V - Première indélicatesse

1308 Words
V Première indélicatesse Dans la vie d’un enfant, certains jours sont marqués en caractères ineffaçables. En ces jours, son intelligence a grandi tout à coup par la lumière qu’il a reçue, il s’est fait en lui une impression grave ; et les impressions graves sont comme des sentinelles avancées, sur qui reposent en partie les chances de la guerre que se font en nous le bien et le mal. C’était pendant l’été ; je venais de passer plusieurs semaines à l’infirmerie ; j’étais en convalescence, et dans cet état de faiblesse où l’âme est plus molle dans le combat. Il y avait, à dix pas de mon lit, une autre convalescente, une grande élève, et moi j’avais neuf ans. Or, on sait combien peu de ressources on trouve dans les rapports mutuels lorsque, au commencement de la carrière, sept ou huit années nous séparent. Nous avions donc passé notre temps, selon la coutume, à nous ennuyer l’une devant l’autre, sans être devenues plus intimes. Cette grande demoiselle, si raisonnable, m’inspirait une sorte de respect. Je regardais sa jolie montre et je lui disais de loin en loin : – Quelle heure est-il, mademoiselle ? – C’était à peu près tout. Le reste dépendait de sa magnanimité. Un dimanche, elle était descendue au jardin accompagnée de l’infirmière, et la sœur de garde qui devait veiller sur moi s’occupait des soins du ménage. Il faut dire que, depuis trois jours, je ne voyais au monde qu’un objet, un objet des plus séduisants, un énorme pot de confitures placé sur une petite table. C’étaient encore des groseilles ! Les groseilles ont été la pierre d’achoppement de mon enfance, et aujourd’hui elles me font mal à l’estomac. Ce pot de confitures était entamé ; matin et soir, après un léger repas, je voyais Mlle Adolphine en prendre une cuillerée, puis l’infirmière replaçait le pot sur la table, juste en face de moi, qui ne voyais que lui. Il résulta de cette imprudente contemplation du bien d’autrui une envie démesurée de le posséder, au moins par parties. Le difficile était d’y arriver. Je saisis ce moment de solitude dont j’ai parlé ; je quittai mon lit sans bruit, marchant sur la pointe du pied. Dans cette mauvaise action, je me rendais bien compte de ce que je faisais ; la gelée de groseilles était réellement à mes yeux la propriété d’une autre. Ce n’était plus ce bien vague, appartenant pour ainsi dire à toute la maison, comme les fruits du jardin ; j’eus la pensée que ce que j’allais faire était mal. Une autre pensée chassa aussitôt celle-là ; je me dis : – D’abord c’est très peu de chose, presque rien ; ensuite, on ne s’en apercevra pas. Enfin, je succombai à la tentation, et mon petit manège fut trois fois renouvelé. Il était dit qu’aucune de mes fautes ne demeurerait cachée. Soit qu’on eût pénétré mon trouble, soit qu’on se fût aperçu de mon larcin, je vis un soir apparaître Mme Sainte-Hélène, pendant que Mlle Adolphine faisait sa promenade. Oh ! qu’elle fut véritablement ma mère ! Et que sa bonté eut d’influence sur moi ! Au moment où elle s’assit près de mon lit, elle avait sur le visage une teinte de tristesse mélangée d’une grande douceur, sans doute à cause de mon état de faiblesse. Elle se mit à causer, prit les choses de loin, commença par me parler de Mlle Adolphine, de sa santé, des visites que lui faisait une de ses parentes, qui même lui apportait des bonbons, des gâteaux, du chocolat, des confitures… Je me sentis rougir. Sur-le-champ, elle ajouta d’un ton assuré : – Ma chère petite, depuis trois ou quatre jours, vous vous levez en cachette pour prendre, par cuillerées, des confitures qui ne sont ni à vous ni même à la maison, mais à Adolphine ; c’est mal, bien mal. Mes larmes répondirent pour moi ; et ma mère adoptive, de sa voix la plus douce, me dit de sérieuses paroles dont le sens était ceci : – « Chère fille, la moindre indélicatesse gâte le cœur ; il devient bas. Écoutez bien, bonne petite, vous êtes malade, et je ne suis pas du tout fâchée ; je veux seulement vous instruire. Prendre, c’est voler ; et voler est un crime. Ce que vous avez fait est assurément bien peu de chose ; mais tous les grands criminels, que les gendarmes mettent en prison, ont commencé aussi par peu de chose : un rien, une pomme, des confitures… » Je tressaillis ; j’étais émue, non seulement par l’humiliation qui me couvrait, mais encore par la douceur avec laquelle on me reprenait. Que fut-ce quand, après un moment de silence, Mme Sainte-Hélène me dit avec un abandon tout à fait maternel : « Ma pauvre petite fille, souvent on désire le bien d’autrui parce qu’on est soi-même dans la privation. On doit, et l’on peut toujours, surmonter la tentation ; mais il est certain que les dons de la Providence, en nous rendant reconnaissants, nous éloignent de l’envie. Vous, dans votre convalescence, vous n’avez pu vous procurer la moindre friandise, et à votre âge c’est une vive peine ; je le comprends, car moi aussi j’ai été petite. Consolez-vous, je vous apporte un beau cadeau, comme font les parents de nos jeunes malades ; voyez, un pot de confitures, de la gelée de groseilles ; vous en mangerez un peu tous les jours, et cela vous fera du bien. – Non, non, m’écriai-je, c’est impossible ; je ne l’ai pas mérité ! au contraire, j’ai fait une mauvaise action. – C’est vrai. Et cependant, le bon Dieu vous mène bien doucement, voyez comme il est bon ! Il faudra lui demander pardon de ce que vous avez fait, et, comme on est obligé de restituer, vous prierez Adolphine de goûter de vos groseilles. Cependant, vous n’êtes pas tenue de lui avouer votre faute. Allons, voyons, soyez bien bonne, ma fille Valentine, et tâchez de vous guérir bien vite. » Comme j’étais encore faible, cette émotion m’avait agitée, j’eus soif ; ma mère chérie me donna à boire, et pour achever de m’apaiser et de me réconforter, elle me prêta pour toute la nuit, ô faveur ! la croix dont j’ai parlé, qu’elle détacha de son chapelet. Dès qu’elle m’eut quittée, je me mis à genoux sur mon lit ; il me semblait que mon cœur se brisait, tant j’avais de peine d’avoir mal fait, et je me sentais d’autant plus repentante que j’avais été traitée avec plus de miséricorde. Quand je me recouchai, je repassai dans ma mémoire ce qui m’avait été dit ; ces mots crime, vol, gendarmes, me faisaient frissonner ! j’éloignai ces terribles pensées, et m’abandonnai à la reconnaissance, mêlée d’une salutaire confusion. Mlle Adolphine rentra. Sa longue promenade l’avait rendue heureuse et gaie ; elle vint s’asseoir un moment près de moi, et comme elle me demandait en souriant d’où venait ce pot de confitures, je lui répondis : – C’est ma mère, à moi, qui me l’a donné ; goûtez-en, mademoiselle. Pour me faire plaisir, elle en accepta une cuillerée ; et moi, toute remuée par ce repentir sincère qui a besoin d’expiation, je dis bien humblement : – Encore deux, mademoiselle, c’est trois cuillerées que je vous ai prises. La grande pensionnaire voulut rire ; mais, voyant mes larmes, elle me serra dans ses bras, me dit mille riens tendres et charmants, et me consola avec une délicatesse touchante. Oh ! je le pense, elle aura été bonne mère ! Telle fut l’impression, mélange de crainte, de confusion et de reconnaissance, que me laissa ce premier égarement. Oui, je le reconnais, cet égarement pouvait former en moi cette base d’indélicatesse sur laquelle s’assoit le mal, imperceptible à sa naissance, grandissant avec l’homme, et l’amenant à préférer son intérêt à son devoir, ainsi que cela se voit tous les jours. Depuis lors, s’il m’est arrivé de désirer vivement un bien qui ne m’appartint pas, cette tentation passagère me rappelait subitement le don maternel qui m’avait encouragée, relevée, juste au moment où un sentiment vulgaire et mauvais abaissait mon caractère d’enfant. Plus tard, j’ai souvent pris plaisir à donner un jouet à de pauvres petits malheureux demi-nus, qui regardaient tristement ces trésors étalés chez les marchands ; il fallait si peu pour les contenter ! Une toupie, une balle, un rien changeait leur peine en plaisir. Si le pauvre doit se soumettre, patienter, supporter, ne fait-on pas bien quand on cherche à rendre sa soumission moins pénible ? Mme Sainte-Hélène n’était certainement ni économiste, ni philosophe, ni philanthrope, dans le sens tout humain qu’on attache à ce mot ; elle avait le cœur bon, et elle voulait le bien ; voilà le secret de sa manière d’agir en tout. Sa prudence naturelle étudiait la situation, et sa droiture la faisait ordinairement réussir.
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