – La malice de nos aïeux. – Un vieux rébus municipal. – Les vieilles rues de la Cité. – Ce qu’on voit par la fenêtre gothique de la tourelle du coin. – C’est l’histoire de France qui passe. – La rue de la Licorne. – Son ancien nom. – La demeure de Jean Pitard. – La confrérie des chirurgiens. – Le puits de sa maison. – Les oubliers et leurs statuts. – Origine du jeu de macarons. – Origine du pain bénit. – La Licorne et sa légende. – La rue Saint-Landry. – L’échelle patibulaire des évêques de Paris. – La chapelle de Saint-Landry. – Le premier asile des enfants trouvés. – Grandeur et décadence d’Isabeau de Bavière. Quelle joie pour l’antiquaire lorsque, l’œil fixé sur les horizons lointains de notre histoire, il découvre l’empreinte d’une tradition primitive ! Avec quelle ardeur il suit le fil qui le conduit dans ce labyrinthe de débris glorieux, ramassant çà et là, miette à miette, les épaves des siècles passés, dispersées par la main du temps et des révolutions ! Qu’il est heureux quand, sortant de nos catacombes historiques, où il a fait la chasse aux légendes, il peut s’écrier, comme Archimède ; J’ai trouvé ! Dans ce corset de pierre qui formait jadis la limite d’une ville, des générations successives se sont posées l’une sur l’autre, en laissant chacune quelques traces gravées par leur génie et souvent cimentées avec leur sang. Chacune a eu ses grands évènements, ses jours de joie et de deuil racontés par les monuments, les églises, les places publiques, les palais, les rues, les ponts, les statues, les fontaines, etc. Ici, un guerrier fameux a repoussé l’ennemi et sauvé la ville du pillage ; la reconnaissance publique donne son nom au quartier illustré par son héroïsme. Là, un traître a vendu ses frères ; l’indignation de la cité se venge en appliquant son nom ridiculisé à un quartier qui sert de dépôt aux immondices, afin d’exprimer son mépris. Ailleurs, c’est un miracle, un crime ou un acte de dévouement, dont la mémoire se transmet par une inscription ou le simple nom de son auteur. C’est ainsi que se fait le baptême historique ou légendaire d’une ville ; chaque génération y laisse sa marque avant de descendre dans la tombe. Toutes les villes ont donc leur bagage de chroniques, Paris, la grande ville, l’antique capitale du royaume de Clovis, est, plus que les autres, riche en souvenirs. Longtemps pauvre et chétive, tenant pour ainsi dire dans la barque d’un nautonier, elle s’est souvenue, lorsque brilla pour elle son jour de splendeur, de son humble origine, et prit pour écusson la nacelle primitive qui, voguant sur la rivière de Seine, portait Lutèce et sa fortune. Peu à peu, elle s’agrandit ; elle est chez elle ; comme une bonne ménagère, elle organise sa maison. Il lui faut des moulins pour moudre son blé : elle crée la rue des Moulins ; un four pour cuire son pain, elle a la rue du Four ; la rue des Poules et du Vieux-Colombier pour sa basse-cour ; la rue des Noyers pour faire de l’huile ; la rue du Bon-Puits pour l’eau de sa table ; la rue des Vignes conduisant au clos qui remplit ses celliers ; la rue des Rosiers et du Jardinet pour sa promenade. Viennent ensuite les denrées et les industries nécessaires à sa vie matérielle : de là les quartiers de la Boucherie, de la Poissonnerie, de la Panneterie, de la Tannerie, Saulnerie, Mercerie, Coutellerie, Mégisserie, Ferronnerie, etc. Les hommes célèbres s’y succèdent. Alors le baptême légendaire continue : rue de Clovis, de Childebert, Clotaire, Dagobert, Saint-Eloi, Saint-Landry, etc. Les couvents se forment et enfantent de nouveaux noms : Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Benoit, Saint-Germain, Saint-Magloire, Saint-Marcel, Saint-Christophe, Sainte-Geneviève, etc. Le vieil esprit gaulois s’en mêle, et alors nous voyons grimacer, au milieu de toutes ces dénominations, une foule de noms singuliers et d’inscriptions joviales ; la liste en serait trop longue, en voici seulement quelques exemples : rues Vide-Gousset et Maudétour, ainsi nommées à cause de nombreux larcins qui s’y commettaient ; rue des Orties et rue des Chiens, parce qu’elles étaient solitaires et malpropres ; rue de la Muette, parce qu’elle conduisait à un cimetière, et que les personnes mortes ne parlent plus ; rue du Demi-Saint, parce qu’à son entrée il y avait une grande statue de saint à moitié brisée, placée de manière à interdire le passage aux chevaux ; la célèbre cour des Miracles, si bien exploitée par nos romanciers modernes depuis le réveil du romantisme ; la vallée de Misère ; la rue Tirechappe, ainsi nommée des nombreux fripiers qui y tenaient boutique et harcelaient les passants à droite et à gauche, en les tirant par leur chappe afin de les engager à entrer pour vendre ou pour acheter ; ils criaient quand les clercs passaient : cote et surcot raféteroi (je raccommode), et comme les écoliers avaient plus de trous aux genoux et aux coudes que de blancs d’angelots ou de sols parisis dans leurs surcots, ils s’esquivaient au plus vite. D’autres fois, ce sont des enseignes célèbres qui donnent leurs noms aux rues ; telles les rues du Croissant, de la Licorne, du Pélican, des Trois-Canettes, de la Femme-sans-tête. La rue du Bout-du-Monde tire son nom d’une enseigne qui pendait à la cinquième maison à droite, entrant par la rue Montmartre ; elle portait le rébus suivant : un os, un bouc, un duc (oiseau) et un globe, figure du monde, avec l’inscription : Os, Bouc, Duc, Monde (au bout du monde). Il y en avait bien d’autres rédigées dans le même esprit que nous retrouverons plus loin. Beaucoup de noms nous sont parvenus tronqués ou défigurés ; ainsi qui reconnaîtrait la rue Jeux-Neufs, dans la rue des Jeûneurs, et la rue Sainte-Marie l’Égyptienne, dans le mot de la Jussienne ? Enfin un grand nombre tirent leurs noms d’une tradition populaire, ce sont celles-là qui nous occuperont tout particulièrement. L’Hôtel-Dieu doit prendre dans notre vieille Cité la place de rues anciennes qui, en disparaissant, vont entraîner avec elles dans l’oubli les souvenirs, les légendes et les traditions qu’elles rappellent. C’est donc un pieux devoir de remonter à leur origine et, avant de leur dire un dernier adieu, de raconter leur chronique. Dans toutes les villes, chaque nom de rue a sa signification, sa chronique locale et légendaire ; mais pour Paris, la glorieuse capitale, ces souvenirs se rattachent souvent à l’histoire nationale ; dans la Cité surtout, berceau de la monarchie, qui renferme à ses deux extrémités les deux grandes colonnes de la civilisation, la religion et la justice, autour desquelles s’agitèrent d’abord, petits et faibles, les ancêtres de ceux qui plus tard parcoururent l’Europe en vainqueurs. Si, montant par l’escalier à vis tout vermoulu de la tourelle du coin, nous mettons la tête à la fenêtre gothique, et que, accoudé au balcon branlant, nous prêtions l’oreille aux chuchotements des bons bourgeois qui vont besogner, nous connaîtrons leurs mœurs et leurs usages ; nous saisirons au passage les croyances, les joies et les douleurs qui les animaient. Écoutons bien, car c’est dans la Cité que s’agitèrent, pendant huit siècles, les destinées de la vieille France. Notre histoire nationale a commencé dans ces rues étroites et sombres. Là, un roi a passé, suivi de son brillant cortège, et le bon peuple a crié : Noël ! Une reine a fait largesse ; dans une grande famine, un évêque a vendu les vases sacrés pour secourir les malheureux décimés par le fléau ; un martyr a été torturé ; un saint a fait un miracle. Ailleurs, c’est le logis d’un guerrier fameux ; on pouvait jadis pénétrer dans sa vie intime, toucher les armes et les meubles qui lui avaient servi ; ces reliques historiques ont été dispersées par les révolutions : on n’en trouve plus que des débris pieusement recueillis dans nos musées. On entend encore, en passant, comme un écho lointain répétant les grandes querelles des vieilles factions civiles qui se disputaient, aux époques malheureuses, les morceaux d’un trône mal gardé. Voyez-vous ce porche sombre, cette encoignure d’un aspect sinistre : c’est là que catholiques et huguenots s’égorgèrent. Regardez bien, vous verrez encore, sur le bord du ruisseau, des taches de sang… Sur cette borne usée, un moine a monté pour appeler la colère de Dieu sur la tête de celui qu’il nommait l’Hérode de France, et prêcher l’assassinat politique. Voyez-vous, le long des contreforts de ce couvent, cette longue procession d’ombres brunes et noires, les têtes cachées sous des cagoules, des cierges en mains, chantant les gloires de Dieu ? Ce sont les moines de Sainte-Geneviève qui se rendent au parvis de Notre-Dame ; une châsse rayonne au milieu d’eux, c’est celle de la sainte pastoure de Nanterre. Mais quels sont ces cris ? où court cette foule bigarrée, moutonnière et hurlante ? Elle pousse des cris de mort. Où va-t-elle ? Au parvis Notre-Dame. Qu’y a-t-il ? Là, se dresse, sombre et terrible, un immense bûcher. Ce sont les Templiers qu’on mène à la mort, héroïques victimes du fanatisme et de la cupidité. Frémissez d’horreur et levez les yeux, vous verrez, sur un ciel noir comme un immense drap mortuaire, une grande croix rouge semblable à celle que portaient ces héroïques chevaliers empreinte sur le disque argenté de la lune entourée de trois cercles, le plus grand, de couleur blanche ; le second, de couleur rouge ; le plus petit de couleur noire, pronostics sinistres, mystérieux et lamentables de la colère divine qui pour venger les victimes va bientôt frapper les bourreaux, Philippe-le-Bel et Clément V. Chut ! une ombre silencieuse glisse sous les auvents de cette ruelle déserte : c’est Abailard qui va rue des Chantres, chez le chanoine Fulbert, et, si nous prêtons l’oreille, nous entendrons craquer sous les pas furtifs de cet illustre amoureux les marches de l’escalier en spirale qui conduit à la chambrette de la gente Héloïse. Dans un autre coin, c’est la peste qui ravage le quartier : on jette les morts sur des tas d’ordures, au pied d’une Notre-Dame de Pitié, et les pourceaux de l’abbaye voisine viennent les flairer librement, la sonnette au cou, au milieu des rues désolées. Ailleurs, entendez-vous ces cris de joie, ces jurons avinés de soudards en goguette ? C’est la taverne de la Licorne, et au travers des vitraux crasseux losangés de plomb, vous voyez la silhouette des lansquenets lutinant des ribaudes. C’est ainsi que l’imagination, aidée des vieux récits, peut reconstruire le Paris pittoresque de nos pères, photographier sa physionomie à chaque époque, dans la longue et douloureuse série des métamorphoses qui le conduisent aux splendeurs de nos jours. Repassons donc dans ces rues anciennes. Le couvre-feu est sonné, les bons bourgeois dorment ; profitons-en pour examiner ce qui se passe dans les plus curieuses : LA RUE DE LA LICORNE, en 1269, était connue sous le nom de la rue près le chevet de la Madeleine, parce qu’elle longeait le chevet de la chapelle dédiée à sainte Madeleine. C’est dans cette rue que demeurait, en 1278, Jean Pitard, le chirurgien de saint Louis qu’il suivit en terre sainte. Son buste décore le grand amphithéâtre de l’École de Médecine. C’est lui qui obtint du roi l’acte de fondation de la célèbre confrérie des chirurgiens. Comme c’était l’usage alors de mettre toute corporation, confrérie ou corps de métiers, sous le patronage d’un saint qui devait veiller tout spécialement sur l’association et figurer sur sa bannière, la confrérie des chirurgiens fut placée sous l’invocation de Saint-Côme et Saint-Damien, dont l’église était située au coin de la rue de la Harpe et de celle des Cordeliers, aujourd’hui de l’École de Médecine. Cette église avait un cimetière et un charnier. Tous les premiers lundis de chaque mois, les confrères devaient visiter les pauvres malades qui se présentaient à cette église. C’est là qu’ils se réunissaient et s’engageaient, sous la foi du serment, à observer les règles de leurs statuts. Ceux qui ne voulaient pas s’y soumettre quittaient Paris pour aller exercer leurs talents dans d’autres villes ; et Dieu sait si la besogne manquait, dans ces siècles de fer où tout le monde devait être soldat, sous peine de devenir serf ou mendiant. Jean Pitard, malgré sa fondation, fut presque oublié par l’histoire, qui ne raconte que peu de choses sur ce bienfaiteur de l’humanité. Dans sa maison de la Licorne, il avait fait creuser à ses frais un puits qu’il livra au public, pour prévenir les maladies engendrées par l’eau de la Seine qui, dans certaines saisons de l’année, était boueuse et fort malsaine. Cette maison, rebâtie en 1611, portait encore à cette époque une vieille inscription, gravée par la reconnaissance des Parisiens, et qui était ainsi conçue : Jean Pitard, en ce repaire, Chirurgien du roi, fit faire Ce puits en mille trois cent dix, Dont Dieu lui doint son paradis. La confrérie des chirurgiens est à peu près la seule fondation utile qui date du règne de Philippe III. Vers 1300, la rue de la Licorne prit le nom de Rue a Oublayers, c’est-à-dire des pâtissiers faiseurs d’oubliés. On a écrit ce nom de diverses manières : Oublayers, Oblayers, Oublieurs. Ce nom vient du latin obelia, parce que ces sortes de gâteaux secs et très minces n’étaient vendus qu’une obole. Il y avait plusieurs sortes d’oubliés. On nommait nieules et supplications celles qui étaient d’une dimension plus petite.
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