III

2411 Words
III Une après-midi, à l’étude, Joseph Toussaint était occupé à minuter un acte. Tandis qu’il feuilletait les pièces du dossier, ses yeux tombèrent sur le bureau vacant du clerc-amateur. – Ne verrais-je donc jamais ce M. Des Armoises ? pensa-t-il. – Depuis son premier entretien avec Angèle Sénéchal, le souvenir du beau René lui trottait par l’esprit. Il éprouvait un vif sentiment de curiosité mêlé de prévention à l’égard de ce fils unique, noble, riche, qui faisait des vers, et « montait si bien à cheval ! » – Je suis sûr, se disait-il, que j’aurai une déception. C’est égal, je voudrais le connaître… Tout à coup la porte de l’étude s’ouvrit comme poussée par un coup de vent, et un jeune homme, enveloppé dans une pelisse de fourrure, entra en riant, secoua cordialement la main de M. Sénéchal et salua lestement les autres clercs. – Bonjour, monsieur Des Armoises ! murmura le bonhomme. Joseph ne put s’empêcher de tressaillir sur sa chaise, et ses yeux s’écarquillèrent pour contempler le nouveau-venu. René Des Armoises avait jeté sa pelisse sur une table ; il était allé s’adosser sans façon contre le poêle, à la porte duquel il présentait alternativement la semelle fumante de ses bottines, tout en distribuant des plaisanteries à droite et à gauche. Il pouvait avoir vingt-quatre ans. Svelte de taille, large des épaules, il était élégamment, mais simplement vêtu ; ses yeux bruns avaient le regard droit, vif et pénétrant ; son front large, ombragé d’une forêt de cheveux noirs, courts, et frisant naturellement, disait l’intelligence et la volonté ; l’expression impérieuse du haut de la tête était corrigée par le joyeux sourire d’une bouche aux lèvres sensuelles, cachée à demi sous une barbe noire et frisée ; l’ensemble rappelait la physionomie énergique et passionnée de certain buste de Lucius Verus qu’on voit au Louvre. Il y avait dans les manières du jeune homme une aisance, un entrain et une franchise qui plurent à Joseph, tout en le déconcertant. Au même moment, maître Boblique ouvrit la porte de son cabinet, salua Des Armoises par-dessus ses lunettes et demanda brièvement à Toussaint si son travail était prêt. Après avoir jeté un coup d’œil sur l’acte rédigé par Joseph : – Bien ! dit-il, Beaurain est malade, il faudra lui porter le bail à signer, et ne revenir qu’avec l’argent. Préparez-vous à partir pour le Chânois avec M. Des Armoises, qui vous montrera le chemin. – Il fait beau temps, ajouta le notaire en se tournant vers ce dernier, et ce sera une promenade pour vous, Des Armoises. Celui-ci s’inclina et rendossa sa pelisse, tandis que Joseph empochait l’acte. Ils furent bientôt dehors, et, après avoir dépassé les dernières maisons du faubourg, ils s’engagèrent dans la route pierreuse qui grimpe vers la plaine de Véel. Il gelait ferme, la neige de la semaine précédente était restée sur la terre et craquait sous les pieds des jeunes gens. – Fumez-vous ? demanda Des Armoises à Toussaint en lui présentant un porte-cigares plein de londrès. – Merci ! répondit ce dernier avec une gauche brusquerie, j’ai ma pipe. Il la bourra lentement, tandis que René allumait un cigare d’un air dégagé, avec un mouvement d’épaules qui semblait dire : – C’est un ours, mais après tout ça m’est bien égal ! – Ils recommencèrent à marcher en silence. Joseph grillait de faire causer le clerc-amateur ; il s’était promis en partant de le disséquer, et il constatait déjà que la tâche n’était pas aussi facile qu’il l’avait cru. Quant à René, il paraissait s’occuper médiocrement de son compagnon de route ; il regardait le paysage, fredonnait de vieux airs d’opéra, et répondait par de brefs monosyllabes aux timides questions de Toussaint. C’est ainsi qu’ils atteignirent la ferme du Chânois, où demeurait le client de maître Boblique. C’était un fermier assez mauvais payeur, dont le bail prenait fin, et que son propriétaire menaçait d’un congé. Devant cette perspective d’un déguerpissement imminent, le débiteur, malade et alité, avait fini par s’exécuter. Dès que l’acte fut signé et les écus comptés, les deux jeunes gens quittèrent la ferme. – Encore une victime de ce pince-maille de Boblique ! dit René d’un ton méprisant. – Croyez-vous ? s’écria Joseph, à qui cette seule pensée fit monter le rouge au visage. – J’en suis sûr ! Vous ne connaissez pas le pèlerin ; il a une charité ingénieuse pour recueillir chez lui l’argent des autres ; Boblique est le saint Vincent de Paul de la pièce de cent sous. On voit que vous êtes encore neuf à l’étude… Est-ce que ça vous va, ce métier de gratte-papier ? – Oh ! non, répondit mélancoliquement Toussaint, je me suis laissé pousser dans le notariat par l’un de mes frères, mais je vous assure que le cœur n’y est pour rien. – À la bonne heure ! C’est comme moi, je suis entré chez Boblique pour faire plaisir à un vieil oncle dont l’héritage était à ce prix ; mais le bonhomme est mort, et dans trois mois je retournerai à Paris mener la vie comme je la comprends. – Et comment la comprenez-vous ? demanda Joseph avec une naïve curiosité. – Comme elle doit être comprise : mouvementée, passionnée et sans cesse colorée par des émotions nouvelles. La nouveauté des choses m’est nécessaire comme le pain ; elle me donne une énergie que je ne trouve pas ici, où je n’ai d’autres spectacles que ceux auxquels je suis habitué depuis l’enfance. – Comme les goûts diffèrent, reprit Joseph étonné, ce que je désire, moi, c’est une solitude profonde où je puisse sans cesse m’entretenir avec moi-même et quelques livres… Les villages sans nom, les fermes oubliées au fond des bois, où ne retentit que le chant des coqs, voilà mon lot. J’ai en moi, avec l’amour de la nature, un grand fonds d’étonnement que le retour des mêmes spectacles n’épuise jamais. – C’est que vous êtes un rêveur, remarqua René en l’examinant avec plus d’intérêt. – Et vous un poète ! repartit Toussaint avec un large sourire qu’il essayait de rendre malicieux. – Qui vous l’a dit ? – La fille de M. Sénéchal, qui a lu vos vers et les sait par cœur. – Ah ! Mlle Angèle ! s’écria René avec un sourire de satisfaction ; c’est une jolie fille, j’espère que vous lui faites un doigt de cour. – Moi ! murmura Joseph, stupéfait et rougissant, je ne me permettrais jamais… – Et pourquoi pas ? interrompit Des Armoises, il faut adorer tout ce qui est adorable : les belles filles, les ciels lumineux, les couleurs éclatantes… Tenez, voilà aussi qui est admirable ! Il montra à son compagnon la plaine qui ondulait devant eux, blanche et ensoleillée. Dans un pli de terrain, la ferme du Chânois dressait ses toitures surmontées d’une légère fumée bleuâtre ; au-delà, les collines boisées s’enchaînaient mollement l’une à l’autre, et leurs derniers mamelons fuyaient, noyés dans une brume lilas. – Est-ce assez beau, reprit René, cette muette symphonie, où tous les blancs s’harmonisent dans un accord parfait ? Et ce bleu fin du ciel se fond-il assez tendrement avec le ton azuré des bois poudrés de givre ?… Oh ! la lumière, quelle ivresse ! Et on voyait qu’il sentait comme il parlait ; ses yeux pétillaient d’enthousiasme, il enfonçait avec délices ses pieds dans la neige éblouissante ; toute sa sève vitale semblait avoir doublé d’intensité, il jouissait avec volupté de l’air pur, sonore et lumineux. Joseph le considérait et roulait de surprise en surprise. – À l’extrémité de la plaine blanche, deux femmes sortirent du bois, courbées sous le poids de fagots de branches mortes. On les voyait s’avancer lentement sur la neige, et lorsqu’elles traversèrent le chemin que suivaient les deux jeunes gens, l’une d’elles, haletante, s’assit pour souffler au revers du fossé. Elle était vieille et toute décrépite, de longues mèches de cheveux gris retombaient sur son front et son cou ridés ; ses yeux avaient le regard morne d’une bête de somme, et son maigre corps pliait sous la charge. – Joseph s’arrêta un moment pour la regarder d’un air attendri, puis il poursuivit son chemin tout songeur. – Cette vieille femme a pourtant aussi une âme immortelle, dit-il tout à coup à Des Armoises, il faut convenir qu’elle fait une triste besogne sur la terre… Cela me confond toujours, et vous ? René sifflotait sans répondre. – Quel singulier garçon ! pensait-il. – Bah ! reprit-il tout haut en faisant claquer ses doigts, la vie est trop courte pour qu’on se fatigue à deviner des rébus. Les problèmes philosophiques m’énervent l’esprit sans profit ; le spectacle des réalités sordides m’encrasse l’imagination ; il me semble que je patauge dans la boue avec de la pluie dans le dos. – Bonté divine ! s’écria Joseph en levant au ciel ses yeux ébaubis, comme, vous autres artistes, vous rejetez sans pitié les cordes humaines qui ne vibrent pas à l’unisson de vos fantaisies ! Comme vous faites bon marché du devoir ! – Le devoir ! répliqua René, un épouvantail placé dans le champ des rêves pour épouvanter les poètes qui viennent y picorer le fruit défendu ! – Il s’était élancé sur le talus et regardait droit devant lui d’un air de défi. – Notre devoir, à nous, c’est l’art, et pour faire de l’art, il faut se monter l’imagination ; il faut piétiner sans vergogne dans les plates-b****s des conventions bourgeoises. Joseph, à son exemple, s’était arrêté, et, debout de l’autre côté du chemin, il contemplait avec une sorte de crainte la silhouette énergique de René se découpant en noir sur le couchant. Malgré lui, il ne pouvait se retenir d’admirer ce garçon fièrement campé ; il était frappé de ses élans d’enthousiasme, de sa physionomie expressive et résolue, de sa parole mordante et passionnée. La force de volonté qui émanait de la riche organisation de René Des Armoises s’imposait à l’âme simple de Joseph et l’émerveillait. Cette admiration muette n’échappa point à René, elle le flatta et acheva de le prédisposer en faveur de Toussaint. Après un moment de silence, celui-ci reprit de sa bonne voix candide : – Ce que vous me dites me renverse ! Vous ne m’avez pas convaincu pourtant, mais je me tais. Je me fais l’effet d’un pauvre rebouteur de village qui voudrait discuter avec un docteur en Sorbonne. René se mit à rire, et, lui frappant familièrement sur l’épaule : – Vous êtes un original, s’écria-t-il, et vous avez une naïveté qui me plaît… Soyons amis ! Ils avaient atteint la crête des vignes qui dominent Bay. Le crépuscule tombait doucement sur la neige ; tout au fond, dans le faubourg de Véel, des choses noires grouillaient et des métiers de tisserands bruissaient ; les vitres s’illuminaient, les toits fumaient, les collines au loin s’évanouissaient dans la brume ; un orgue de Barbarie errant par les rues se mit à jouer, et la musique monta vers eux avec la fumée des toits. – Soyons amis, continua René, et pour commencer venez dîner avec moi ce soir… Je vous présenterai à ma mère, je vous montrerai mes livres et vous ferai de bonne musique. La tombée de la nuit agissait toujours sur le cœur de Joseph et le disposait à un attendrissement expansif. Cette promesse d’amitié, cette hospitalité cordialement offerte, le touchèrent ; il serra la main de René, en objectant seulement qu’il lui fallait au préalable remettre l’argent à maître Boblique, et prévenir Mme Sénéchal. – Je ne vous lâche pas, dit gaiement René. – Il l’accompagna à l’étude, puis au logis de la rue de Savonnières, et l’emmena ensuite triomphalement à son domicile, situé dans les hauts quartiers de Bay. – Ma bonne mère, s’écria-t-il en introduisant Joseph dans un salon où Mme Des Armoises travaillait au coin du feu, je te présente un camarade de l’étude, M. Toussaint. Nous venons de faire deux lieues dans la neige, et nous avons ébauché en chemin une amitié qui ne demande plus, pour se fortifier, qu’un bon feu et un bon dîner. – Soyez le bienvenu, monsieur ! dit Mme Des Armoises en se levant d’un air où il y avait un mélange d’affabilité et de hauteur. Des Armoises s’était approché et l’avait embrassée. Joseph restait silencieux sur le bord de son fauteuil. Ses yeux considéraient timidement cette grande femme imposante, encore fort belle dans sa maturité, et sur laquelle la cinquantaine n’avait marqué son approche que par un commencement d’embonpoint. Il retrouvait dans le front lisse, dans les yeux bruns et la bouche aux lignes fermes de Mme Des Armoises le même accent de volonté énergique, la même flamme intelligente que sur le visage de René. Seulement chez la mère le despotisme du regard n’était pas, comme chez le fils, tempéré par la mobilité joyeuse des lèvres et par le laisser-aller de toute la personne. Malgré ses efforts pour être affable, Mme Des Armoises restait impérieuse jusque dans ses moindres gestes. Tandis que René questionnait sa mère sur l’emploi de sa journée, Toussaint examinait le vieux salon avec ses tapis moelleux, ses lourds rideaux de brocatelle et ses portraits de famille. Tout cela lui paraissait un luxe princier. Ce fut bien pis quand, dans la salle à manger doucement chauffée, il se vit assis, lui troisième, devant une table ornée de fleurs, chargée d’argenterie et mollement éclairée par une lampe suspendue au plafond. Il comparait mentalement la nappe blanche, douillettement matelassée, où s’appuyait sa main, avec la plébéienne toile cirée de Mme Sénéchal. Tout lui était nouveau : les réchauds où on posait les plats, la façon dont René et sa mère se servaient de leur fourchette et rompaient leur pain. Il admirait surtout les chatteries que Mme Des Armoises prodiguait à son fils. Il y avait de l’idolâtrie dans la ferveur avec laquelle cette mère fêtait et gâtait son enfant. Si la table était fleurie en plein mois de janvier, c’est que René ne pouvait se passer de fleurs ; ce vin, qu’on versait dans de petits verres frêles et légers comme des coquilles, était le vin de René. Quant à lui, il semblait se mouvoir dans cette atmosphère de gâteries comme le poisson dans l’eau. Il se laissait adorer, vidait gaiement son verre et éclatait en saillies spirituelles, que sa mère buvait à son tour comme un vin exquis, et qui finirent par enivrer Joseph lui-même. L’entrain de cet heureux garçon exerçait une séduction irrésistible, et quand, après le dessert, René sortit pour faire allumer du feu dans son cabinet, Joseph s’écria comme s’il eût été seul et qu’il eût pensé tout haut : – C’est vraiment une riche nature de poète ! – N’est-ce pas ? dit Mme Des Armoises dont le cœur se dilata, n’est-ce pas que mon fils a du talent ? – Il y avait dans la façon dont elle disait « mon fils » un accent d’orgueil inexprimable. – Oui, reprit Joseph, c’est une nature magnifiquement douée ; mais, madame, vous le gâtez trop, vous le gâtez trop !… Vous le blasez sur le bonheur pour le reste de sa vie. – Tant mieux ! répliqua-t-elle, il se souviendra toujours combien il a été heureux près de moi, et aucune comparaison n’amoindrira le souvenir de ce bonheur-là. – Elle confia alors à Toussaint combien elle aimait son fils. Elle était restée veuve de bonne heure et n’avait jamais voulu se remarier pour être tout à lui. Elle voulait le voir admiré, illustre, richement marié… – Et pourtant, ajouta-t-elle en souriant, je sens que je serai cruellement jalouse de la femme qu’il aimera ! – Oh ! la tendresse des mères ! murmura Joseph, et ses yeux se mouillèrent. – Il ne put s’empêcher de faire un retour mélancolique vers son enfance, et de penser que lui, le dernier des onze Toussaint, il avait à peine connu sa mère, morte un an après sa naissance. Quand ils eurent pris le café, René l’emmena dans son cabinet de travail et acheva de le charmer en lui jouant du Mozart et du Beethoven. – Eh bien ! dit le poète lorsque Toussaint se leva pour partir, regrettez-vous d’être venu ? – Je suis content ! fit Joseph avec un fort accent lorrain. – Quand il était ému, l’accent de son pays lui montait aux lèvres avec l’émotion. – Voyez-vous, il y a deux hommes en moi : le rêveur et le sauvage ; je suis content que vous ayez deviné l’un sous la peau de l’autre…
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