Chapter 12

634 Words
XI Amoureux converti Tryphène, Charmide TRYPHÈNE A-t-on jamais vu prendre une courtisane avec soi, lui donner cinq drachmes pour prix de ses faveurs, et passer la nuit auprès d’elle en lui tournant le dos, en versant des larmes, en poussant des soupirs ? Hier tu n’avais aucun plaisir à boire, et seul de tous les convives tu n’as pas voulu mangera souper ; je t’observais. Depuis ce moment, tu n’as cessé de pleurer comme un enfant. Quelle peut être la cause d’une pareille conduite, Charmide ? ne me la cache pas ; j’aurai du moins gagné cela à passer avec toi la nuit sans dormir. CHARMIDE Je meurs d’amour, Thryphène ; je ne puis résister à la violence de ma passion. TRYPHÈNE Il paraît que ce n’est pas pour moi ; car tu ne me témoignerais pas tant d’indifférence ; tu ne me repousserais pas quand je veux t’embrasser ; enfin tu n’élèverais pas entre nous un rempart avec tes habits, de peur que je ne te touche. Mais, dis-moi quelle est cette femme qui a su t’enflammer ; peut-être pourrai-je te servir dans tes amours. Je sais comment il faut s’y prendre pour obliger un amant. PLUTON ET PROSERPINE (D’après LE TITIEN) CHARMIDE Sûrement tu la connais bien, et elle te connaît aussi ; car c’est une des plus célèbres courtisanes. TRYPHÈNE Dis-moi son nom. CHARMIDE Philémation. TRYPHÈNE De laquelle veux-tu parler ? Elles sont deux. L’une demeure au Pirée et a été dépucelée tout récemment ; elle a pour amant Damyllus, le fils du stratège. L’autre est celle qu’on surnomme Pagis (le filet). CHARMIDE C’est celle-là même qui m’a pris et qui me retient dans ses filets. TRYPHÈNE Et c’est pour elle que tu verses tant de pleurs ? CHARMIDE Mais oui. TRYPHÈNE Y a-t-il longtemps que tu en es épris ? ou ta passion est-elle nouvellement éclose ? CHARMIDE Elle n’est point nouvelle. Il y aura sept mois aux fêtes de Bacchus que je vis cette belle pour la première fois. TRYPHÈNE Et l’as-tu vue tout entière, ou son visage a-t-il seul frappé tes regards ? Pour le reste, si tu le connaissais… Mais tu peux imaginer ce que c’est qu’une femme de quarante-cinq ans. CHARMIDE Elle jure cependant qu’elle n’en aura que vingt-deux au mois élaphébolion prochain. TRYPHÈNE En crois-tu ses serments plus que tes propres yeux ? c*n-sidère-la bien et regarde ses tempes, où il lui reste encore quelques cheveux (car tout le reste de sa tête est couvert d’une fausse chevelure); et quand la couleur dont elle a soin de les teindre sera effacée, tu les verras couvertes de cheveux gris. Mais que ne la presses-tu de se montrer à toi toute nue ? CHARMIDE Elle n’a jamais voulu m’accorder cette faveur. TRYPHÈNE Ce n’est pas sans raison. Elle sait bien que tu ne pourrais, sans dégoût, soutenir la vue des taches blanches dont elle est couverte ; car depuis la gorge jusqu’aux genoux, elle ressemble à une panthère. Et tu te désoles de ne pouvoir jouir d’une pareille beauté ? Sans doute elle n’a que des rigueurs pour toi et elle méprise ta tendresse ? CHARMIDE Il est vrai, Tryphène, quoique je l’aie comblée de présents. Hier encore, parce que je n’ai pu lui donner mille drachmes qu’elle m’avait demandées (car tu sais avec quelle avarice mon père en use à mon égard), elle a reçu chez elle Moschion, et m’a fermé sa porte. Et c’est pour lui rendre le chagrin qu’elle me cause que je t’ai prise pour cette nuit. TRYPHÈNE Par Vénus ! Je me serais bien gardée de venir si l’on m’avait avertie que tu ne m’envoyais chercher que pour faire de la peine à une autre, et surtout à la vieille Philémation. Mais il est temps que je m’en aille ; déjà le coq a chanté pour la troisième fois. CHARMIDE Ne t’en va pas si vite, Tryphène ; si ce que tu me dis de Philémation est vrai, qu’elle porte une fausse chevelure, qu’elle peint ses tempes, qu’elle a le corps couvert de taches blanches, je ne saurais plus la regarder. TRYPHÈNE Demande à ta mère, si quelquefois elle s’est baignée avec elle. Quant à son âge, ton grand-père pourra te le dire, s’il est encore vivant. CHARMIDE Eh bien, puisqu’elle est ainsi, ôtons ce rempart qui nous sépare, embrassons-nous, aimons-nous et ne faisons qu’un. Que le diable emporte Philémation !
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