VII - Marie-Aimée

1818 Words
VII Marie-Aimée Quand j’eus atteint ma douzième année, il entra au couvent une petite fille, du même âge, mais beaucoup plus raisonnable que moi. Elle se nommait Marie de Saint-Elme. Il y avait déjà parmi nous une Marie et une Maria ; c’est pourquoi l’on convint que la nouvelle s’appellerait Marie-Aimée. Ce doux nom lui allait si bien qu’il me serait impossible de ne pas le lui donner toujours. À son entrée, je fus la première élève qu’elle rencontra. Sa vue me causa une joie subite, et de son côté elle se trouva rassurée et confiante. Croire à tout pressentiment, c’est se jeter dans l’illusion ; mais ne peut-on supposer que les âmes sympathiques se devinent quelquefois ? Nous en avons fait toutes deux l’expérience. La nouvelle fut mise sous ma protection, car j’étais dans ma classe ce que l’on appelait une ancienne. Je me fis un plaisir de lui éviter beaucoup d’ennuis, et de la défendre contre certains esprits moqueurs et taquins, dont elle n’aurait pas manqué d’être le jouet, surtout à cause de sas grande douceur. Pour payer ces légers services, la charmante enfant se mit à m’aimer, et me dit naïvement que cela durerait toujours. Au bout de la semaine, nous étions très liées ; au bout du mois, nous fûmes inséparables ! Hélas ! le règlement, que j’avais pris en grippe pour tant de raisons, qui alors me paraissaient excellentes, s’opposait à toute liaison particulière ; et je dois dire que, en cela, ce règlement me semblait absolument dénué de sens commun. Je pense aujourd’hui que cette apparente dureté reposait sur une très sage prévoyance, et pouvait épargner de grandes peines dans l’avenir, au cas où les familles n’auraient pas sanctionné le choix souvent aveugle des enfants. Néanmoins, en présence d’une affection toujours exagérée au début, on ne raisonne guère ; et pour déraisonner sur ce point, il n’est pas indispensable d’avoir douze ans. Je regardais donc comme la plus injuste et la plus atroce persécution l’opposition que le règlement mettait à notre intimité, laquelle se manifestait, bien entendu, par des apartés continuels, et par d’interminables confidences. Que disions-nous ? des riens ; mais comme il fallait se raconter les plus petits détails de la vie, c’était long. En face de la résistance, notre sympathie s’accrut. Nous ignorions l’histoire des douleurs humaines, et, ne sachant encore que la nôtre, nous croyions qu’il n’y avait jamais eu sur la terre deux personnes qui se fussent aimées comme nous nous aimions, et qui eussent été ainsi persécutées. Le sentiment du devoir était profond dans le cœur de Marie-Aimée, et y luttait contre l’entraînement. Comme elle était aussi naïve qu’obéissante, elle me grondait tout doucement de ce que je continuais à l’aimer plus que toute autre compagne, quoique ce fût apparemment bien mal ; et puis, m’entourant de ses bras, elle me donnait les plus doux noms, et m’avouait, les larmes aux yeux, que, malgré la résolution qu’elle prenait tous les matins de ne plus m’aimer pour mieux suivre le règlement, elle m’aimait tous les soirs davantage et ne savait plus du tout comment faire. Ce qui l’étonnait beaucoup, et moi aussi, c’est que son père et sa mère, à qui ma petite amie avait conté la chose, ne l’avaient nullement grondée ; bien au contraire, son père lui avait dit en souriant : – Allons, tâche de ne pas te faire punir en manquant au règlement ; mais aime bien cette petite Valentine ; plus tard, tu pourras la revoir souvent. Marie-Aimée, soumise et consolée, ne se plaignait pas, m’était très attachée, et faisait son possible pour que cela ne parût pas trop. Moi qui n’étais ni douce ni résignée comme elle, je ne prenais pas mon parti si courageusement. Loin de là, je me faisais punir exprès, pour narguer le règlement, et témoigner ainsi à mon amie toute mon affection. Un jour, mieux inspirée cette fois, j’ouvris mon cœur à Mme Sainte-Hélène, et je lui avouai qu’en dépit de tous les articles du code, notre amitié se fortifiait, étant de celles qui doivent durer toute la vie. À mon grand étonnement, elle ne put retenir une exclamation joyeuse, me dit que je ne pouvais mieux placer un sentiment durable, et qu’elle espérait voir naître d’heureux fruits de cette liaison. Puis cette femme si prudente, si raisonnable toujours, voulut bien m’expliquer soigneusement les justes motifs qui font interdire, ou du moins régler les amitiés particulières dans la vie commune. Elle me dit qu’il ne fallait pas se faire une fausse conscience, et prendre pour faute ce qui ne l’est pas ; qu’il n’y avait aucun mal à nous aimer, mais que se rechercher continuellement l’une l’autre nuisait au bien de l’ensemble, portait à négliger l’entourage pour ne voir qu’un point unique ; et qu’on ne devait pas faire à tout un cercle l’injure de ne plus le compter et de s’isoler dans une affection exclusive. La morale de ma chère maîtresse me laissa triste, mais obéissante. Plus de rigueur aurait réformé peut-être mes actes extérieurs par le sentiment de la crainte, mais n’aurait pas éclairé mon jugement. Ce doux Mentor obtint de moi la promesse d’éviter l’égoïsme, qui entache souvent l’amitié et produit un grand mal dans une vie d’association. En effet, si l’on n’opposait un frein à cet entraînement, d’autant plus irrésistible qu’il est plus pur, on verrait aussitôt des groupes se former, et bientôt il n’y aurait plus de société, mais rien que des groupes. Depuis ce moment, Marie-Aimée et moi, nous n’essayâmes plus de nous aimer moins ; mais nous évitâmes l’exagération, et nous tâchâmes de nous faire pardonner par nos compagnes une préférence qui ne nous rendait vis-à-vis d’elles ni froides ni maussades. Tout ce bonheur dura à peu près deux ans ; puis les parents de mon amie, ayant été obligés de partir pour l’Angleterre, voulurent l’emmener. Ce fut pour moi un coup de foudre, et j’éprouvai pour la première fois le chagrin vif et durable que donnent les séparations. Cependant l’espérance nous restait. Le séjour en Angleterre ne serait pas, disait-on, de plus de deux ans, après lesquels on nous rendrait Marie-Aimée. Le jour des adieux nous trouva tout en pleurs. Mon amie me laissa ses jeux, ses plumes, ses images, tout ce qui lui avait servi. J’aurais voulu lui donner aussi un gage de souvenir ; mais, tout compté, j’avais bien peu de chose. Alors il me sembla que lui procurer une jouissance de cœur serait lui témoigner ma vive affection, et voici ce que j’imaginai. Elle avait une petite sœur de huit ans, nommée Thérèse, qui lui était extrêmement chère, et à qui elle faisait de temps en temps un cadeau de peu de valeur. Je n’avais, moi, qu’un seul bien qui pût exciter l’envie, c’était Mina que je conservais avec beaucoup de soin, comme le plus aimé de mes trésors d’enfant. Je formai le projet d’abandonner ce trésor, et de l’envoyer à mon amie, afin qu’elle eût la joie de le donner elle-même à sa petite sœur. Mon cœur se serra, bien qu’il consentît au sacrifice ; c’était le plus grand que je pusse faire, et je ne savais pas encore que le dévouement c’est le sacrifice. Un sentiment de délicatesse luttait aussi contre mon projet. J’avais reçu Mina de ma mère adoptive ; or il n’est pas permis, selon la loi du cœur, de disposer d’un don ; je lui confiai mon embarras, et elle me permit de me séparer de Mina. Dès que cet obstacle fut levé, j’écrivis à Marie-Aimée une lettre de quatre pages, pleines de redondances, car dans l’extrême jeunesse on ne trouve pas de termes assez riches pour peindre la tendresse. Plus tard, on dit simplement : je vous aime. Je me mis à confectionner de mon mieux une robe nouvelle, faite d’un morceau de couleur foncée qu’on me donna, me conseillant sagement d’éviter les nuances claires, et tout ce qui ressentait la prétention. Mina fut donc parée avec cette sobriété d’ornements qui sied à la maturité de l’âge. Une grande affaire fut le choix de la coiffure. Étant jeune, Mina avait porté de longues boucles flottant sur le cou ; mais à son âge c’eût été ridicule. Il fut convenu qu’elle relèverait ses cheveux, qui du reste ne grisonnaient point, comme cela se voit d’ordinaire. Ma chère fille avait encore beaucoup de dignité, se tenait droite au moins assez, et comme elle avait été vraiment belle, conservait ce cachet de distinction auquel on ne se méprend pas dans la bonne compagnie. Une tourière fut chargée de porter ma lettre et mon cadeau. Quand je vis cette bonne fille s’éloigner, je reconnus à ma tristesse que j’aimais encore Mina, bien que depuis longtemps je ne jouasse plus avec elle. Hésiter entre deux pensées, cela nous paraît naturel, tant nous prenons vite l’habitude du combat ; mais l’enfance s’en étonne, et je me cachai pour pleurer. Une heure après, on vint m’apporter les tendres remerciements de ma sœur d’adoption, me disant qu’à l’aspect de Mina, Marie-Aimée était devenue triste, mais que la petite Thérèse avait battu des mains et sauté de plaisir en recevant de mon amie la poupée merveilleuse. Il me sembla que j’avais bien fait, puisque j’avais sacrifié ce que j’aimais le plus, et prouvé ainsi que mon affection était bien vraie. Quoique peinée du départ de ma plus chère compagne, je fus distraite de mon chagrin par un acte auquel j’eus à me préparer. J’avais fait ma première communion deux ans plus tôt, avec une grande bonne volonté et une grande bonne foi ; mais aussi avec cette légèreté du jeune âge qui nuit aux impressions fortes. Une indisposition m’avait empêchée de recevoir la confirmation en même temps que Marie-Aimée, c’est-à-dire à l’âge de treize ans, selon l’usage alors établi dans la maison. Par suite de ces circonstances, j’avais quatorze ans révolus quand on nous annonça la visite de l’archevêque, qui devait être reçu avec la plus grande pompe. Pour la première fois je fis des réflexions sérieuses sur moi-même, sur la nécessité de me réformer et de combattre incessamment mes défauts. Un bandeau tomba de mes yeux, je me vis telle que j’étais. J’avais, il est vrai, grâce à Mme Sainte-Hélène, une peur instinctive du mensonge, de l’indélicatesse et de la gourmandise ; mais le caprice était ma règle en tout ; le goût de l’indépendance et l’instabilité dans les désirs faisaient le fond mon caractère, et, pour dire tout en un mot, je passais pour une élève difficile à conduire. La sagesse de ma mère adoptive savait m’attendre sans trop me presser, et la connaissance profonde qu’elle avait de mon cœur lui laissait bonne espérance. Elle m’aida dans la résolution que je pris de mieux faire, et s’appliqua surtout à éviter tout ce qui pouvait n’exciter en moi que cette espèce de pieux entrain, qui disparaît avec les circonstances extérieures dont il est né. Le jour de la confirmation se passa dans le recueillement. Cette fête m’est présente comme un de ces tableaux héréditaires qui font partie essentielle du bien de la famille. Je vois l’endroit précis où j’étais agenouillée pendant l’imposition des mains ; je vois mon voile blanc qui me couvrait tout entière, comme pour ne me laisser apercevoir que les horizons de l’âme. Comme il était d’usage parmi nous de choisir un nom le jour où l’on était confirmée, je cherchai longtemps à l’avance un nouveau protecteur. Enfant que j’étais ! je crus chercher au ciel ; mais un nom de la terre, toujours le même, s’offrit à ma pensée, je déclarai prendre pour patronne sainte Hélène. Le soir de la fête, j’eus une heure d’entretien avec ma mère adoptive, pendant que mes compagnes étaient au parloir avec leurs parents. Ce jour-là, je sentis qu’il allait s’établir entre nous des rapports tout autres. Elle fut plus affectueuse que jamais, sans doute pour diminuer la peine que me causait l’absence de Marie-Aimée ; puis, voyant que ma raison avait progressé, elle se dépouilla en partie du prestige de l’autorité, et voulut bien prendre avec moi ce laisser-aller affectueux qu’une mère ne craint pas de tolérer entre elle et sa fille qui a grandi.
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