IV
Premier mensonge
Il y a des signes à l’horizon ; le laboureur y lit la tempête avant que la tempête n’éclate. Il y a aussi des signes dans l’âme ; les voir, les comprendre, telle doit être l’étude incessante de celui qui a, pour un temps, le gouvernement d’un autre. Dans cet horizon de mon enfance, où l’œil d’une femme intelligente se promenait toujours, un point noir portait aussi la tempête, et si l’orage n’a grondé qu’au loin, dans ces régions où vous seul entendez, Seigneur, c’est à sa vigilance, à son amour austère que je le dois.
Je sentais vivement ; mes impressions se traduisaient par un désir v*****t, et je ne résistais pas à la satisfaction de ce désir sans une extrême souffrance.
Un jour, j’avais huit ans, je vis dans un coin du grand jardin, où nous n’avions pas la permission de jouer, un groseillier, entre beaucoup d’autres, dont les fruits rouges me tentèrent. Je dois dire que l’idée de voler ne me vint même pas ; ces groseilles me semblaient à nous, puisqu’elles étaient du jardin ; c’était donc un simple enfantillage. Vers la fin de la récréation, je m’esquivai avec l’adresse et la légèreté d’une petite pensionnaire qui sait son métier ; je tombai à genoux devant le groseillier tentateur, et, le mettant entre moi et les yeux qui auraient pu m’apercevoir, je me hâtai de le dépouiller.
Ce plaisir, surpris en dépit du règlement, n’eut assurément d’autre charme que celui du fruit défendu, car je n’osais reprendre haleine ; regardant avec anxiété si du jardin des pensionnaires n’apparaîtrait pas quelque importun Mentor.
Cependant, mon espièglerie n’avait pas eu de témoin, j’en étais convaincue ; et, rentrée furtivement dans un groupe, j’eus la joie de ne pas entendre un seul mot sur mon escapade. Hélas ! ma sécurité ne provenait que de mes illusions ! À travers les vitres d’une fenêtre haute, Mme Sainte-Hélène avait tout vu.
Au moment où nous rentrions en classe, elle m’appela et me dit sérieusement :
« Valentine, vous avez été dans le grand jardin, manger des groseilles rouges. »
En entendant ces paroles, qui affirmaient si positivement, il se fit en moi un mouvement mauvais : j’écoutai je ne sais quel instinct vulgaire de fausse honte, et je répondis :
« Non, ce n’est pas moi. »
Ma bonne maîtresse me regarda d’un air navré, et dit avec bonté :
« Ma fille ! ma fille ! oh ! ne mentez pas ! Avouez, dites la vérité. »
Mes yeux rencontrèrent les siens ; son visage était très calme. Me jeter dans ses bras et dire oui, voilà ce que j’aurais dû faire ; l’instinct mauvais fut impérieux : je la regardai bien en face, et je dis : Non.
Cette double négation jeta comme un voile entre ma mère adoptive et moi. J’avais menti exprès, et aussi sérieusement que le comportait mon âge. Quand donc sommes-nous coupables, grands ou petits ? N’est-ce pas quand nous croyons mal faire et que nous avançons toujours ?
Je n’oublierai de ma vie l’expression que prit alors le visage de Mme Sainte-Hélène ; ce ne fut ni de l’irritation, ni du mépris, mais une indicible tristesse. Elle tira de ma poche mon petit mouchoir, taché du jus des groseilles rouges ; elle essuya elle-même ma bouche encore rougie de ce jus ; puis, me montrant ce mouchoir comme un témoin accusateur, elle dit gravement :
« Vous avez menti. »
Je mis mes deux mains sur mes yeux, je baissai la tête, et j’entendis les grains du chapelet qu’elle portait à sa ceinture s’entrechoquer vite, vite ; elle me fuyait ! Je tendis les bras vers elle ; je la vis qui se retournait, me regardait froidement, et ne revenait pas à moi.
Il me prit un mal étrange. Je regrettais d’avoir fait ce mensonge, de l’avoir fait seule à seule avec la personne qui m’aimait le plus, qui prenait soin de moi ; je l’avais trompée !… Trop malheureuse pour parler beaucoup, et d’ailleurs poursuivie par la honte de ma faute, je passai le reste de la journée dans un étonnement mêlé de douleur. Mais le soir, quelle fut ma punition ! Ah ! je la sens encore, tombant sur mon âme d’enfant avec plus d’âpreté dans sa morsure que la verge né fût tombée sur mon corps.
Au moment où l’on se rendait au dortoir, quelqu’un me dit que Mme Sainte-Hélène m’attendait dans sa cellule, et voulait me parler. Bien loin cette fois d’en éprouver le moindre plaisir, j’aurais voulu n’y pas aller. Je sentais, dans le cadre étroit de mes impressions enfantines, un reflet de la honte et de l’embarras du premier pécheur, révolté contre Dieu, qu’il aimait pourtant.
Je descendis bien lentement, et je trouvai Mme Sainte-Hélène assise devant sa table de noyer, sur laquelle il y avait quatre ou cinq images assez laides, une page d’écriture et quelques fleurs jaunies venant de mon petit jardin. C’étaient les présents naïfs que naguère elle avait acceptés de moi pour développer mon cœur, et ne pas le priver du plaisir de donner. Ces images, je les avais gagnées par une application qu’il m’était bien difficile de soutenir ; cette page d’écriture, c’était la première de ma vie, celle que j’avais faite trois ans plus tôt en tremblant, et ne sachant comment tenir ma plume, celle que ma mère eût gardée peut-être, si je n’avais eu le malheur d’être orpheline ! Ces fleurs, je les avais arrosées ; j’avais bêché la terre tout autour, je les avais soignées bien plus qu’il ne fallait, croyant les rendre plus belles et plus parfumées ; tout cela, je l’avais fait pour Mme Sainte-Hélène, et elle me dit d’un air bien froid :
« Mademoiselle Valentine, emportez vos cadeaux, je vous les rends ; vous m’avez dit souvent que vous m’aimiez ; mais parce qu’aujourd’hui vous avez menti, quoique vous sachiez très bien que Dieu l’a défendu par un commandement, je ne vous crois plus. Allez, emportez, emportez. »
Et comme je ne m’en allais pas, et comme je n’emportais rien, elle prit gravement les objets en question, les mit dans mon tablier, dont elle rassembla les deux bouts dans ma main, et ouvrit sa porte qu’elle referma sur moi, sans bruit, sans force, avec le calme imposant d’une autorité qui connaît sa puissance et qui écrase sans presque se remuer.
Remontée au dortoir, je me couchai et je m’endormis, car la douleur même endort l’enfance. Le lendemain à mon réveil, mon premier mensonge reparut sous mes yeux comme un fantôme qui ne devait plus me quitter. Il me sembla que j’étais toute seule, parce que cette grande affection qui m’enveloppait m’avait été retirée. Je croyais réellement que ma mère adoptive ne m’aimait plus ; je ne savais pas alors qu’une des formes de l’amour, quand il est très élevé, c’est de blesser s’il le faut ce qu’on aime, pour le préserver d’un mal infiniment plus grave.
La peine que je ressentais me fit juger que le mensonge est quelque chose d’affreux, d’épouvantable, et je me crus perdue. Convaincue que tout était fini entre ma chère maîtresse et moi, je tombai dans une tristesse qui n’était pas de mon âge. Mais, bien loin de m’abandonner, elle s’informait de moi, et comme on lui disait que j’étais malheureuse, elle l’était aussi par bonté ! Au bout de quelques jours, elle affectait de se trouver souvent sur mon passage, et, sans presser ni ralentir son pas, elle me laissait du moins la regarder. Ma misère était si grande que je n’osais lui adresser la parole, lui demander pardon, la supplier de m’aimer encore. Une pensée m’absorbait : à quoi bon lui parler, me disais-je, elle ne me croit plus parce que j’ai menti !
Ma nature ardente et impressionnable était au fond trop concentrée pour que je parlasse la première. D’ailleurs, ce grand amour de mon enfance était mêlé d’un peu de crainte qui maintenait la distance entre la maîtresse et l’élève. Mme Sainte-Hélène me paraissait si fort au-dessus de moi que de cette élévation même émanait sa puissance. Cette distance ne me déplaisait pas : il nous est naturel de grandir ce que nous aimons.
Il y avait plus d’une semaine que je vivais dans cet état. Un jour, tristement assise devant mon pupitre, je regardais les images, la page d’écriture, les fleurs sèches, tout ce qui, hélas ! m’avait été rendu ; je vis entrer dans notre salle d’étude celle qui causait mon chagrin. Elle s’avança vers moi, sous un frivole prétexte, jetant un regard plein de regret sur les objets qui étaient là, et me dit tout bas :
« Ma pauvre enfant, si je pouvais vous croire !… »
Et sa bonne main touchait ces images, ces pauvres fleurs flétries.
« Que faut-il donc faire, demandai-je humblement, pour que vous me croyiez ?
– Hélas ! répondit-elle, à présent c’est bien difficile ; c’est presque impossible… Cependant, si je vous voyais préférer la vérité à tout, je finirais par croire que vous ne m’avez pas toujours trompée, que vous m’avez peut-être réellement aimée.
– Je vous aime ! Oh ! croyez-moi, dis-je tout en larmes, en essayant de prendre la croix de son chapelet. Cette croix, c’était ma consolation, mon encouragement ; selon qu’elle m’était donnée ou retirée, j’étais, plus ou moins heureuse ; cette fois elle me fut laissée, et je commençai à retrouver un peu de joie. »
Trois jours après, une occasion se présenta de déguiser la vérité. Une de nos maîtresses, Mme Sainte-Claire, que je n’aimais pas alors, parce qu’elle était exacte, rigide et inflexible, me pressa d’avouer une faute légère, une infraction au règlement ; j’avouai sans hésiter, et je fus sévèrement punie. Je jugeai parfaitement qu’on n’aurait pas dû me punir ; mes compagnes pensaient de même, et me le disaient, bien entendu. Elles demandèrent ma grâce, tout fut inutile. Cet esprit d’exactitude, poussée à l’extrême limite, me révolta. J’éprouvais néanmoins une sorte d’estime pour moi-même, en me répétant : C’est égal, je n’ai pas menti ! On peut me croire à présent !
Le soir de ce jour d’épreuve, tandis que, privée de récréation, j’étais assise bien tristement dans le jardin, le visage tourné vers le mur, par pénitence, j’entendis des pas que je reconnaissais entre tous ; ma mère d’adoption traversait le jardin tout exprès ; elle vint à moi, et me dit d’une voix bonne et compatissante :
« Ma fille Valentine, écoutez-moi : vous êtes punie, et vous ne l’auriez pas été si vous aviez menti. Eh bien, entendez-le, parce que vous n’avez pas menti, je vous rends toute ma confiance, et je crois…, oui je crois que vous m’avez toujours aimée.
– Et mes cadeaux ? m’écriai-je.
– J’ai été les reprendre dans votre pupitre ; tenez, les voici. »
Elle me fit voir ces naïfs souvenirs qu’elle avait soigneusement enveloppés. Ensuite, se penchant vers moi, pauvre petite fille, elle me serra et m’embrassa comme la meilleure des mères ; puis elle me laissa là, dans ce coin, toute seule, en pénitence, mais pleine de bonheur à cette pensée : Elle me croit !
Voilà ce qu’il arriva de mon premier mensonge, et ce qui fonda en moi ce culte de la vérité que, par le secours de Dieu et la sagesse de cette directrice éclairée, je ne me souviens pas d’avoir jamais trahie depuis cette infidélité.