II
Sept ans
Deux années s’étaient écoulées dans cette placidité de l’enfance dont on ne se rappelle à peu près rien ; j’allais avoir sept ans. J’avais entendu dire qu’à sept ans on devrait être raisonnable, et par conséquent toujours sage. Je fus donc tout étonnée en me retrouvant le jour de mes sept ans tout aussi petite fille que la veille. Rien de changé. Ma grammaire n’en était pas plus amusante, ma table de multiplication non plus. Il se fit cependant en moi un mouvement progressif dont je ne parlai à personne ; il est certain que je me surpris me tenant plus droite et m’appliquant au travail par la force de ce mot : J’ai sept ans !
Le soir on m’accorda la faveur de faire une visite à Mme Sainte-Hélène dans sa cellule. C’était pour moi le bonheur suprême, d’autant plus apprécié qu’il était rare. Je la voyais au jardin, en classe ; mais elle était à tout le monde, et dans sa cellule elle n’était qu’à moi. Je descendais toujours avec empressement chez ma mère adoptive, et elle me faisait asseoir à ses pieds sur un petit tabouret que j’appelais mon tabouret.
Dans cette chambre étroite, rien de superflu. On y voyait un lit avec un couvre-pieds d’une extrême propreté et des rideaux pareils. À côté du lit, une petite table en bois de noyer soigneusement entretenue. En face, un prie-Dieu du même bois ; de chaque côté, une chaise de paille ; à droite, une bibliothèque toute composée de livres de prières et d’étude. Au-dessus du prie-Dieu, un crucifix, et deux belles images encadrées représentant l’une l’Enfant Jésus, l’autre sa sainte Mère. Une fenêtre haute et large éclairait cette solitude, donnant sur un préau qu’entouraient quatre longs cloîtres séculaires. Je me plais à dépeindre cette petite retraite parce que c’est là que j’ai le mieux compris ces deux grandes choses : devoir et amitié.
Le soir du jour où j’avais eu sept ans, je trouvai Mme Sainte-Hélène m’attendant avec une expression de visage que je ne lui connaissais point. Trop bonne pour demeurer étrangère aux plus saintes émotions, elle se livrait un instant, à son insu, à quelque chose qui ressemblait à l’amour maternel.
Il y avait sur la table un paquet long et étroit que je vois encore, enveloppé d’un papier bleu. Dès que je fus assise, ma bonne maîtresse ôta ce papier et me présenta une superbe poupée. Cette poupée vraiment merveilleuse était de la taille d’un enfant au berceau ; elle avait de vrais cheveux, de vraies dents et de vrais yeux ! Tout d’abord je la pris dans mes bras, je la serrai avec transport, je lui donnai les plus doux noms, puis je me retournai vers ma mère adoptive et je me jetai à son cou. Elle sourit de ma joie parfaite, et perdit pour un moment cette gravité qu’à dessein elle laissait ordinairement dans nos rapports.
Quand j’eus à peu près fini d’embrasser ma poupée, il me fut encore donné une boîte à ouvrage, contenant un dé, un étui, des ciseaux, rien n’y manquait… Cette boîte, quoique fort jolie, fit contrepoids à mon bonheur, car je n’avais aucun goût pour le travail à l’aiguille. On ajouta à ces largesses un panier rempli de beaux chiffons pour faire des robes à ma poupée, qui ne possédait en tout qu’une chemise. Il fallut se résigner à apprendre à coudre. Je conviens aujourd’hui que je n’étais pas fort à plaindre, et qu’un seul regard de ma fille suffisait pour me consoler, car j’ai oublié de dire que cette ravissante personne ouvrait et fermait les yeux, au moyen d’un ressort, et me regardait en face, pourvu que je fusse devant elle.
Cette belle poupée, que je nommai Mina, devint un autre moi-même. Je la soignais comme une enfant chérie, lui évitant les moindres chocs, préservant son visage et sa chevelure, ayant même grand soin de sa petite santé. Mes compagnes la respectaient, et quand un malheur imprévu causait quelque dommage à cette chère fille de carton, Mme Sainte-Hélène l’envoyait se rétablir à la campagne, comme elle disait en riant, c’est-à-dire la faisait remettre en état par de savantes mains.
En classe, quand j’avais été sage pendant une heure, ce qui supposait de grands efforts, on me permettait de prendre Mina à côté de moi pour lui faire étudier sa leçon ; on exigeait seulement que ce fût celle qu’on m’avait donné à apprendre pour le lendemain. Ô finesse ! ô ingénuité !
Au réfectoire, les jours de fête, j’avais la permission d’inviter Mina à dîner. Je la tenais sur mes genoux, elle me gênait on ne peut pas plus ; mais le dévouement nous est si naturel que, dès mon plus jeune âge, je trouvais tout simple de me gêner pour mon enfant. La nuit, je la faisais dormir au pied de mon lit, et chaque soir, avant de m’abandonner au sommeil, nous causions ; je lui disais tout, et comme elle ne répondait rien, nous ne nous fâchions jamais. Je dois avouer que Mina était la seule petite personne avec laquelle je ne me disputasse point.
Mes compagnes étaient toutes un peu plus âgées que moi ; mais, soit roideur de caractère, soit ascendant, soit un peu l’un et l’autre, je les dominais, et, selon l’expression de Mme Sainte-Claire, qui me grondait au moins trois fois par jour, je menais ma classe.
Néanmoins, il y avait de terribles réactions. Après avoir fait ma volonté pendant un certain temps, jouant à mes jeux favoris, et me laissant le premier rôle, il arrivait que ce petit monde se révoltait en masse. Alors je n’étais plus bonne à rien ; on me repoussait de tous les jeux, on me confinait dans un coin, et j’y boudais avec Mina, qui ne disait rien et n’en pensait pas plus.
Quand je me reporte à mes premières années, j’y découvre le germe de tous les penchants dangereux. Mme Sainte-Hélène m’a dit souvent que j’avais la même tendance vers le mal et vers le bien, la même ardeur pour le faux et pour le vrai. Je dépendais donc, en grande partie, de mon éducation, et je ne serai jamais assez reconnaissante envers ceux qui ont contribué de près, ou de loin, à m’incliner vers le beau, c’est-à-dire vers la vérité.