III
Le parloir
Chaque semaine, un jour était triste pour moi, c’était le jeudi. Dès le matin, il se faisait plus de mouvement autour de nous ; on nous donnait ce que nous appelions nos belles robes ; les grandes se faisaient des bandeaux et des nattes, on soignait sa toilette, c’était jour de parloir.
À l’une des extrémités du monastère, du même côté que la porte de clôture, on voyait un certain nombre de chambres étroites, presque nues, et coupées en deux par une grille en losanges. Quelques chaises formaient tout l’ameublement de ces chambres. Ce lieu était, le plus antique et le plus sévère de toute la maison ; et pourtant vers ce lieu se tournaient plus volontiers mes regards. Pourquoi ? Parce que je n’allais pas au parloir, et que je voyais, mes compagnes y courir joyeuses, et en rapporter même souvent des gâteaux, des joujoux, et le souvenir des caresses de leurs parents.
Vers l’âge de huit ans, je commençai à sentir douloureusement ce vide. Ne pas aller au parloir me parut quelque chose de si triste que j’en conçus un véritable chagrin. Malheureusement je n’étais pas expansive ; plus une pensée m’était amère, mieux je la cachais. Il me prenait quelquefois envie de pleurer quand je voyais mes compagnes me quitter pour aller au parloir. Alors j’emmenais Mina dans les allées les plus solitaires, de peur qu’en voyant mes larmes, quelqu’un ne vînt me dire : « Pourquoi pleurez-vous ? » M’abandonnant au plus aimé, et peut-être au plus dangereux de mes penchants, je rêvais ; et, dans ma tête d’enfant, passaient des idées singulières qui tenaient à la fois de la faiblesse du jeune âge et de la hardiesse d’une imagination ardente. C’est dans le travail de la pensée que certains enfants perdent leur insouciance ; on les croit malades ; non, un bouleversement s’est fait à l’aide de quelques circonstances, ils se sont mis à penser, et penser n’est pas de leur âge. Il faut tâcher de les faire parler, de les bien connaître, afin de les ramener ensuite au travail et au jeu.
Quand on est heureux, on manque souvent de cette extrême délicatesse qui épargnerait aux autres une blessure. Mes compagnes me parlaient sans cesse de leur papa, de leur maman, de leurs frères, de leurs sœurs, de leurs cousines ; moi je ne prononçais jamais ces noms de la famille, et je m’en affligeais.
Mme Sainte-Hélène me demanda pourquoi j’avais l’air triste le jeudi ; je ne voulais pas le lui dire, mais comme elle le savait fort bien, elle me fit avouer, en me parlant très doucement, que je commençais à trouver inexplicable mon genre d’existence. Effectivement, élevée au milieu de Paris, je ne le savais que par ouï dire. Pour moi, Paris n’était qu’un mot. Je me serais volontiers crue dans une belle campagne. Aucune de nos fenêtres ne donnait sur la rue, et le roulement des voitures parvenait à peine à nos oreilles. Je ne sortais pas ; je n’allais pas au parloir ; il y avait là quelque chose d’étrange qui ne pouvait manquer de troubler mon esprit, tant que je concentrerais en moi-même mes pensées.
Pressée par les questions de ma chère maîtresse, je consentis enfin à lui ouvrir mon cœur. Je lui dis que tout m’étonnait, mais surtout mon isolement, et qu’il n’y eût, par-delà nos murs, pas une âme à qui je fusse chère, pas une qui fût jamais venue m’apporter un b****r, unique trésor que j’eusse pressenti, parmi les jouissances de ce monde inconnu.
Quand j’eus fait ce premier aveu, Mme Sainte-Hélène devint beaucoup plus triste que moi ; elle me répondit d’une façon évasive, elle serra dans ses mains mes pauvres petites mains, et me dit qu’elle savait aimer mieux qu’on ne le savait là-bas, et que tous les jeudis, si j’avais été sage, bien sage, depuis au moins deux jours, elle m’emmènerait faire un tour de jardin, afin que nous pussions causer ensemble, et que j’eusse aussi mon parloir.
Elle ne m’a point trompée ; oui, elle savait aimer ! Je n’ai jamais rencontré une affection moins entachée d’égoïsme, et les joies que mon cœur a connues plus tard n’ont pas valu cet amour de mon enfance pour un être qui me paraissait le plus parfait accord de la sagesse et de la bonté.