VI - Maître et valet

1005 Words
VI Maître et valet M. de Crespy s’étant rappelé qu’il avait quelque chose à dire à son laquais Damiens, sonna pour qu’on le fit venir. Damiens se présenta sur-le-champ et se tint debout dans un angle de la chambre en attendant les ordres de M. de Crespy. Celui-ci s’assit à son secrétaire, mit ses lunettes, attira à lui un cahier et aligna quelques chiffres. Puis il prit dans un tiroir de l’argent qu’il compta et étala. – Approchez, dit-il à Damiens ; voilà quarante livres trente sols huit deniers, qui vous reviennent sur vos trois mois de gages. Comptez. La figure de Damiens exprima la stupéfaction. – Monsieur me renvoie donc ? dit-il. – Le mariage de ma fille me permet de diminuer le personnel de ma maison, répondit M. de Crespy. – Ce mariage n’est cependant pas encore fait, objecta Damiens. – Que voulez-vous dire ? – Je veux dire que monsieur cherche un prétexte pour me renvoyer. – Et quand cela serait ? – Dans ce cas, je me permettrais de lui demander en quoi mon service lui a déplu. M. de Crespy demeura muet. – Y a-t-il quelque chose à reprendre sur ma moralité ? continua Damiens. – Non. – Mes habitudes religieuses sont connues. – Je le sais, dit M. de Crespy ; vous m’avez été recommandé par des personnes en qui j’ai toute confiance. – Alors, pourquoi me renvoyer ? – Écoutez, Damiens, dit-il, je vais vous parler avec franchise. Je vous crois un brave garçon, mais vous êtes un singulier homme. Vous êtes tantôt sombre et taciturne, tantôt v*****t et exalté. La nuit on vous entend parler seul dans votre chambre. On dirait que vous ne vous appartenez pas, que vous obéissez à des voix secrètes. Parfois vous semblez ne plus être à cette terre ; votre regard erre dans le vide, et l’on ne saurait obtenir une parole de vous. D’autres fois, au contraire, par un revirement subit, vous prenez un intérêt extraordinaire, minutieux, indiscret, à ce qui se passe près de vous ; vous devenez questionneur, et l’on a grand-peine à vous éloigner. Ce n’est pas tout. Vous avez des habitudes sinistres : au moindre symptôme de malaise, vous vous faites saigner sur-le-champ. L’autre matin, on vous a trouvé dans votre chambre étendu sans connaissance, votre appareil arraché. Le sang avait coulé par-dessous la porte. Je vous le dis ; ces manières inquiétantes chez le premier venu, ne sont pas supportables dans un valet. Voilà pourquoi je suis forcé de renoncer à vos services, si honnêtes et loyaux qu’ils aient été jusqu’à présent. Damiens avait prêté la plus grande attention à cette harangue. Il se contenta de dire, lorsque M. de Crespy eut fini de parler : – Je n’ai jamais eu de bonheur ! – Vous trouverez facilement une place aussi lucrative que celle-ci, ajouta M. de Crespy avec sollicitude ; les personnes pieuses qui vous ont adressé à moi ne refuseront pas de vous adresser à d’autres. Damiens eut un geste d’antipathie qui ne fut pas remarqué de son interlocuteur. – Et tenez, reprit M. de Crespy, notre voisin M. de Robespierre, l’avocat de la rue des Rapporteurs, a précisément besoin d’un domestique. Présentez-vous. Damiens demeurait les yeux fixés au plancher, immobile, sans mot dire. – Terminons, fit M. de Crespy en poussant son argent vers lui ; s’il n’y avait que moi, je vous garderais probablement, mais je dois avoir égard aux observations des miens… et je ne vous cacherai pas que vous déplaisez à Mme Sidonie. – Ah ! Il y eut dans cette exclamation de Damiens un mélange d’amertume et de raillerie. – Je déplais à Mme Sidonie ?… Cela ne me surprend pas. Je n’ai pas un caractère assez joyeux pour elle ; je ne sais pas applaudir, comme elle le voudrait, à ses sarcasmes philosophiques. Damiens savait qu’il touchait juste en éveillant cette corde. Aussi M. de Crespy devint-il soucieux. Damiens continua : – Je ne peux m’empêcher d’être chagrin en voyant Mlle Marthe obligée d’entendre tout le jour les récits de la jeunesse et du bon temps de Mme Sidonie. – Damiens ! – Eh ! monsieur, convenez vous-même qu’il n’y a que du danger pour une jeune fille à laisser pénétrer dans son esprit ces sornettes et ces idées galantes. – Je connais les faiblesses de Mme Sidonie, mais je ne les exagère pas autant que vous. – Prenez garde, dit Damiens, prenez garde pour Mlle Marthe ! Ne méprisez pas les avertissements d’un humble valet. – Cet humble valet s’occupe beaucoup trop de ce qui ne le regarde pas. – Comment pouvez-vous faire un crime à un serviteur de l’intérêt qu’il porte à ses maîtres ? – À vous entendre, il y aurait toujours quelque péril suspendu sur nos têtes. – Eh bien ! oui, s’écria Damiens ; oui, je sens un danger autour de vous ; quelque chose me dit qu’il s’avance, qu’il est proche… – Allons, dit M. de Crespy, vous êtes un visionnaire. – Un visionnaire, oui ! Il faut écouter les visionnaires. – Assez. – Croyez-moi, ce danger existe, il est quelque part ; essayez au moins de le conjurer. – Comment cela ? – En me gardant encore quelque temps à l’hôtel ; je ferai bonne garde, soyez-en certain, s’écria Damiens. – Je vous répète qu’il n’y faut pas songer ; vous déplaisez à Mme Sidonie… et sans doute aussi à Mlle Marthe. Damiens tressaillit. – Oh ! cela ne peut pas être, s’écria-t-il ; cela serait trop injuste ! – Et pourquoi donc, s’il vous plaît ? demanda M. de Crespy. – Parce qu’il est impossible d’environner à distance Mlle Marthe de plus de respect, de plus de prévenances que je ne le fais. – Eh ! justement, ce sont ces soins de chaque instant qui l’importunent, qui la fatiguent. – Je n’ai jamais cru remarquer cette impression désobligeante chez mademoiselle. – Parce que Marthe est une enfant timide, qui ne voudrait être la cause d’aucun reproche pour ceux qui l’entourent… Mais sa tante l’a bien remarqué, elle. – Toujours Mme Sidonie ! murmura Damiens entre ses dents. – Vous voyez que la situation n’est pas possible, continua M. de Crespy ; mes domestiques eux-mêmes confessent pour vous une répulsion… irraisonnable, je le veux bien, mais réelle. Damiens paraissait anéanti. – Vous ne pouvez pas me renvoyer immédiatement, dit-il ; accordez-moi quelques jours. – Soit ; demain, après-demain. – Laissez-moi rester jusqu’au mariage de Mlle Marthe. – Ah ! oui, le prétendu danger… Je suis bien bon, en vérité, de prêter l’oreille à vos imaginations. – Je vous en supplie ! au nom de tout ce qui vous est cher ! s’écria Damiens. M. de Crespy fut ébranlé à la fin par cet accent de conviction. – Eh bien ! dit-il après un silence, restez jusqu’à la fin de la semaine. – Oh ! merci, monsieur, merci ! dit Damiens. M. de Crespy le congédia d’un signe. En passant devant l’appartement de la tante Sidonie. Damiens l’entendit qui s’escrimait de sa béquille. – Ah ! je déplais à la tante Sidonie ! répéta-t-il ; j’espère, d’ici à peu de temps, lui déplaire Lien davantage.
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