La chambre d’honneur

1647 Words
La chambre d’honneurC’est en Picardie que j’ai vu l’un des plus beaux châteaux de France, un château dont je dois vous taire le nom ; car, à cette heure, son nom de château lui reste à peine ; à cette heure la b***e-Noire en a fait du zinc ; ses écuries, ornées de soleils et de devises à la Louis XIV, ont croulé sous le marteau comme ses boudoirs. Un gros homme bien lourd et bien constitutionnel, au nom de l’industrie et du progrès, sera venu en août 1829 flanqué d’un architecte et d’un maçon, gens aussi habiles à renverser qu’à construire ; l’architecte n’aura pas été fâché de se venger de Mansard, et le maçon, de la féodalité des anciens jours. Le mémoire réglé, le plomb des toits et le fer doré des espagnolettes vendus, la cour devenue un bazar de briques, de marbres et de moellons, le démolisseur se sera frotté les mains avec autant de joie que le premier acquéreur et constructeur de ce beau domaine, domaine seigneurial et qui appartient pourtant à la noble maison des Choiseuil ! J’avais bien seize ans quand on me fit voir ce château ; ses terrasses, ses orangeries, son beau parc, demeurent gravés dans mon souvenir. Il y avait un magnifique bassin avec des figures, un bassin presque aussi vaste que ceux de Versailles ; les gazons du parc l’encadraient avec amour. Le château, bas et carré ainsi que tous ceux de Louis XIV, ouvrait ses deux ailes au midi, comme un digne faisan épanoui au soleil. Il avait dans son avant-cour deux beaux pavillons de dégagement, lesquels servaient de communs, et se trouvaient fermés par une grille massive, grille ornée de soleils et de gros boulets de fer, des boulets dignes d’aller au cœur d’un Condé ! Le concierge avait un trousseau de clés égal au moins à celui d’un geôlier constitutionnel ; c’était une espèce de majordome âgé, Picard et Flamand tout à la fois, Flamand par sa dignité comique, et Picard en raison de ses proverbes. Je dois vous dire qu’il marchait méthodiquement et ne manquait pas de m’offrir un siège à chaque chambre, ayant soin de le replacer ensuite en toute hâte, comme si le propriétaire seigneurial eut dû venir le soir même y faire son installation. Château désert, lamentable, abandonné ! Rien qu’aux éternels gazons du parc, gazons brûlés et jaunes comme la robe d’une chanoinesse, on devinait bien qu’il ne devait plus avoir de maître ; on comprenait sa ruine et son abandon ! Je ne saurais dire comme mes pensées toutes enfantines alors se voilaient de tristesse et de réflexion à la vue de cette grave solitude. À chaque volet de fenêtre que faisait claquer le concierge, un rayon de soleil, tranchant comme le rayon d’un sabre, venait brusquement envahir l’appartement et mettre à nu ces poudreuses magnificences. Ce qui m’étonnait encore c’est que les parquets de plusieurs salles étaient cirés, frottés et lustrés comme de la veille, n’attendant que le talon rouge d’un Mortemart ou la robe à queue d’une Noailles. Les sièges de Landrecy et de Mouzon, sous Louis XIV, donnaient un aspect guerroyant à la galerie ; ces tableaux en tapisseries étaient fraîchement brossés, et les baguettes d’or de leurs grands cadres étincelaient. Tristesse plus étrange ! les girandoles en cristal de chaque chambre et les pendules étaient recouvertes de crêpes noirs. Sur une table à pieds de biche se trouvait encore le Télémaque de M. de Fénelon avec estampes ; un médaillon de la princesse Palatine, des colifichets en lave romaine et des nœuds d’épée en diamants filés d’or. Bourguignon, le vénérable concierge, apportait à la conservation de ce désordre la dévotion d’un rigoureux catholique : il laissait à sa place le moindre oubli et se gardait des remue-ménages. Par exemple le meuble dispersé dans telle chambre était rangé dans telle autre de façon que ce conte de La belle au bois dormant et de son immobile palais vous fut revenu dès l’heure même à la mémoire ; la salle à manger du château conservant, entre autres bizarreries, les traces d’un grand et magnifique souper. – Voici, mon cher Monsieur, la chaise de M. le comte ! Mesdemoiselles Hus et Louison Rey de l’Opéra avaient fait quarante lieues pour être de ce souper. La petite Rey fut servie dans ce pâté, dont il ne reste que le plat. Le chevalier Bonnard et M. Dorât y chantèrent, etc. etc. Puis mille autres souvenirs évoqués par Bourguignon, souvenirs de sa jeunesse ou de celle de son aïeul, car c’était de père en fils que les Bourguignon continuaient leur charge d’intendant. En vérité, ce repas et cette table sans convives serrait le cœur ; les serviettes étaient encore à leur place, les verres encore odorants de la liqueur brune de madame Amphoux. Seulement la poussière avait décrit d’immenses losanges sur la nappe : cette nappe et ce banquet abandonnés avaient près d’un siècle. Comme la juridiction de ce brave concierge avait toujours été grande et son intelligence très précieuse à ses maîtres, ils s’en reposaient sur lui de la conservation de leurs domaines qu’ils fuyaient, disaient-ils, en raison des marécages, ils l’avaient conservé dans ses chartes et privilèges. Bourguignon pouvait donc revivre sans nulle crainte au milieu de son époque, soigner sa poussière et ses souvenirs à lui ; il pouvait, encore en idée, mettre au château le couvert de M. de Vergennes, le ministre, ou faire pêcher des tanches dans le grand étang pour l’arrivée de M. de Malesherbes. Les nouveaux maîtres venaient à peine chasser une fois l’an dans ce château. L’autre été, cependant, M. Gustave y avait passé trois semaines, l’époque des élections ; M. Gustave voulait que son oncle fut député… aussi, Monsieur, vais-je vous montrer sa chambre, car je lui avais donné la chambre d’honneur, disait Bourguignon, la chambre d’honneur, et il faut que ce soit vous pour que je vous la montre après lui, ajouta mon cicerone en remuant les clés de son trousseau. Hélas ! depuis un quart d’heure, je n’écoutais plus ce digne homme. Ces beaux lieux, si vides et si tranquilles, m’absorbaient ! Ne vous semble-t-il pas qu’un château sans maître est un roi sans courtisans ? Adieu la vie et le mouvement de ses grandes salles ; adieu le soleil qui dore au matin ses fenêtres et les rayons de son lustre émaillant au soir à la lune son grand bassin ! Encore une fois adieu le chant matinal de ses horloges, ses joies et ses trépignements de chasse ; adieu la meute, le cor et les salves d’artillerie champêtre du jardinier ! Monseigneur le comte Almaviva est parti, il s’en est allé emmenant tout, la comtesse, Suzanne, et le petit page lui-même ; il ne reste ici que Grippe-Soleil et Bazile, lequel est au village pour conserver les traditions du lutrin ! Almaviva, l’ingrat seigneur, a passé sans une larme sous sa grande allée des marronniers ; il allait jouer à la Bourse, gagner sur les Naples et faire un agioteur de Figaro ! Pourquoi donc ceux-ci, me disais-je, habiteraient-ils leur domaine ? À quoi bon ces propriétés royales, si c’est ici que viendront loger les idées mesquines, l’avarice et l’ambition bourgeoise ? Est-ce encore le temps des folies folles ; et notre siècle d’industrie n’a-t-il pas inventé la Jolie raison ? On ne s’amuse plus à l’heure qu’il est qu’entre une équerre et un compas. Voilà sans doute pourquoi M. le comte se bâtit un hôtel rue Chantereine et a sa loge au Gymnase ; M. le duc ne vient plus ici qu’une fois l’an ! Je marchais ainsi, perdu tellement dans mes pensées, que je ne remarquais pas Bourguignon debout et presque essoufflé sur le seuil d’une nouvelle pièce… Grâce à lui et à la poussière qui survint, je m’aperçus que je me trouvais enfin dans cette chambre par laquelle il avait voulu finir ses fonctions de cicerone. – Pardieu, m’écriai-je, voilà du gothique au moins ! Pour comprendre cette exclamation, il faut être au fait de ce que je n’avais pas pris soin moi-même de constater, distrait et ami du monologue comme je l’étais, en suivant le digne concierge, à savoir que cette partie de l’édifice dans laquelle il venait de me conduire constituait l’un des pavillons de l’avant-cour ; pavillon qui, pour garder comme l’autre au dehors la forme carrée, n’en avait pas moins, à l’intérieur, celle d’un véritable donjon. La dernière marche de l’escalier à vis que je quittais en était la preuve. Cela me parut une grande bizarrerie. Ce caprice irrégulier d’architecture au sein de cette régularité si méthodique ! Car le château était à coup sûr des plus Louis XIV ; il n’y avait pas jusqu’à sa grille, je vous l’ai dit, qui ne témoignât de cette authenticité. L’intérieur de ce pavillon, au contraire, rappelait par sa solidité ces donjons robustes du quatorzième siècle dont l’on peut voir encore des vestiges dans notre Bretagne, illustres ruines où chaque pierre sue le nom d’Olivier Clisson ou de Jean Chandos !… Pour un antiquaire, ami des dates et des hypothèses scientifiques, un bibliophile comme notre ami Jacob, rien ne s’opposait à ce qu’un Tanneguy ou un Duguesclin picard y eussent pris en 1540 leur collation. Cette chambre, à laquelle Bourguignon conservait le titre somptueux de Chambre-d’Honneur, avait au milieu de son parquet carrelé, un lit à quenouilles d’or surmonté de mauvaises draperies rouges, espèce de tapisseries à damas, comme les portières de Gênes. Ce lit et un grand bureau de cuir noir formaient les seuls meubles de ce vieil appartement. J’oubliais encore un large coffre posé comme un marchepied à ce lit sombre… Ce fut peut-être la triste impression de cette salle qui rembrunit tout à coup la physionomie de Bourguignon, car il avait l’air de se repentir, tout en m’y faisant entrer. Le jour terne et gris n’éclairait cette chambre ronde que par une seule fenêtre ; la fenêtre donnait sur un fossé très profond. En vérité, je m’étonnais fort que cette chambre put s’être nommée dans le temps Chambre-d’Honneur. Elle était sévère et triste. Bourguignon me fit voir, en poussant du pied le large coffre, entre les jointures même du parquet, un cercle assez large ressemblant à celui d’une oubliette… Il marmottait tout bas des mots inintelligibles pour moi. En même temps, et comme je soulevais en curieux le couvercle du coffre, je trouvai dans ce coffre vide un gros livret recouvert en papier gris, livret à peine cousu, taché d’huile et de notes marginales à l’encre rouge et qui avait pour titre : Les Chaînes de l’Esclavage, par Jean-Paul Marat. À Paris, de l’imprimerie de Marat, rue des Cordeliers, vis-à-vis celle Hautefeuille. – Ne touchez pas à ceci, Monsieur, cria subitement Bourguignon, en m’entendant lire ce titre à voix basse : c’est ce livre-là qui a fait saisir M. le duc ! Bourguignon ajouta avec un effort pénible : – Et c’est moi !… Puis sans parole, il tomba évanoui…
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