VI
Le monde en petit
Une réunion d’enfants, c’est le monde en petit ; le monde avec ses jalousies, ses injustices. L’avantage de l’éducation en commun naît précisément de la diversité des caractères. Les contrastes sont si frappants que l’enfant reçoit chaque jour des leçons nouvelles, et apprend à lutter, à se défendre, à céder, à vivre enfin.
Ma première éducation me donna théorie et pratique. On prenait soin de nous enseigner que l’orgueil est une passion condamnable, qui déplaît à Dieu et engendre parmi les hommes les haines et les injustices ; c’était la théorie, qui faisait assez peu d’impression sur moi ; je n’en comprenais le vrai sens que dans les occasions où, cherchant à me grandir, je voyais se dresser tout un petit peuple qui me remettait à ma place sans la moindre courtoisie. Quatre ou cinq enfants me criant : « Tais-toi, tu n’es qu’une petite fille comme nous, » me donnaient une idée plus juste de mon peu de valeur personnelle, que n’eussent fait les plus beaux discours.
Tout en nous recommandant la douceur et le bon ton, on fermait les yeux sur certaines disputes qui, l’irritation passée, laissaient aux antagonistes un enseignement utile. On voulait aussi que nous apprissions à souffrir sans nous plaindre, et l’on ne supportait aucune délation. Je me souviens à ce propos qu’une petite pensionnaire ayant été, pendant la récréation, dire à la maîtresse qu’une de ses compagnes l’avait taquinée, cette religieuse prit son air grave, appela l’accusée, se convainquit du fait par l’audition des témoins, et prononça ce jugement solennel : « Mademoiselle Adèle, vous allez achever la récréation au pied de cet acacia pour avoir taquiné ; et vous, Mademoiselle Émilie, au pied de ce tilleul pour avoir rapporté. »
Minos en personne n’eût pas été plus promptement obéi. Les deux petites filles allèrent se planter, tout étonnées, chacune au pied de l’arbre indiqué par le juge, et tout fut dit. La leçon était bonne, je crois, puisque moi-même, qui n’étais que spectatrice, je ne l’ai pas oubliée.
Je le dis à ma honte, à mesure que j’avançais en âge, j’étais beaucoup plus souvent grondée et punie. Ennemie jurée de la discipline, je ne m’y soumettais que par force. D’un caractère très inégal, je passais d’une gaieté folle à une sorte de mélancolie. De ces dispositions naissait le dégoût des exercices journaliers. L’indépendance, le caprice, la légèreté, tels étaient les ennemis que j’avais à combattre ; mais nous ne nous battions guère ; nous vivions au contraire en bonne intelligence ; de là, les observations et les punitions.
Ne pouvant soustraire au règlement que ma pensée, je m’abandonnais souvent à des rêveries qui m’eussent facilement égarée, car la rêverie fait perdre le moment présent, seul bien qui nous appartienne. Mais ma sage et compatissante directrice s’efforçait de me mettre en garde contre les écarts de mon imagination, et je finis par la prendre pour unique confidente ; dès lors, j’étais sauvée. Quand je me plaignais à elle de la singularité de ma vie, elle m’appelait Ma fille ! Sa parole avait sur moi une étrange puissance, et je reconnaissais en l’écoutant que je n’avais pas à me plaindre de mon sort.
Cependant, ces contradictions de toutes sortes combattaient merveilleusement mes penchants. J’étais née hautaine ; mais ma position mal dessinée aurait rendu ridicule toute idée de fierté. J’avais le goût des dépenses inutiles ; ce goût dangereux se brisait contre ma pauvreté. Mon plaisir eût été d’avoir neuf ou dix francs à la fois, et de les dépenser, du jour au lendemain, en images et en chocolat ; au lieu de cela, je n’avais que dix sous par semaine !
J’étais naturellement paresseuse, mais paresseuse avec délices ! Cependant, me voyant dans une situation incertaine, je pensais que peut-être il me faudrait vivre de mon travail, et cette idée seule put vaincre mon antipathie pour les études régulières, et me déterminer à profiter de la solide éducation qu’on me donnait. Quand je faisais part à ma mère adoptive de mes pressentiments, elle ne cherchait pas à me détromper, et se contentait de me dire : « Il faut vous soumettre d’avance à votre sort, quel qu’il soit, et vous mettre en état de l’améliorer, s’il y a lieu. Plus vos facultés seront développées, plus vous aurez de moyens à votre portée pour combattre l’infortune, si l’infortune vous atteint. Je veux que vous soyez instruite, que vous cultiviez les arts, que vous sachiez bien coudre, et que vous vous accoutumiez aux soins du ménage. Il faut, ma chère fille, il faut absolument qu’à vingt ans vous soyez prête à tout. »
Je trouvais ce langage sévère ; j’aurais cru volontiers n’être au monde que pour faire ma volonté, et me livrer au caprice du moment ; néanmoins, comme je voyais en cette amie véritable l’exemple soutenir le précepte, je finis par penser que le devoir est le fond de la vie et que le plaisir en est l’accessoire.