I

1781 Words
IÀ la suite de cet incident, ma première pensée fut que je m’étais mépris sur ce vieillard. J’ai cru, me dis-je, voir un concierge ordinaire dans cet homme à parole brève, vieux simulacre d’intendant cassé et parleur comme tous les autres, et maintenant voilà qu’il se fait acteur dans ce drame, voilà qu’il gémit amèrement et de bonne foi, comme si les malheurs de ce château et la mort même de son maître étaient son ouvrage ! Non, ce brave homme n’a pas joué la comédie devant moi ; ce n’est pas pour me tromper qu’il a pâli, et pour m’intéresser qu’il vient de tomber en défaillance… Ce pauvre vieillard chauve et délaissé, l’unique propriétaire du château, à l’heure qu’il est, se sera heurté le front à quelque souvenir, à quelque hasard, je le crains ; oui, ne fût-ce qu’à ce livre oublié qui, je touchais ! Ces réflexions seules m’auraient conduit à un examen plus sérieux de Bourguignon, si la convalescence, qui suivit cette espèce de crise arrivée sous mes yeux mêmes à ce vieillard maladif, ne m’eût pleinement dédommagé de mes soins en m’instruisant de mille détails curieux pendant ses heures de souffrance. Transporté dans la logette du garde, à l’autre extrémité du parc, et comme plus à l’aise loin de ce triste château, le digne homme se montrait à moi sous un aspect nouveau d’intérêt et de récifs. Avec une figure sereine et calme comme celle d’un patriarche, il semblait porter le poids d’un crime dont il était innocent… Ce fut là enfin, et quelques semaines avant sa mort, qu’il me raconta en partie l’histoire suivante que je mis en ordre quatre ans après sur les débris de ce domaine vendu. Dès le mois d’août 1789, le duc de C… manifesta l’intention de revoir le château. Le duc revenait alors d’Angleterre et en avait écrit secrètement à Bourguignon. Si vive que fût déjà la tourmente révolutionnaire, le duc, au lieu de fuir et d’émigrer, revint en Picardie accompagné de sa fille qui avait alors seize ans. Les communes environnantes présentaient, à cette époque même, l’image d’un territoire conquis et opprimé. Des clubs et des comités de surveillance s’y trouvaient organisés, et les passeports exigés par les clubistes qui singeaient en véritables énergumènes leurs confrères de Paris. Des placards injurieux contre les nobles se trouvaient affichés ou glissés sous le treillage même des annonces de mariage dans les églises. Le petit village d’Hei…y n’avait pas été préservé de la contagion. Le comte put fort bien lire sur les murs de la mairie l’annonce de l’horrible conspiration découverte en 1768, avec celle des papiers de la Bastille, papiers fameux dont le journal de Prudhomme entretint si prolixement ses lecteurs, lise publiait aussi dans les provinces et par anticipation de la guillotine des livres du libraire Garnery : livres semblables à l’échantillon qui suit : Liste des ci-devant nobles, nobles de race, robins, financiers, intrigants et autres aspirants à la noblesse ou escrocs d’icelle, avec des notes secrètes sur leurs familles, etc. Harcelée d’ailleurs par Fréron, l’assemblée législative était journellement décriée aux yeux du peuple ; les aboyeurs se l’enlevaient toute par morceaux. Pour un esprit curieux de prévisions politiques, la France ne pouvait lutter, et l’insurrection, depuis longtemps assoupie, devait grandir. Comme à toutes les époques malheureuses de l’histoire, les avertissements les plus sinistres ne manquèrent pas à celle-ci ; cependant elle fut aveugle, l’époque d’alors, aveugle par son impuissance à croire au mal, belle et sereine époque dont les cheveux blanchirent avant l’âge, toute réalisée dans la tête auguste et sanglante de la princesse de Lamballe ! Avant d’en venir aux craintes, la noblesse de France douta longtemps ; elle se réfugiait dans son passé comme pour en obtenir une défense. Rien qu’à voir les vieilles tourelles de son sol, elle se croyait imprenable. Comment déchaîner contre son écu sa vaste population de vassaux et de villageois ? Comment la traîner presque à la barre de ses bienfaits ? Car elle avait défriché ce sol et arrosé ces provinces ; elle avait habillé son peuple à elle et baptisé ses enfants ; elle était forte comme un grand fleuve épanché qui, sans être océan, peut remuer des navires. Il ne lui manquait ni amour ni douce popularité ; c’était encore le temps des chapeaux ôtés devant son seigneur, et des flambeaux de résine allumés joyeusement pour sa venue. Voltaire lui-même, M. de Voltaire, le gentilhomme, chambellan titré du roi de Prusse, s’était bien gardé de l’attaquer, cette noblesse ! Il avait eu son couvert mis à toutes ses fêtes, ainsi que le peuple ; il l’avait vue, cette noblesse se faire bourgeoise sous Louis XV, de guindée qu’elle était sous Louis XIV ! La noblesse de France était devenue à la lettre le contrepied de M. Jourdain. Ennuyée de sa broderie de gentilhomme, elle en était venue à paraître en robe de chambre, affable et paisible sur la fin de ce règne du plus paisible et du plus bourgeois des princes. Ce lui fut donc une cruelle chose à prévoir que ces représailles et cette issue ; elle dut détourner d’abord la tête à ces présages pour ne point accuser la nation d’ingratitude ! Triste noblesse, qui ne croyait pas à ce mot ! Ce qui ne doit pas sembler moins étrange, c’est que la pensée du duc put aller, dès cet instant même, au-delà de ces prévisions ordinaires. Confiant jusqu’à l’imprudence pour lui, le duc de C…, rejeton courbé d’une vieille tige, était devenu défiant pour sa fille unique ; seulement il ne lui faisait part d’aucune de ses craintes. Il la rassurait au contraire et l’encourageait à la gaité. Heureux sans doute de racheter par cet amour les dissipations étourdies de sa jeunesse, il avait concentré dans cet enfant son avenir et ses joies. Dans un âge où les premiers et les plus simples progrès sont à peine sensibles, Eugénie, sans autre maître que son père, avait devancé déjà les éducations de couvent les plus brillantes ; elle savait l’anglais, l’italien et chantait Campra et Gluck à livre ouvert ; elle brodait les fleurs presque aussi bien que Boufflers ou un colonel de Poinsinet. C’était une belle jeune fille, blonde et presque blanche avec fadeur, de cette blancheur pâle et transparente qui caractérise les molles statues de Rysbrak. En la regardant parfois dans ce grand salon, occupée et recueillie en ses études, le duc essuyait une larme furtive, comme si la fleur de cette jeunesse dut souffrir ; comme si quelque jour les embrassements paternels dussent manquer à cette tête chérie ! Il arrive souvent que la jeunesse la plus dissipée et la plus folle devient la plus douce et la plus indulgente des vieillesses. Les moindres caprices d’Eugénie étaient respectés par son père ; pour un des oiseaux égarés de sa volière il eût couru tout le parc ! Il ne lui parlait jamais mariage ni mari. Cependant et devant les orages désastreux qui s’amoncelaient, on concevait aisément l’anxiété qui venait saisir son âme. Il se voyait presque à la veille de fuir et de laisser Eugénie aux soins d’une vieille tante paralytique. À moins, se disait-il, que je ne la confie à Bourguignon ! Mais il repoussait ces idées, il les évitait et s’encourageait lui-même ; il était trop père pour délaisser son enfant ! Cependant son voyage récent en Angleterre avait eu son but caché. En effet, ce n’était guère pour observer de près l’exemple tant de fois invoqué de cette constitution anglaise, constitution qui trouvait partout des commentateurs et des apôtres de tribune, que le duc avait traversé le détroit. Des amitiés de famille et des souvenirs d’enfance l’unissaient étroitement à sir Erkston, intendant en chef de la maison du prince de Galles. Sir Erkston, dont la fortune était médiocre d’ailleurs, n’avait qu’un fils assez jeune, Williams Erkston, qu’il destinait au barreau. Eugénie et le duc avaient passé quinze jours dans cette famille paisible et simple comme une famille de la Bible. Le puritanisme de manières, imposé au jeune homme, seul trésor de cette famille, faisait peut-être encore mieux ressortir la charmante jeunesse de sa figure. Williams Erkston pouvait avoir dix-neuf ans. Le motif du duc, en visitant de nouveau sir Erkston et en faisant appela ses souvenirs, avait-il été de se ménager une retraite en Angleterre ? son retour démentait cette opinion. Était-ce un mariage projeté entre les deux familles ? mais la fortune du jeune Williams était bien précaire ; son père d’ailleurs était déjà soupçonné de se livrer à des spéculations d’agiotage au moins dangereuses. Le duc seul avait donc à lui le secret de ce voyage entrepris avec Eugénie. De retour au château, il s’entretenait souvent avec elle de l’hospitalité toute cordiale des Erkston. On doit penser aussi que ce n’était peut-être pas sans intention qu’il l’entretenait parfois de sir Williams ; car, à ce nom, elle quittait vite ses pinceaux et s’empressait de parler de Cambridge où le pauvre jeune homme, disait-elle en riant, devait s’enrouer comme avocat. – Et le voyez-vous, mon père, s’écriait la folle enfant, avec sa figure longue, sa houppe et sa simarre noire ?… Cependant avait sonné. Cet intérieur de château triste et resserré, défendu jusque-là par sa solitude et les respects du village, allait peut-être se voir bientôt envahi. Les gazettes du soir, envoyées au duc par des amis surs, glaçaient d’effroi la tante d’Eugénie. Le comité de salut public pourprait enfin l’horizon, comme un s******t coucher de soleil, après les massacres et les assassinats de septembre. Nos années, battues par les Autrichiens, forcées d’évacuer la Belgique, amenaient la terreur au sein de la Convention. En un mot, du sein de cette Convention même s’élançait la fatale déclaration du mot suspect. Ce mot de sang, une fois créé, faisait comprendre enfin aux plus aveugles la révolution française. Elle s’affermissait comme une lave refroidie, n’avançant plus guère hors de son cercla, bouillonnante encore et retenant ses forces dans son lit. De sanglants pourvoyeurs amenaient au jour le jour sa pâture, à cette Convention : avec ce mot de suspect, les entrailles de la France étaient à jour. Un soir, et sous l’enveloppe de l’Ami du Peuple, le duc reçut ce billet : « Vous devez être arrêté le 31. » C’était le 31 mai, ce mois aux approches duquel Marat venait de signer, comme président du club des Jacobins, une adresse dans laquelle le peuple était invité en termes formels à massacrer tous les traîtres. Marat faisait courir alors une circulaire qui invitait les départements à répéter chez eux, les massacres qui avaient eu lieu dans Paris ; il annonçait aussi aux nombreux comités de surveillance établis dans la province qu’il les visiterait lui-même bientôt, dans un rayon de trente à quarante lieues. Ce fut peut-être moins l’émotion produite par un tel avis que son empressement à le cacher à sa fille qui amena sur le front du duc, au milieu même du salon, une décomposition presque subite… En vain le billet lui annonçait-il huit jours de répit ; il se voyait déjà livré à un tribunal de sang, il voyait son deuil porté par Eugénie. Cachant dans sa manche le fatal écrit, il regarda sa fille et tomba dans son fauteuil… Transporté bientôt dans sa chambre par Bourguignon, il s’y renferma, disant qu’il voulait écrire et être seul. Dans cette nuit même, nuit où son état parut empirer, on alla par son ordre chercher à la ville deux médecins. Le duc fit ensuite venir Eugénie, l’embrassa et lui parla seul une grande heure. Le lendemain, et comme elle se présentait de nouveau timidement à la porte avec sa tante, Bourguignon, pâle et debout sur l’escalier, annonça à ces deux femmes qu’il était mort !
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