Chapter 9

515 Words
VIII L’amour des coups Ampélis, Chrysis AMPÉLIS Quand on n’est point jaloux, Chrysis, quand on ne se met point en colère, qu’on ne donne pas de coups, qu’on n’arrache pas les cheveux de sa maîtresse ou qu’on ne lui déchire pas ses habits, c’est qu’on n’est pas amoureux. CHRYSIS Eh quoi ! sont-ce donc là les seules preuves d’amour ? AMPÉLIS Oui, ma chère ; rien n’annonce mieux un homme bien enflammé : car tout le reste, les baisers, les larmes, les serments, les fréquentes visites sont bien les marques d’un amour qui commence et qui croît encore ; mais tout son feu ne peut bien éclater que par la jalousie ; et si ton Gorgias t’a donné un soufflet, comme tu me l’assures, s’il montre une violente jalousie, tu dois en concevoir les meilleures espérances et souhaiter qu’il continue. CHRYSIS Qu’il continue ! Tu veux qu’il me donne toujours des coups ? AMPÉLIS Non, pas précisément ; mais qu’il prenne de l’humeur, si quelquefois tes yeux s’arrêtent sur un autre que sur lui ; car s’il n’était pas amoureux, il ne se mettrait pas en colère en te voyant un autre amant. CHRYSIS Mais je n’en ai point. C’est sans fondement qu’il me soupçonne d’aimer ce jeune homme opulent, dont je parlai un jour devant lui. AMPÉLIS Il est déjà d’un favorable augure qu’il te soupçonne d’être recherchée par les riches, car ton amant en éprouvera plus de chagrin, il se piquera d’honneur et craindra que ses rivaux ne le surpassent en générosité. CHRYSIS Oui, mais en attendant je n’en reçois que de mauvais traitements et des coups. AMPÉLIS Il te donnera par la suite. Les hommes jaloux deviennent généreux lorsqu’on leur cause beaucoup d’inquiétudes. CHRYSIS Je ne sais pas, en vérité, pourquoi tu veux que je reçoive des coups. AMPÉLIS Non, je ne le veux pas ; mais comme je te le dis, l’homme amoureux devient généreux quand il croit qu’on le néglige ; lorsque, au contraire, un amant est persuadé qu’il est seul favorisé, sa passion languit et s’éteint bientôt. Je te parle d’après une longue expérience, j’exerce la profession depuis vingt ans, et tu n’en as pas encore seize. Si tu veux, je vais te raconter ce qui m’est arrivé il y a peu d’années. J’avais pour amant Démophante, l’usurier, qui demeure derrière le Pœcile. Jamais il ne m’avait donné plus de cinq drachmes, et cependant il voulait être le maître. Il ne m’aimait, ma chère Chrysis, que d’un amour très superficiel. Point de soupirs, point de larmes, point de visites nocturnes ; seulement il couchait quelquefois avec moi, de loin en loin. Un jour qu’il venait me voir, je lui fermai ma porte (j’avais chez moi le peintre Callidès, qui m’avait envoyé dix drachmes). Mon vieil usurier s’en alla en me disant des injures. Quelques jours plus tard, comme je ne l’envoyais pas chercher (Callidès était encore chez moi), Démo-pliante, enflammé par mon infidélité, arrive tout bouillant de colère ; il voit ma porte ouverte, il entre, se met à pleurer, me supplie, me frappe ; il menace de tuer son rival, déchire ma robe, se livre à toute sa fureur, et finit par me donner un talent, en échange duquel je suis restée fidèlement avec lui pendant huit mois entiers. Sa femme disait à tout le monde que j’avais jeté sur lui quelque charme magique ; mais la jalousie seule était le charme. Fais-en usage, ma Chrysis, emploie-le avec Gorgias. C’est un jeune homme qui sera fort riche après la mort de son père.
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