IV - Arras

1219 Words
IV Arras On approchait d’Arras, et déjà le chevalier Pierre de Chantemesse, qui avait tant paru regretter Paris, manifestait un contentement qui croissait de relais en relais. Il se penchait sans cesse à la portière pour reconnaître la campagne et désigner les villages. Lorsqu’on entra dans le faubourg d’Amiens, il s’écria, les yeux humides : – Ô ma bonne vieille ville d’Arras ! Chère ville qui me semblait si grande, lorsque je n’en connaissais pas d’autres ! Univers de mon enfance, je te revois donc ! Et ses souvenirs lui revenaient en foule ; il nommait les rues, les places. – Tout à l’heure, annonçait-il à son frère, nous allons passer devant le couvent des Ursulines… Au détour, c’est l’auberge du Cœur-Joyeux… Sa belle enseigne en fer existe-t-elle toujours ?… Et le chapelier du coin ? Et la petite boutique de mercerie des demoiselles Minard ?… Voici le marché où j’accompagnais la servante Catherine… Mais, au fait, ma vieille Catherine ?… – Vous allez la retrouver, répondit le comte : vous retrouverez tout le monde, grâce à Dieu. Le chevalier aperçut sur la grande place les innombrables pigeons dont l’espèce n’est pas encore perdue aujourd’hui. Il vit passer, fièrement campées sur des ânes les femmes d’Achicourt, avec leur écorcheu sur le dos et leur collinette sur la tête. Son cœur ployait sous une joie enfantine. Il salua successivement l’hôtel de M. de la Vacquerie, l’hôtel de Canettemont, l’hôtel d’Aoust. Enfin, rue des Portes-Cochères, la voiture s’arrêta. On était arrivé à l’hôtel de Chantemesse. – Laissez-moi monter seul l’escalier… l’escalier à rampe de bois, dit le chevalier en s’élançant hors de la chaise de poste. En haut de l’escalier il trouva son père qui l’attendait les bras ouverts. C’était un de ces beaux vieillards aux longs cheveux blancs, comme Greuze en a mis dans ses toiles et Diderot dans ses drames. – J’avais promis de vous le ramener, mon père, dit le comte, suivant de près. Après les effusions qu’on devine, le chevalier voulut visiter l’hôtel du haut en bas. À chaque pièce, à chaque meuble, c’était une exclamation. Il s’arrêtait devant un portrait, ou un trumeau, ou un dessus de porte qui lui rappelait un monde d’impressions. Il s’asseyait dans les bergères à sujets ; – ou bien il ouvrait précipitamment un secrétaire et respirait à pleines narines les odeurs intimes et pénétrantes qu’il y retrouvait. Derrière lui se tenait la vieille servante Catherine, qui le regardait en riant et en pleurant. Il coucha dans sa chambre de jeune homme, dont la fenêtre donnait sur la rue Saint-Jean-en-Ronville ; mais, malgré de bons draps gros et frais, il ne put trouver le sommeil que fort tard. Il repassa son enfance, sa jeunesse, tous ces petits évènements qui occupent une si grande place dans la vie. Ce soir-là, Paris fut un peu oublié. Le lendemain, de bonne heure, il fut réveillé par le comte. – Comment avez-vous dormi, Pierre ? – Mal, bien mal, répondit le chevalier en souriant ; je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. – Est-ce possible ? – Mais je ne m’en plains pas, au contraire. – Vous savez que c’est aujourd’hui dimanche, reprit le comte. – Non ; mais puisque vous me le dites… C’est donc cela, ce bruit de cloches que j’ai entendu… – Habillez-vous, Pierre, nous allons sortir ensemble. – Où me conduisez-vous ? – À l’église Saint-Nicolas-sur-les-Fossés-et-du-Vivier. – Chaque dimanche, en effet, j’allais y entendre la messe. À son tour le comte sourit. – Ce n’est pas uniquement pour vous faire entendre la messe que je vous emmène à Saint-Nicolas ; c’est aussi pour vous faire rencontrer avec les parents de la jeune fille que je dois épouser, et avec cette jeune fille elle-même. – Je serai bientôt prêt, dit le chevalier. – Mlle de Crespy appartient à une des plus anciennes et des plus honorables familles de l’Artois. Les Crespy ont été toujours liés d’amitié avec les Chantemesse. – Les Crespy ! s’écria Pierre, mais je me souviens d’eux parfaitement. Tout enfant, ma mère me conduisait dans leur hôtel, après vêpres ; on se rangeait cérémonieusement en demi-cercle dans un grand salon tout rouge, et l’on causait à voix discrète en laissant venir la nuit, sans se presser d’allumer les lampes. Dieu ! que je m’y suis ennuyé ! – Ce sont d’excellentes gens, d’une dévotion un peu outrée seulement. – Les Crespy ! je crois encore les voir… un homme sec, long, ridé, enfermé dans un habit raide comme une tapisserie. – Le grand-père… Hugues-Perrin-Guillaume de Crespy. – Puis une dame, un peu sourde, continua le chevalier. – La mère. – Et encore une autre vieille dame, très aimable, très gaie, mais ne remuant pas, celle-là, toujours dans un grand fauteuil. – La tante Sidonie, dit le comte ; une femme d’esprit, en effet, ayant voyagé, plus mondaine. Peste ! quelle mémoire, mon frère ! Et dans cette famille Crespy, ne voyez-vous pas d’autres visages encore ? – Attendez donc, reprit le chevalier ; une petite fille de huit ou neuf ans, avec laquelle je jouais… – Mlle Marthe de Crespy. – Marthe, c’est cela… une charmante enfant, toute vive, toute mignonne, toute… – Ma future femme, dit le comte. – Quoi ! cette petite fille ?… – Cette petite fille est devenue une jeune fille. Marthe a dix-sept ans aujourd’hui. Vous la verrez tout à l’heure : c’est une personne d’une beauté remarquable et de l’esprit le mieux cultivé. Je serais étonné qu’elle ne vous plût pas. – Elle me plaisait déjà beaucoup autrefois. En descendant l’escalier, ils se croisèrent avec la vieille Catherine. – Écoute, Catherine, lui dit le chevalier, si tu veux bien me gâter comme autrefois, tu me feras aujourd’hui des ratons pour mon déjeuner. Les ratons sont les crêpes d’Arras. Les deux frères arrivèrent à l’église Saint-Nicolas-sur-les-Fossés-et-du-Vivier, aujourd’hui l’église Saint-Jean-Baptiste. Ils y avaient été précédés par la famille Crespy au grand complet, y compris leurs domestiques. Les Chantemesse prirent place à leur banc, du côté opposé à celui des Crespy. Pas un salut, pas un regard ne fut échangé pendant l’office divin… La présentation eut lieu solennellement au sortir de la messe, sous le portail, au milieu de la foule qui s’écoulait. Le chevalier reconnut M. Hugues-Perrin-Guillaume de Crespy tel qu’il l’avait laissé, toujours sec et long, dans son même large habit de tapisserie. – Il a, ma foi, tout à fait bel air, murmura le grand vieillard à l’oreille du comte, mais il semble un peu pâle. – La fatigue du voyage… – Eh quoi ! c’est le petit Pierre ! s’écria Mme de Crespy ; laissez donc qu’on vous voie, mon cher enfant… Comme il ressemble à sa défunte mère ! – Vous étiez l’amie de ma mère, madame, dit le chevalier avec sensibilité. Oh ! combien je serai heureux de pouvoir parler d’elle avec vous ! Vous me le permettrez souvent, n’est-ce-pas ? – Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Mme de Crespy, dont nous avons mentionné la surdité. Son mari lui répéta la phrase du chevalier. – J’avais bien entendu, répliqua-t-elle, selon un de ses tics accoutumés. Mlle Marthe ne disait rien et n’avait rien à dire, mais elle n’avait pas été la dernière à regarder le chevalier. Le comte n’avait pas menti en parlant de sa beauté : Marthe de Crespy était ravissante ; taille élancée, visage d’un ovale parfait, grands yeux noirs, bouche expressive. Pierre de Chantemesse qui s’y connaissait, en fut ébloui. Et malgré lui, en comparant l’âge de la jeune fille avec celui de son frère, il ne pouvait s’empêcher de trouver la disproportion trop visible. Mais il garda ses réflexions pour lui. La présentation terminée, M. de Crespy dit aux deux frères, aussi gracieusement que son air sec et ridé le lui permettait : – Ces messieurs nous feront sans doute l’honneur de pousser jusqu’à notre hôtel ; notre chère tante Sidoine, que sa cruelle maladie empêche de sortir, sera enchantée de revoir le chevalier de Chantemesse. Puis, se tournant vers un laquais tout de noir vêtu : – Damiens, dit-il, précédez-nous à l’hôtel de Crespy et portez-y nos livres de messe. Ce Damiens n’entendit pas l’ordre qui lui était donné. Ses yeux étaient fixés sur MM. de Chantemesse et allaient de l’un à l’autre avec une indéfinissable curiosité. – Damiens ! s’écria M. de Crespy avec impatience. Le laquais sembla sortir d’un rêve et se fit répéter ses instructions. – Dans une heure, ajouta sévèrement M. de Crespy, vous viendrez dans mon cabinet ; j’ai à vous parler. Damiens s’inclina et s’éloigna. – Qu’est-ce que vous disiez donc à ce garçon ? demanda Mme de Crespy. – Rien. Ce Damiens a des allures ténébreuses, et je veux lui donner son congé.
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