I
Premiers souvenirs
Il y a dans notre enfance un point à peine visible. Tout à coup l’âme s’éveille, et rarement elle perd le souvenir de ce qu’elle a vu d’abord. Pour moi, ce réveil de l’âme fut un sentiment d’effroi.
Un soir, je vis des murs sombres, de hautes fenêtres grillées. Une femme grande, habillée de noir, me prit par la main, et me fit traverser de longs et larges corridors à ogives, qu’elle appelait des cloîtres, et qui n’étaient éclairés que par une petite lampe qu’elle tenait à la main. J’avais peur et je n’osais pas le dire.
Par une porte qui se trouvait au milieu d’un de ces corridors, nous entrâmes dans un lieu encore plus silencieux. Il y avait là un autel, des chandeliers, des fleurs. La porte mal fermée s’étant rouverte, la dame habillée de noir me dit : « Attendez-moi, je vais revenir. » Comme on m’avait toujours tutoyée, et qu’elle me disait vous, je pensai qu’elle était fâchée, bien fâchée ! Elle s’éloigna à pas précipités, et moi, me croyant seule au monde, je me mis à fondre en larmes.
Telle fut mon entrée dans la vie ; jusque-là j’ai dû voir et comprendre bien des choses, mais je ne me souviens de rien, si ce n’est d’un chien avec lequel je jouais, et qui avait une belle queue.
La dame noire revint à l’instant, et, me voyant tout en pleurs, elle me prit dans ses bras, m’embrassa devant l’autel, et me dit qu’il fallait bien l’aimer, parce que j’étais devenue sa petite fille. Alors je sus qu’elle n’était pas fâchée, et j’osai lever les yeux sur elle. La lampe éclairait d’en haut son calme visage ; je la trouvai belle, et comme je voyais qu’elle était bonne, je me consolai tout de suite.
Après avoir essuyé mes larmes, elle me mena, toujours à travers ces sombres cloîtres, jusqu’au pied d’un superbe escalier de pierre. Là, j’entendis des cris confus, des éclats de rire ; une porte s’ouvrit et je me trouvai dans une grande salle fort éclairée ; la dame noire parla tout bas à une autre dame noire toute pareille, et je fus entourée d’une quantité de petites filles un peu plus âgées que moi, qui me prirent les mains et me proposèrent de danser une ronde ; mais ce grand bruit, auquel je n’étais pas accoutumée, me fit encore plus peur que le silence de l’autel, et je me mis de nouveau à pleurer. Alors une troisième dame noire, encore pareille à la première, m’emmena ; et comme il faisait tout noir, on me coucha.
Voilà ce qui m’a frappée d’abord ; c’est mon plus ancien souvenir, et même ce qui suit est assez obscur. Je sais seulement que, peu de jours après, je m’amusais dans un grand jardin avec beaucoup de petites filles, et que je n’avais plus envie de pleurer.
J’étais dans ma cinquième année lorsque j’entrai au couvent. Ces hauts murs, ces longs cloîtres, ces grands arbres, tout cela faisait partie de l’enclos où la Providence avait dans sa bonté caché les secrets de ma vie. L’enfance a pour se préserver du chagrin deux talismans : l’ignorance et la crédulité qui en résulte. Je ne savais rien ; l’univers pour moi, c’était ce beau carré d’acacias où je jouais, la classe où j’apprenais à lire, la chapelle où l’on chantait des cantiques, le réfectoire où je mangeais de bon appétit, et le dortoir où je dormais douze heures dans mon petit lit blanc.
Peu à peu, je m’accoutumai aux allures graves des religieuses que je voyais sans cesse occupées de nous et se mêlant à notre vie ; mon cœur avait besoin de tendresse, je le donnai tout entier à celle qui m’avait embrassée au sanctuaire, et qu’on appelait Mme Sainte-Hélène. Elle était grande, majestueuse. Les autres enfants lui trouvaient l’air un peu froid… moi, je l’aimais.
Mes idées premières s’effaçant, je m’en formais de nouvelles assez étranges. Il me sembla qu’il devait y avoir en ce monde un très grand nombre de dames noires, des aumôniers, des jardiniers et des petites filles ; le reste ne comptait pas.
J’étais la plus jeune de la maison, et personne ne me prenait au sérieux ; chacune me protégeait, me caressait, et jouait avec moi.
J’avais cependant mes peines ; je pleurais souvent quand on me montrait à lire dans un vieux livre plein d’ânes, de bœufs et de chevreuils. Je savais, bien entendu, toutes ces bêtes par cœur au bout d’une semaine ; mais ce qu’on me demandait, c’était de dire les lettres qui se trouvaient à côté. Les chagrins de l’enfance ne durent pas, mais sont très vifs. J’étais capricieuse, entêtée, et je n’ai pas oublié les suffocations que me causait la moindre pénitence, à plus forte raison la plus grande, qui était d’aller m’asseoir sur une petite chaise derrière la porte, ce qui passait dans mon esprit pour le dernier degré de la misère humaine ! C’était le châtiment qu’on m’infligeait lorsque je persévérais dans la mauvaise voie, c’est-à-dire lorsque je tapais mes petites compagnes, ou que je m’entêtais à dire Ane et non A ; Bœuf et non B ; ainsi de suite.
Il y avait çà et là des tempêtes. Violente par nature, je m’abandonnais parfois à des mouvements de colère qui exigeaient une forte punition. Celle que plusieurs fois on m’imposa dans ma petite enfance m’est encore présente, tant fut profonde l’impression produite en moi. Je suppose que mes maîtresses s’entendaient avec Mme Sainte-Hélène ; mais à mes yeux l’évènement était toujours inattendu. Au moment où j’y pensais le moins, je la rencontrais, et elle me disait d’un air extrêmement froid : – « Mademoiselle, vous vous êtes mise en colère, vous n’êtes plus ma petite fille. » Puis elle s’en allait, emportant tout mon bonheur d’enfant. Dès lors, j’étais insensible aux consolations de mes compagnes, je me dérobais même à leurs jeux, et, à tout ce qu’on me disait, je répondais en pleurant que je n’étais plus la petite fille de Mme Sainte-Hélène ! Le soir, on me permettait d’aller faire la paix, et toutes nos guerres finissaient ainsi au coucher du soleil.
C’est par des moyens doux et raisonnables que l’on combattit mes mauvais penchants. Aucune petite pensionnaire n’avait autant de défauts que moi. Ce qui marquait le plus, c’était la frivolité de mes goûts, la légèreté de mon esprit que rien ne pouvait fixer. Ce n’était point excès de gaieté ; au contraire, j’avais l’humeur inégale. Mes défauts étaient de ceux qui se voient de loin ; je fuyais l’assujettissement, je résistais à la règle, et mon amour de l’indépendance, même dans mes plus jeunes années, me rendait toute chaîne pesante.
Mon naturel était ardent, mon imagination très vive, mon cœur facilement subjugué. Je rends grâces aux sages directrices qui ont su modifier mes tendances, sans éteindre mon organisation ; elles m’ont fait verser bien des larmes, je les en bénis.