V
La tante Sidonie
La tante Sidoine !
Une figure qu’il faut esquisser et qui appartient bien à son époque.
Au physique c’était Scarron en jupons ; comme lui, elle était paralytique et vivait depuis plusieurs années clouée sur un fauteuil de douleur, après avoir été la femme la plus active, la plus remuante, la plus sémillante qui se pût voir.
La tante Sidonie n’avait pas toujours habité Arras ; on s’en apercevait bien, – et elle tenait à ce qu’on s’en aperçût.
Mariée à M. de Labourdois, un maître des requêtes que les devoirs de sa charge appelaient à Paris, elle avait passé son bel âge dans la capitale, et la chronique prétendait qu’elle ne l’y avait pas précisément employé aux soins exclusifs du ménage.
Elle avait eu un salon, ou plutôt une ruelle, et dans cette ruelle elle avait reçu une partie de la société évaporée d’alors : beaux esprits, femmes répandues, poètes à la mode, officiers faisant de la tapisserie, abbés faisant des madrigaux.
Une des relations dont la tante Sidonie aimait le plus à se vanter, était la belle Mme d’Étioles, devenue plus tard la marquise de Pompadour. Ce nom revenait souvent et à tout propos dans sa conversation : c’était sa chère d’Étioles par ci, son excellente marquise par là. Elle ne cessait de vanter son crédit auprès d’elle ; et, de fait, on citait à Arras deux ou trois personnes auxquelles sa recommandation n’avait pas été inutile.
Cela aurait été pour le mieux, si malheureusement la tante Sidonie, poussant jusqu’à l’extrême le culte des souvenirs, n’eût partagé l’indépendance de sentiment de son illustre amie. Elle avait des idées excessivement commodes sur la morale, et elle ne se gênait pas pour les exprimer avec une liberté de langage qui sentait son Œil-de-Bœuf d’une lieue.
Cela faisait frémir le sévère M. de Crespy. Quant à Mme de Crespy, elle n’entendait pas, comme on sait.
Quoique impotente, la tante Sidonie jouissait d’une réputation détestable dans Arras. Il est vrai que les domestiques ne se faisaient pas faute de colporter ses saillies pour se venger d’elle ; car une des nuances du caractère de la tante Sidonie était d’être insupportable à ses gens. Sans pouvoir bouger de place, elle trouvait le moyen de les occuper continuellement et de se rappeler sans relâche à eux, soit par le bruit de sa sonnette, soit par les éclats de sa voix. Étaient-ils à ses côtés, elle réveillait encore leur zèle en les frappant d’une béquille à bec d’or.
Cette béquille jouait un rôle énorme dans la vie de la tante Sidonie. Personne n’échappait à cette béquille : terrible pour les domestiques, elle était caressante pour les visiteurs. On se félicitait d’un petit coup amical de la béquille de la tante Sidonie, comme d’une bonne fortune.
Cette béquille était un baromètre pour tout le monde ; il n’était pas rare d’entendre dire :
– La béquille de la tante Sidonie est au beau temps.
Ou bien :
– Il y aura de l’orage ; entendez-vous la béquille de la tante Sidonie ?
Cette fée oisive et désolée de son oisiveté, cette Mme Pernelle assise, était donc sans autorité dans l’hôtel de Crespy qu’elle aurait tant voulu gouverner.
Ses doctrines légères venaient échouer contre la dévotion du grand-père, et ses criailleries contre la surdité de la mère.
Dans ces circonstances, la tante Sidonie avait résolu de tourner toute son influence vers sa nièce Marthe de Crespy.
Elle eut bon marché de cette âme neuve, à qui elle ne cessait de parler de la cour et de montrer Paris dans un mirage.
– Tu n’es pas faite pour végéter dans cette maussade ville d’Arras, lui répétait-elle constamment. Quand on est belle, on se doit au monde ; c’était l’opinion de ma chère d’Étioles, et c’est aussi la mienne. Tu as la taille et la démarche de Châteauroux, avec quelque chose de plus piquant dans le port de tête. Et ces précieux avantages resteraient ensevelis au fond d’une triste province ? Non, non ! cela ne sera pas, mille fois non !
Et la béquille de retentir sur le parquet.
Depuis quelques jours la tante Sidonie affectait de grands airs de mystère.
La veille de l’arrivée à Arras du chevalier de Chantemesse, elle fit mander Marthe.
– Approche, petite, lui dit-elle ; mais auparavant examine si les portes sont bien closes, car il ne faut pas qu’on puisse entendre notre conversation.
– De quoi s’agit-il donc, ma tante ?
– D’un secret… d’un secret des plus importants.
– Quel bonheur !
– Es-tu discrète, au moins ?
– Oh ! ma tante !
– Eh ! mon Dieu, je l’étais si peu à ton âge !
– Mais moi, c’est autre chose, dit étourdiment la jeune fille.
– Je te remercie du compliment.
Marthe, un peu confuse, s’assit aux pieds de la tante Sidonie, sur un tabouret fort bas.
– Parlez en toute confiance, ma tante ; parlez vite !
– Eh bien ! j’ai écrit pour toi, il y a quelques jours, à mon amie la marquise.
– À Mme de Pompadour ? s’écria Marthe.
– Oui, mignonne.
– Vous lui avez écrit ? Et qu’avez-vous pu lui dire de moi, ma tante ?
– Tout le bien possible, chérie ; j’ai vanté ta grâce, ton élégance, ta physionomie…
– Y pensez-vous, ma tante ? s’écrie Marthe dont un flot de rougeur inonda soudainement le visage.
– Je t’ai recommandée à elle, je veux qu’elle s’occupe de ton avenir.
– Mais que peut pour moi Mme la marquise de Pompadour ?
– Comment, ce qu’elle peut ? Tout ! Ne sais-tu donc pas…
La tante Sidonie s’interrompit en s’apercevant de son inconséquence.
– Tu ferais une excellente dame d’honneur, reprit-elle.
– Et mon mari ? objecta Marthe.
– On ferait de lui autre chose.
– Mon grand-père est-il instruit de votre démarche ?
– Non, ton grand-père est un bon homme, mais imbu de préjugés gothiques. Nous attendrons pour lui en parler que la marquise m’ait répondu.
– Si elle ne répondait pas ?
– Sois tranquille, petite.
– Mais cependant…
– Elle répondra.
Cette conversation a dû suffire pour faire connaître à nos lecteurs le caractère de la tante Sidonie.
Ils comprendront qu’en raison de ses principes elle ne s’inquiétât que médiocrement du mari qu’on destinait à sa nièce. M. de Chantemesse ou un autre, peu lui importait. Elle ne voyait dans un époux qu’un nom, plus ou moins honorable, et qu’un prétexte à l’émancipation de Marthe. Aussi fit-elle un excellent accueil au comte et au chevalier. Elle savait être infiniment aimable dès qu’elle le voulait, comme toutes les vieilles femmes de ce temps-là. Les deux frères se retirèrent enchantés, séduits ; et le comte, en particulier, crut fermement avoir trouvé une alliée en elle. Après leur départ, la tante Sidoine attira Marthe vers son fauteuil, et lui dit :
– Ces Chantemesse sont décidément des gens fort bien élevés, n’est-ce pas, petite ?
– Oui, ma tante.
– Tout examiné, tu auras dans le comte un mari du meilleur ton et, je crois, plein de cette réserve que nous savons tant apprécier, nous autres femmes de cour.
La jeune fille garda le silence.
– Néanmoins, continua la tante Sidonie, si j’avais une préférence, il me semble qu’elle serait pour le chevalier. Et toi, Marthe ?