II
La mort d’Adonis
Bien que ce ne fût pas dans la salle que M. de Chantemesse comptât trouver son frère, il y entra cependant, pour l’acquit de sa conscience.
Le public était nombreux, paré, élégant, célèbre, de bonne humeur. On était en 1755, une date pleine de riants souvenirs, une période d’amabilité, de luxe, de plaisirs de toute espèce. La France se reposait de quelques guerres en manchettes de dentelles, entreprises à l’extérieur uniquement pour ne pas laisser s’éteindre la tradition des pompes militaires. Le Parlement revenait de Pontoise. Un peu de prestige et beaucoup d’habitude s’attachaient encore à la royauté, qui s’était reléguée elle-même derrière les charmilles de Versailles, et dont l’existence ne se révélait, de temps en temps, que par le bruit de quelques fanfares de chasse. On ne parlait presque plus politique. Les philosophes faisaient leur œuvre à petit bruit, fort décemment encore. La galanterie était la grande affaire de cette époque et de cette société, l’unique affaire de tous les jours et de tous les instants ; galanterie en haut, galanterie en bas, dans les salons de la noblesse, dans les petites maisons de la finance, – et à l’Opéra.
L’Opéra était le temple par excellence de cette galanterie ; c’était un lieu de rendez-vous préférable à tout autre : on s’y saluait de l’amphithéâtre à la galerie ; on y allait en visite de loge en loge.
Le comte de Chantemesse promena son regard dans la salle, – minutieuse et inutile inspection, – et il le reporta ensuite sur la scène, où l’on jouait la Mort d’Adonis.
Comme il était encore d’assez bonne heure, il s’assit et il écouta.
La Mort d’Adonis, aujourd’hui complètement tombée dans l’oubli, était un drame lyrique d’une monotonie insupportable. Sur un canevas poudreux de Jean-Baptiste Rousseau, un poète des bureaux de la Marine avait recousu quelques rimes nouvelles ; et un compositeur quelconque, du nom insignifiant de Raoux, avait étendu sur le tout cette sorte de mélopée entrecoupée de cris qui faisait le fond de la musique d’alors.
Le premier acte venait de commencer. Le décor représentait, comme dans tous les premiers actes, un « rivage, » avec un temple sur le côté. Dans ce temple, un autel.
À cet autel, sur lequel brûlait et tremblotait une petite flamme, des habitants d’Amathonte, car l’action se passait à Amathonte, – accouraient suspendre des guirlandes et mêler leurs accents d’allégresse à l’occasion de la prochaine arrivée de Vénus :
Une immortelle
Vient embellir ces bords ;
Formons pour elle
Nos plus tendres accords !
Et des attitudes ! Et des bras arrondis ! Et des houlettes agitées, des rubans envolés, des fleurs semées ! Puis encore des petits pas et des demi-pirouettes.
Les bergers partis, – comme partent les bergers, en sautant, le sourire aux lèvres et un b****r au bout des doigts, – une princesse se montrait, de blanc et de bleu vêtue ; elle congédiait du geste sa suivante à mi-chemin. C’était la princesse Cidipe, une longue, longue princesse. Elle se présentait lentement jusqu’au bord de la rampe, les yeux baissés, le sein soulevé.
Une bouche immense s’ouvrait :
L’insensible Adonis ne connaît point encore
Ce qui fait naître ma langueur.
Quel supplice pour moi si mon cruel vainqueur
Savait l’ardeur qui me dévore !
Amour ! seul confident du trouble de mon cœur,
Ne lui révèle point un secret qu’il ignore !
Puisque les maux que j’ai soufferts
N’ont pu me délivrer d’une chaîne cruelle,
Épargne-moi du moins la tristesse mortelle
D’étaler à ses yeux la honte de mes fers !
Cela s’appelait : Confier aux échos son douloureux martyre… Les échos ne paraissaient point compatir aux souffrances de la longue princesse. Elle se retirait avec sa courte honte, lorsque Adonis apparaissant, un arc à la main, la ramenait devant le public et l’interrogeait avec affabilité ;
CIDIPE.
Hélas !
ADONIS.
De ce soupir que faut-il que je pense ?
Quels sont vos secrets déplaisirs ?
CIDIPE.
Vous avez trop d’indifférence
Pour pouvoir pénétrer d’où naissent mes soupirs.
ADONIS.
Si c’est l’amour qui cause vos alarmes,
Que je plains votre sort, et qu’il est rigoureux !
CIDIPE.
Vous plaignez mes malheurs sans partager mes larmes ;
Hélas ! que vous êtes heureux !
Ici le comte de Chantemesse se prit à bâiller.
Il espéra que l’entrée de Vénus l’égayerait un peu.
En effet, il y eut un cortège, une troupe de nymphes, des thyrses, des cymbales, des danses.
Mais cet intermède fut de courte durée.
Le comte de Chantemesse jugea qu’il n’y pourrait pas tenir, et il abandonna la place.
Son nom et son titre lui donnèrent accès dans les coulisses.
Il eut quelque peine d’abord à s’orienter au milieu de cette population de sylvains, de dryades, de rois, de régisseurs, de guerriers, de dieux, de gentilshommes de la chambre, de machinistes, de princesses et d’allumeurs qui s’agitaient derrière le rideau.
Tout ce monde, frivole avec conviction, allait, venait, se croisait, s’accostait, s’interpellait, riait, fredonnait.
Il se heurta d’abord au dieu Mars en personne, coiffé d’un casque gigantesque, vêtu d’une armure à soleil et d’une jaquette à écailles, chaussé de brodequins rouges, armé d’une lance. Ainsi fait, le dieu Mars s’apprêtait à répandre la terreur autour de lui.
Le comte se rangea pour laisser passer une troupe d’hommes et de femmes échevelées, habillées de robes rouges et noires, agitant des chaînes et des serpents. C’étaient la Jalousie, la Haine, le Désespoir, la Fureur, personnifiés par messieurs et mesdames du corps du ballet.
Le Dépit faillit l’éborgner avec sa torche.
– Excusez-moi, monsieur, lui dit le Soupçon qui lui avait effleuré le pied.
Un joli petit Soupçon de dix-huit ans, bien éveillé, bien alerte.
Ce n’était pas là ce que cherchait le comte de Chantemesse ; il avait des visées plus ambitieuses : il voulait approcher de Vénus.
Vénus, c’est-à-dire Mlle Bénard.
Il supposait avec raison que là où était Mlle Bénard devait se trouver le chevalier.
En conséquence, il évolua sans plus tarder vers la reine des Amours, qu’il reconnut bientôt à son diadème, à la magnificence de son costume, à la noblesse de son port, et, mieux que cela, à la cour nombreuse dont elle était environnée.
Imposante, sans rien perdre de sa grâce, elle recevait les hommages de sept ou huit personnages fort importants.
– Vous êtes à ravir ! lui disait M. de Beauchamp, receveur général des finances.
– Que de malheureux vous allez faire ce soir ! ajoutait M. Bertin, trésorier des parties casuelles.
– Sans compter ceux qui sont déjà faits, soupirait M. de Fondpertuis, intendant des menus.
– Ce n’est pas pour rien que vous avez emprunté sa ceinture à Cythérée, prononçait le jeune marquis de Ponteuil.
– Les flèches de Cupidon ont été forgées au feu de vos beaux yeux, bégayait le vieux conseiller du Troussay.
Mlle Bénard s’enivrait de cet encens, et souriait à ces propos « fils de la flatterie. »
Alors M. de Beauchamp de reprendre :
– Serez-vous donc toujours inexorable ?
Et M. Bertin de continuer :
– N’abjurerez-vous jamais votre rigueur ?
M. de Fondpertuis à son tour :
– Ne vous lasserez-vous point de me faire sentir le poids de vos fers ?
Puis le jeune marquis de Ponteuil :
– Prenez en pitié ma disgrâce !
Enfin le vieux conseiller du Troussay :
– Je me consume à vos pieds !
Ce qui faisait beaucoup rire Mlle Bénard, et ce qui déterminait chez le chœur des financiers une explosion d’apostrophes :
– Cruelle !
– Barbare !
– Inhumaine !
Le comte de Chantemesse s’étonna de ne point voir son frère dans ce cercle.
La première personne auprès de laquelle il s’en enquit lui répondit :
– Je le quitte à l’instant.
Une autre lui dit :
– Il vient de prendre par le corridor qui mène au foyer.
Une troisième :
– Tenez, le voici de l’autre côté du théâtre… Ne le voyez-vous pas ?
– Non… Jouons-nous donc à cache-cache ?
Le comte allait traverser la scène, mais il en fut empêché par le deuxième acte qui commençait.
Le dieu Mars, brandissant sa lance, chantait en arpentant les planches :
Tremble, déesse criminelle,
Tremble pour ton heureux amant !
Je vais, par une mort cruelle,
Le punir de ton changement !
Vainement son confident essayait de le calmer par ces conseils à l’eau de rose :
Un cœur qui s’abandonne à son inquiétude
Se repent bien souvent d’en avoir trop appris,
Et peu d’amants savent le prix
D’une flatteuse incertitude.
Le dieu Mars l’envoyait promener, et méditait déjà une vengeance sans péril pour lui-même et qui devait étonner l’univers.
Cette vengeance, indigne du dieu de la guerre, consistait, comme on sait, à lâcher un énorme sanglier à travers les jambes de son rival.
Et comme il se félicitait de cette brutale inspiration ! Comme sa rage s’exhalait dans ce couplet :
Je veux que sa mort soit l’ouvrage
Du plus vil habitant des bois.
Ô toi, dont ce perfide ose trahir les lois,
Diane, si ton cœur est sensible à l’outrage
Que ses feux t’ont fait recevoir,
Sers-toi, pour le punir, de ton fatal pouvoir !
Qu’un monstre furieux s’arme pour son supplice ;
Et, par cet affreux sacrifice,
Instruisons à jamais les cœurs audacieux
Du respect que l’on doit aux dieux !
Tout cela touchait médiocrement le comte de Chantemesse, qui attendait lui-même avec une certaine impatience que le monstre furieux eût décousu Adonis, pour continuer ses explorations fraternelles.
La malignité que semblait mettre le hasard à l’écarter de son but lui paraissait inconcevable.
Vingt fois, en effet, depuis une heure, il aurait dû se trouver nez à nez avec son frère.
Et cette rencontre tant désirée allait être encore retardée de quelques instants par une idée qui venait d’éclore tout à coup dans l’amoureux cerveau du chevalier.
Voici quelle était cette idée.
À un certain moment, Mlle Bénard devait descendre sur la terre, – pour chanter l’oraison funèbre d’Adonis, – dans un char attelé de deux colombes.
Ne pouvant lui parler à son aise sur la terre, le chevalier imagina d’aller lui parler dans les cieux.
– Veux-tu gagner vingt pistoles ? demanda-t-il à un aide-machiniste.
– Que faut-il faire pour cela ?
– Me conduire dans l’Olympe… je veux dire dans les combles du théâtre.
– Hum ! je risque ma place…
– Je te garderai le secret.
– Venez donc, mais évitez qu’on vous voie.
Le chevalier suivit de loin son conducteur et s’engouffra derrière lui dans un escalier masqué qui le conduisit à une espèce de plate-forme.
– Par ici, dit le machiniste.
– Quel casse-cou !
– Faites doucement…
L’endroit où ils étaient parvenus était obstrué de cordages, de toiles, de planchers suspendus, et donnait assez l’idée de la mâture d’un navire.
Il y régnait une demi-obscurité – ou une demi-lueur qui enveloppait tous les objets d’une teinte étrange.
Le chevalier marchait avec précaution.
Il pénétra dans la région où s’assemblent les nuages et où se forment les éclairs. De ses mains profanes il s’amusa même à toucher la foudre de Jupiter et à la faire gronder, ce qui fut accueilli en bas par un religieux frémissement.
– Attendez ici, lui dit son conducteur en le poussant dans un retranchement qui servait à serrer les accessoires.
Le chevalier obéit sans répliquer.
À côté de lui, il apercevait dans un pêle-mêle bizarre le dragon volant de Médée, le cerf de Diane, le paon de Junon, le trident de Neptune, les ailes de Mercure, la baguette de Circé, le bouclier de Pallas, toute la garde-robe de la mythologie.
Un léger bruit détourna bientôt son attention.
Une forme féminine passa rapidement près de lui et se dirigea vers un plancher supérieur, par une échelle étroite et roide.
C’était Mlle Bénard qui allait prendre possession de son char.
Cette machine, d’une assez grande dimension, assez compliquée et solidement amarrée, offrait, malgré sa légèreté apparente, toutes les garanties de sécurité.
Mlle Bénard y était à peine installée que le chevalier la rejoignit par le même chemin et vint se précipiter à ses genoux.
Un cri d’effroi échappa à la chanteuse.
– Êtes-vous fou ! s’écria-t-elle ; que venez-vous faire ici ?
– Vous le voyez, mon adorable : vous entretenir de mon amour, ce qu’il m’est impossible de faire dans votre loge, ni au foyer, ni sur le théâtre.
– Mais vous perdez la tête !
– Ce n’est pas de ce soir, ô divinité ! Et à qui la faute ?
Il lui prenait les mains, les genoux.
– Allez-vous-en, disait-elle, je vous en conjure…
– Encore un instant !
– L’acte va commencer… les musiciens préludent déjà… Vous me faites frémir !
– Que ne puis-je couler mes jours ainsi… toujours… comme le plus humble de vos esclaves.
– Ciel ! le rideau se lève.
En effet, le rideau se levait majestueusement pour le troisième acte.
Mais la Bénard et le chevalier étaient trop haut perchés pour être vus.
Plongés dans l’ombre, ils avaient sous les pieds un gouffre de lumière.
– Chevalier, hâtez-vous de fuir ! dit Mlle Bénard effarée.
– J’ai encore le temps… Vous ne descendez qu’à la scène troisième.
– C’est une extravagance sans nom… Je meurs de frayeur…
– Laissez-moi une minute à mon illusion : je crois être le rival des dieux en voyant s’agiter au-dessous de moi les faibles mortels.
– Ne vous penchez pas au moins ! Vous vous tueriez !
– Soyez tranquille, ma belle, un seul de vos regards dispense l’immortalité.
– Eh bien ! si vous m’aimez, dit-elle suppliante, allez-vous-en !
Cet appel à son amour décida le chevalier.
– Adieu donc ! s’écria-t-il, mais jurez-moi, promettez-moi…
– Oui ! oui !… Adieu !
Il voulut une dernière fois b****r ses mains divines.
– Partez vite ! répéta-t-elle avec angoisse.
Il était trop tard.
Sur un coup de sifflet lancé par le machiniste en chef, le char s’abaissait, mollement balancé, comme au gré des deux colombes qui semblaient le guider.
Mlle Bénard n’eut que le temps de jeter la moitié de son long manteau sur le chevalier, qui dut reprendre vivement son humble posture abandonnée à regret.
Il saisit au hasard quelques bouts de nuage pour s’en envelopper. Une douzaine d’étoiles rangées à propos sur son visage lui formèrent une sorte de masque.
Ainsi accoutré, le chevalier échappait aux regards de la salle ; mais en revanche, il demeurait complètement exposé aux regards des coulisses.
Ce fut une exclamation mal réprimée, suivie d’un rire général, à l’aspect de ce groupe inattendu et volant.
Pour surcroît de contrariété, le char ne devait pas toucher le sol ; il s’arrêtait entre ciel et terre, et c’était à cette demi-hauteur que Vénus chantait un air sur le trépas d’Adonis.
Il y avait de quoi mourir de confusion.
Les soupirants de la Bénard ne dissimulaient pas leur fureur contre le chevalier ; mais ils ne pouvaient s’empêcher d’envier son heureuse et scandaleuse témérité.
M. de Beauchamp lui montrait le poing.
M. Bertin écumait.
M. de Fondpertuis parlait du For-l’Évêque.
Le jeune marquis de Ponteuil caressait l’espoir d’un bon duel.
Le vieux conseiller du Troussay demeurait muet de stupeur.
Pendant ce temps, l’opéra allait toujours son train. Sur le devant de la scène, un peuple prosterné saluait le char apparu au bruit des instruments.
Vénus, – ou plutôt Mlle Bénard, – comprit qu’il n’y avait pas à hésiter. Il y allait de sa réputation, de son emploi. Elle se leva, et, debout dans son char, elle attaqua le morceau suivant :
Il est mort ! ciel barbare ! ô destins ennemis !
Impitoyables dieux, vous l’avez donc permis !
Je ne verrai plus ce que j’aime…
– Pas un mouvement ! dit-elle bas au chevalier, qui, mal à son aise, risquait de déranger les draperies.
Elle continua :
Le sommeil de la mort a fermé pour jamais
Ces yeux de qui l’Amour empruntait tous ses traits.
Ô disgrâce ! ô rigueur extrême !
Éclatez, mes soupirs ; coulez, coulez, mes pleurs !
Je n’en puis trop verser, en de si grands malheurs.
Que toute la terre gémisse,
Que l’air de nos cris retentisse !
LE CHŒUR.
Que toute la terre gémisse,
Que l’air de nos cris retentisse !
VÉNUS.
Le plus beau des mortels vient de perdre le jour.
– Cet efflanqué d’Adonis, le plus beau des mortels ! murmura le chevalier, essayant de se retourner.
– Restez donc tranquille…
Le chœur reprenait :
Que toute la terre gémisse !
VÉNUS.
Vénus perd ce qu’elle aime et le perd sans retour !
– Qu’importe si je vous reste, ma toute belle ! Le chevalier est à Vénus pour la vie !
LE CHŒUR.
Que l’air de nos cris retentisse !
VÉNUS ET LE CHŒUR.
Que chacun partage à son tour
L’horreur d’un si grand supplice !
Surexcitée par l’extraordinaire de sa situation, Mlle Bénard donna à ces pauvres vers une telle expression de pathétique que toute la salle éclata en applaudissements.
– Vous n’avez jamais si bien chanté ! dit le chevalier en partageant l’enthousiasme unanime.
Mais il était temps cependant que la machine remontât dans les airs, car le public commençait à remarquer le désordre et l’hilarité qui régnaient parmi les spectateurs du théâtre.
Ce fut à ce moment que le comte de Chantemesse, attiré par les rires, aperçut le chevalier s’envolant dans les frises.
– Eh ! mon frère ! s’écria-t-il en tendant les bras vers lui.