III
Conversation attendue
Une chaise de poste galope sur la route de Picardie.
Elle emporte à travers la nuit le comte et le chevalier de Chantemesse.
Peut-être le moment est-il venu de placer ici les portraits des deux frères.
Ils sont de la même taille ; l’aîné, le comte Hector de Chantemesse, a quarante-deux ans, et il les porte bellement. Tout est correct en lui, réfléchi, posé : physionomie, démarche, geste. Mais il y a de la bonté sous la gravité de son regard, comme sous la fermeté de sa parole. On respire à son contact un air de saine province.
Autre chose est du chevalier. Celui-ci n’a que vingt-sept ans. De la jeunesse il possède tout ce qui justifie les caprices amoureux dont nous l’avons vu être l’objet : la distinction, les manières ouvertes, la souplesse de mouvements, la jambe fine, la séduction involontaire. Mais ces dons naturels sont gâtés par une fatigue physique et morale : les lignes délicates de son visage sont altérées par l’orgie ; il est pâle d’une veille continuelle. L’éclat des yeux s’efface sous la rougeur des paupières ; le sourire erre entre les lèvres décolorées. La main, restée admirable sous les marbrures de la fièvre, est agitée d’un léger tremblement. Son costume même, quoique marqué au coin de l’élégance, porte les traces de la négligence ; la poudre de ses cheveux est éparse ; son jabot est froissé ; ses dentelles sont d’un prix rare, mais d’une blancheur équivoque. Tel est le chevalier Pierre de Chantemesse.
Le comte le regarde en silence, à la dérobée, et aucune de ces nuances n’échappe à son regard observateur et triste.
C’est le chevalier qui rompt le premier ce silence, et qui s’exprime sur le ton d’enjouement qui lui est habituel.
– Savez-vous, mon frère, dit-il, que vous venez de commettre un véritable e********t, un rapt dans toutes les règles, à l’égard de ma personne ? J’en suis encore tout étourdi. Vous m’apparaissez, vous m’entraînez, vous me forcez de monter en chaise de poste… et fouette cocher ! Tout cela sans presque me dire un mot, sans me permettre de vous sauter au cou. D’honneur, je crois être le jouet d’un songe. Que n’attendiez-vous au moins jusqu’à demain matin ?
– Demain matin vous ne seriez pas parti.
– C’est peut-être vrai.
– Et pourtant le séjour de Paris vous eût été dangereux au réveil. J’ai entendu murmurer autour de moi les mots de prison, de For-l’Évêque, à propos de votre escapade à l’Opéra. Vous avez des ennemis, Pierre.
– Des rivaux tout au plus.
– Ils auraient pu vous nuire, croyez-moi, et nous avons bien fait de mettre quelques longueurs de poste entre eux et vous.
– C’est égal, mon frère, dit le chevalier, il a fallu toute votre autorité pour me décider à vous suivre.
– Vous avez agi sagement… une fois dans votre vie.
– Oh ! ne faites pas trop honneur à ma sagesse de ce bon mouvement. J’ai cédé surtout au piquant et à l’imprévu de l’aventure. Tout m’intriguait et tout m’intrigue encore là-dedans : votre air de mystère, votre refus de me donner des explications…
– Je ne vous ai pas refusé des explications, Pierre, je les ai remises à plus tard.
– Alors, maintenant vous allez pouvoir me dire…
– Tout ce que vous voudrez.
– D’abord où allons-nous ?
– À Arras.
– À Arras ! s’écria le chevalier avec un soubresaut, dans notre famille ?…
– Dans notre famille. N’êtes-vous pas content, Pierre, de revoir notre père, ce vieillard, qui demande tous les jours de vos nouvelles ?
– Mon pauvre père ! murmura le chevalier avec attendrissement ; quel souvenir et quelle figure vous évoquez là ! Voilà six ans que je n’ai contemplé ses traits nobles et doux, ses traits que vous me rappelez si bien, Hector ! Voilà six ans que je n’ai serré ses mains vénérables ! Comment oserai-je supporter sa vue après six ans d’ingratitude ?
– Le cœur de notre père a des trésors d’indulgence.
– Ah ! je vous en veux de me ramener à Arras ! Je vous en veux de me remettre en face de mon remords ! J’aurais dû me méfier davantage de vos projets.
– Paris vous est donc bien cher ? dit le comte.
– Paris ! répéta le chevalier.
Et il tomba dans une rêverie, d’où il sortit pour s’écrier avec un accent singulier :
– Eh bien ! oui, j’aime Paris, et je sens bien que je suis rivé à lui pour la vie. Le pli est pris désormais. Paris m’a volé à la province, comme ces bohémiens qui font métier de voler les enfants. À présent, le bohémien Paris est devenu mon second père, et insensiblement j’ai fini par l’aimer, autrement que le premier, cela va sans dire, d’un amour composé moitié d’habitude et moitié de rancune. Paris est bon diable après tout, Paris est sans façon ; il vous prend comme vous êtes, sans exiger de reconnaissance. Vive Paris ! vive sa joie facile, sa gaieté toujours prête, son bonheur argent comptant !
– Donc, vous êtes heureux ?
– Le sais-je ? Je n’ai pas le temps de le savoir, à peine ai-je le temps de vivre.
Le comte reprit, comme en faisant un effort sur lui-même :
– Pardonnez à mes interrogatoires, Pierre. Il ne m’a guère été possible, dans l’unique journée que j’ai passée à votre recherche, de me rendre compte de votre existence à Paris. Pourtant, d’après ce que j’en ai entrevu, j’ai deviné plus de soucis, plus de tracas que vous ne voulez en avouer. Je ne vous parle pas de vos dettes, je n’ai aucune observation à vous adresser à ce sujet. La pension que vous fait notre père est insuffisante, je le comprends. Vous avez demandé des ressources au jeu… Ne vous en défendez pas, – ajouta-t-il en surprenant un mouvement du chevalier.
– Je ne me défends de rien, répondit vivement celui-ci ; mon vice marche la tête haute. Mais ne dites pas de mal du jeu, Hector ; c’est la reine des passions, et celle qui les résume toutes. Le jeu, c’est la guerre, c’est le commerce, avec leurs résultats immédiats, grâce à une carte relevée ou à un dé assis.
– Le jeu, c’est le désordre, dit brusquement le comte.
Le front du chevalier se rembrunit ; puis, secouant la tête, il essaya de sourire.
– J’attendais ce mot, dit-il avec amertume. C’est vrai, le désordre s’est peu à peu emparé de moi ; peu à peu j’ai abandonné les solides et honnêtes sociétés que je devais à notre nom et aux relations paternelles. Que voulez-vous ? Je n’ai pas consenti à m’ennuyer vertueusement. La curiosité m’a pris : j’ai regardé au-dessous de moi, et du salon je suis glissé au cabaret. Mais, dans ma chute, l’Opéra s’est trouvé comme intermédiaire. Paris et l’Opéra, tout est là pour moi maintenant.
– Et n’avez-vous jamais rêvé d’une autre existence ?
Le chevalier le regarda fixement, et lui répondit :
– Si… quelquefois.
– Eh bien ! dit le comte avec émotion, il en est temps encore, peut-être…
– Non ; je ne suis apte à rien, je n’ai rien appris. S’il existait une armée véritable, je serais depuis longtemps dans ses rangs ; mais traîner dans les antichambres un uniforme inutile, à quoi bon ? Un emploi à la cour ? une charge ? Le moindre travail m’est odieux. Aussi je vous admire, vous, mon frère, je vous laisse soutenir seul l’honneur de notre blason, ce dont vous vous acquittez à merveille. Au milieu de cette époque épuisée, corrompue, vous avez su embrasser la seule carrière digne, non seulement d’un gentilhomme, mais d’un homme : l’agriculture.
– Nous sommes plusieurs comme cela, dit le comte en souriant.
– Vous me montrerez vos fermes, vos prairies ; vous n’initierez à vos travaux, vous me présenterez vos paysans.
– De grand cœur, Pierre !
– Ce n’est pas tout, dit le chevalier.
– Quoi donc ?
– Il me reste encore une chose à vous demander, celle par laquelle j’aurais dû commencer.
– Demandez, dit le comte.
– Qu’est-ce que nous allons faire à Arras ?
– C’est juste. Vous venez à mes noces, Pierre.
Le chevalier fit un geste d’étonnement.
– Vous vous mariez, Hector ?
– Oui. Cela vous surprend ?
– Non, dit le chevalier après un moment de réflexion ; seulement, je n’étais pas préparé à cette nouvelle, excusez-moi. J’avouerai même que je ne croyais pas vos idées tournées vers le mariage. Il me souvient de vous avoir entendu exprimer jadis des opinions entièrement opposées à votre détermination d’aujourd’hui.
– On se dément avec l’âge.
– Vous avez toujours été et vous serez toujours un homme raisonnable. Votre dessein a sans doute été longuement et profondément mûri. Et puis vous vous devez à notre famille, qui ne doit pas s’éteindre.
– Vous l’avez dit, Pierre, reprit vivement le comte ; tel est là le principal, le seul mobile de mon mariage.
– Le seul ? répéta le chevalier avec un accent d’inquiétude.
– Tout vous sera expliqué en temps et lieu, mon frère ; quoi qu’il en soit, un acte de ma vie aussi important ne pouvait s’accomplir sans votre présence. Voilà pourquoi je suis allé vous arracher à Paris et à ses pompes.
– Que votre volonté soit faite ! dit le chevalier en riant.