Par bonheur, Mathurin avait un plan, que n’eussent pas désavoué, dans une circonstance analogue à la nôtre, les sangliers et chevreuils d’alentour.
Laissant nos adversaires dans la persuasion que nous avions cherché refuge au sein du taillis, il me fit ramper dans une espèce de ravin, qui nous conduisit promptement hors du bois, à peu de distance de plusieurs champs de seigle, où nous nous blottîmes éperdus.
Un quart d’heure après, nous eûmes la satisfaction de voir mon oncle et les villageois, qui venaient de battre le fourré dans tous les sens, prendre avec leurs torches une route opposée à celle que nous devions suivre.
De plus, la lune, se repentant sans doute du mauvais tour qu’elle avait failli nous jouer, rentra sous son berceau de nuages, et dix minutes nous suffirent pour gagner la poste royale, où nous trouvâmes une méchante voiture et quatre pitoyables rosses, que Mathurin fit atteler au brancard, malgré les protestations du maître de poste.
Celui-ci prétendait qu’il lui était défendu par les règlements de laisser son écurie déserte.
Un double louis, que l’intendant lui glissa dans la main, calma ses scrupules.
Bientôt nous partîmes à toute bride, en dépit de la chétive apparence de nos haridelles.
Il est vrai de dire qu’un large pourboire, payé d’avance, activait prodigieusement le fouet du postillon et, par contrecoup, les jambes de ses chevaux.
Au lever de l’aurore, nous étions à vingt lieues du château des Feuillanges.
Mathurin ronflait comme un bienheureux dans un coin de la berline.
Quant à moi, trop de pensées inquiétantes me traversaient l’esprit pour me permettre de goûter un seul instant de repos.
Ce n’était plus mon oncle Maxime qui m’alarmait, ce n’était plus le couvent de Grenoble ; mais je réfléchissais à la triste situation de mon père ; je me demandais s’il me serait permis d’aller l’embrasser sous les voûtes ténébreuses de la Bastille.
– Oh ! oui, me disais-je, car la reine est bonne et compatissante ! En me voyant tomber à ses genoux, elle ne me refusera pas cette grâce ; elle me permettra de porter au pauvre prisonnier quelques paroles d’espérance !
Je voyais déjà M. de Feuillanges en liberté, je recevais ses remerciements et ses caresses.
L’illusion calmait en moi la crainte et, mes idées prenant un autre cours, je pensais à la grande capitale, que j’allais revoir et dont il me restait à peine un vague souvenir ; je pensais à ma tante, chez laquelle me conduisait Mathurin, et tout naturellement aussi je pensais un peu… à mon cousin Paul de Rocheboise.
Depuis six grandes années, je ne l’avais pas vu.
À ces mots, la conteuse me regarda du coin de l’œil : elle devinait que j’allais l’interrompre.
– Enfin ! m’écriai-je, voici les amours ! Il fallait bien que, tôt ou tard, leur troupe folâtre vînt s’ébattre sur les pages de votre histoire.
Un triste sourire effleura ses lèvres.
– Oubliez-vous, me dit-elle, à quelle époque se passaient les évènements que je vous raconté ? Déjà la Révolution grondait sourdement et sapait dans sa base le vieil édifice de la monarchie. Une sorte de vertige troublait le cerveau de tous les hommes d’alors. Lion déchaîné, le peuple s’apprêtait à dévorer la noblesse, et les nobles eux-mêmes lui jetaient en pâture leurs privilèges.
Les insensés ! ils prêchaient la liberté ; l’indépendance ; mots creux et sonores qui devaient en enfanter un autre : la Terreur !
Et croyez-vous, jeune homme, que la troupe des amonts ; je me sers ici de vos propres expressions, – devait folâtrer bien joyeusement sous les Brûlantes rafales du vent révolutionnaire et au bruit de la société qui s’écroulait de toute part ? Les hurlements de la tribune étouffaient les causeries du salon. Plus de déclarations musquées, de douces paroles, de provocants sourires. Au milieu d’une fête ou d’un bal on entendait un coup de foudre.
Les uns s’enfuirent, c’étaient les plus prudents ; les autres restèrent, ils furent écrasés.
Quand le peuple hurle dans les carrefours, quand la hache frappe à deux pas de vous, essayez donc, hélas ! de faire résonner les cordes harmonieuses du cœur !
Du reste, vous le devinez parfaitement, j’aimais déjà mon cousin Paul de Rocheboise, et son souvenir était peut-être la cause principale de mon aversion pour le cloître.
Je l’avais vu dans mon enfance, ainsi que je vous le disais tout à l’heure.
Sa mère et lui nous étaient arrivés, un jour, au château de Feuillanges.
Toute petite fille que j’étais, je ne laissai pas d’observer que Paul promettait de devenir un cavalier fort accompli.
La comtesse de Rocheboise l’élevait dans les principes les plus sérieux de l’honneur, étayant cette éducation de gentilhomme sur les idées religieuses et les saintes croyances de l’âme.
Il pouvait avoir de treize à quatorze ans.
J’en avais neuf à peine ; il était un homme pour moi.
Comme son père, en mourant, lui avait légué son titre, il se faisait appeler monsieur le comte, portait l’épée d’un air digne et se dressait avec fierté sur ses talons rouges, en caressant les revers brodés de son habit de velours et son jabot de dentelles.
Mais je divague et je m’amuse à vous tracer des silhouettes, au lieu de courir la poste sur la route de Paris.
À chaque relais, mon compagnon de voyage tirait une pièce d’or de sa ceinture de buffle, et c’était merveille de voir les tourbillons de poussière qui s’élevaient à droite et à gauche sous les pieds des chevaux.
Nous montions les côtes au triple galop.
Ce fut à peine si nous prîmes le temps de descendre une ou deux fois de voiture pour prendre un léger repas.
Mathurin me donna, pendant la route, quelques détails sur le mariage de mon père.
J’assistais palpitante à tous les préparatifs de l’attaque
On lui avait intimé jadis la défense expresse de m’en instruire.
Puis il m’expliqua pour quelles raisons il me conduisait chez la comtesse de Rocheboise, au lieu d’aller me solliciter un refuge auprès de toute autre personne de ma famille.
La mère de Paul, me voyant délaissée de M. de Feuillanges et presque orpheline, avait dit au brave intendant qui soignait mon enfance :
« Continuez, mon ami, de veiller sur Adèle. Si jamais elle a besoin de ma protection et de ma tendresse, l’une et l’autre lui sont acquises. »
Ainsi le ciel, qui m’avait gratifiée d’un oncle détestable, me donnait en compensation la meilleure des tantes.
Vous comprendrez facilement quelle était mon impatience d’arriver à Paris.
Le troisième jour, nous reconnûmes que nous approchions de la capitale, à cet éternel nuage de fumée qui dort sur les toits et au bourdonnement lointain de la ruche immense.
On était au 14 juillet 1789.
La marquise appuya sur cette date.
Je relevai la tête et je fis un geste d’étonnement.
– Mais, lui dis-je, c’était le jour même de la prise de la Bastille ?
– Oui, me répondit-elle, et nous entrâmes à Paris par le faubourg Saint-Antoine. Le postillon nous avait conseillé de faire un détour, sous prétexte que les barrières méridionales étaient en bouleversement. Avec les meilleures intentions du monde, il nous mena droit au milieu du guêpier.
Madame de Rocheboise jeta les yeux du côté de la pendule, mais uniquement par taquinerie, car nous avions encore du temps à nous.
Sur un guéridon voisin sifflait une vaste bouilloire d’argent, remplie d’eau chaude : la marquise, à mon grand dépit, s’avisa de nous faire du thé.
Cette opération dura vingt minutes, qui me parurent d’une longueur inouïe.
Je vidai ma tasse avec promptitude, et je trouvai que madame de Rocheboise mettait à savourer le contenu de la sienne une sensualité hors de saison, eu égard à ma position d’auditeur.
Pour dissimuler mon impatience, je froissais entre mes doigts les longues oreilles velues de Murillo, qui avait oublié sa rancune, au point de grimper sur mes genoux et de s’y endormir.
Enfin la marquise reprit :
– Nous avions dépassé la barrière du Trône, et notre berline brûlait le pavé du faubourg, lorsque tout à coup des hommes à figure sinistre enjoignirent à notre postillon de s’arrêter.
Celui-ci n’eut garde de désobéir.
Une rangée de piques lui fermaient le passage et menaçaient le poitrail de ses chevaux.
– Dételez ! crièrent plusieurs voix furibondes.
Mathurin, se penchant à la portière, essaya, mais en vain, de présenter quelques observations aux personnages déguenillés qui faisaient entendre cet ordre.
Ou lui répondit par des injures.
Plus de deux cents poissardes, entourant aussitôt la berline, nous montrèrent le poing d’un air furieux et servirent à mon compagnon de voyage de forts laids compliments sur sa physionomie.
Le parti le plus court était de descendre.
Nos chevaux furent attelés par le peuple à des caissons, qu’on roulait avec fracas du côté de la Bastille.
Je n’oublierai de ma vie le spectacle qui s’offrit à mes yeux.
Sur toute la longueur du faubourg s’agitait une foule innombrable, qui s’accroissait encore à chaque instant des flots tumultueux de population que versaient les rues adjacentes.
À ce cri, les prisonniers brisèrent leurs chaînes
Les cris, les hurlements, les blasphèmes se mêlaient au froissement des armes, car ce peuple était armé.
Quelques heures auparavant, les uns avaient assailli l’hôtel des Invalides pour en enlever les munitions ; les autres s’étaient portés sur Vincennes et ramenaient avec eux une artillerie formidable.
Tous enfin s’étaient donné rendez-vous au pied de la Bastille, dont nous apercevions, à deux cents pas de nous, les murs noircis et les créneaux menaçants.
Nous fîmes d’inutiles efforts pour nous arracher du sein de cette multitude en délire.
Elle nous entraîna dans sa course échevelée, sans daigner nous apprendre où elle nous conduisait.
Cependant, aux mille clameurs qui bruissaient à nos oreilles, nous ne tardâmes pas à être instruits des desseins de la foule : on allait tenter un coup de main sur la Bastille, on allait délivrer les captifs qui gémissaient dans son enceinte.
Oh ! je ne voulus plus fuir alors ! M. de Feuillanges était au nombre de ces captifs.
Courage, ô peuple ! va toujours, et rends-moi mon père !
Oui, je t’aime à présent, avec ta large poitrine et tes bras nus ; j’aime tes cheveux au vent, tes haillons souillés de fange ; j’aime tes cris sauvages qui ressemblent à ceux du tigre des déserts.
Tu es beau, tu es grand, mon peuple !
Encore, approche encore !
Là, devant nous, est la sombre Bastille, avec ses tours massives et ses larges meurtrières, qui laissent voir la gueule béante de ses canons.
Elle te regarde, elle est silencieuse, elle a peur…
Feu sur elle ! feu, te dis-je ! elle n’osera pas te répondre !
J’assistais palpitante à tous les préparatifs de l’attaque.
Mathurin était loin de partager mon enthousiasme. Il essayait de me faire abandonner la place ; mais je ne l’écoutais pas : un irrésistible pressentiment me disait que je devais rester là, que le peuple serait vainqueur et que bientôt j’embrasserais mon père.
Une pareille conduite vous surprendra peut-être, mon ami.
Cependant je ne suis pas une virago.
Les exploits de toutes les Jeanne d’Arc du monde ne furent jamais, à mon avis, que le résultat d’une organisation manquée. Dans un moment de distraction, la nature peut fort bien se tromper de s**e.
Jamais je n’ai vu couler le sang, fût-ce par une piqûre d’épingle, sans m’évanouir ; la détonation d’une simple capsule me donne une attaque de nerfs, et pourtant, ce jour-là, je ne frissonnai pas même, lorsque, le combat une fois commencé, je vis la Bastille cracher des flammes par toutes ses ouvertures, et tracer, à deux pas de nous, avec le boulet de sanglants et larges sillons.
J’écoutais sans pâlir le tonnerre de cent pièces d’artillerie, je marchais sur les cadavres, je déchirais mes voiles pour panser les blessés ; je criais comme la foule, avec la foule ; le vertige de la révolte m’avait saisie, la fumée de la poudre me montait au cerveau. J’étais folle, j’étais ivre.
C’est qu’il était bien sublime, allez, ce peuple qui combattait pour la délivrance de ses frères !
Peu lui importait de se faire tuer, pourvu qu’on élargît la brèche et qu’on enfonçât la porte de bronze.
Il sentait que son œuvre était noble et sainte.
Je le vis lutter corps à corps avec cette masse de pierre, et bientôt le cri de victoire retentit.
Pourquoi, mon Dieu, ce même peuple, que vous enflammiez alors du feu sacré de l’héroïsme, a-t-il outrepassé les bornes de sa mission ? Pourquoi les combats se sont-ils changés en massacres et les soldats en bourreaux ?
Delaunay ; gouverneur de la Bastille, désespérant de la défendre, fit renverser le drapeau qui flottait sur les tours.
La herse du pont-levis se dressa, donnant passage à la troupe victorieuse, et, pour la première fois, le noir édifice entendit le mot de liberté retentir sous les voûtes épaisses de ses cachots.
À ce cri, les prisonniers brisèrent leurs chaînes.
L’un des premiers que je vis sortir de la Bastille fut M. de Feuillanges.
Je n’essayerai pas de peindre l’étonnement de mon père, lorsqu’il m’aperçut avec Mathurin, dont tous les membres tremblaient encore de frayeur, et qui secouait la tête, comme si les boulets eussent continué de siffler à ses oreilles.
Néanmoins le dévouement du vieux serviteur avait été chez lui plus fort que la crainte.
Pendant l’action voulait examiner les progrès des assaillants, je fus obligée plusieurs fois d’écarter sa large circonférence, qui s’interposait entre le péril et ma personne, et derrière laquelle je me trouvais beaucoup trop à l’abri :
M. de Feuillanges me tint longtemps pressée contre son cœur ; il semblait vouloir me rendre toutes les caresses dont il avait privé mon jeune âge.
Lorsque je lui eus raconté les motifs de ma présence à Paris, la singulière conduite de mon oncle et effroi dont je n’avais pas été maîtresse, il se mit à sourire.
– Oui, me répondit-il, je connais ses manières excentriques et son brusque langage ; mais plus tard, mon enfant, tu le jugeras avec moins de préventions. C’est le plus dévoué, le meilleur des hommes !
Une voix secrète m’avertissait que mon père était la dupe du chartreux, et que l’hypocrisie de ce dernier nous serait fatale.
Mais le respect me ferma la bouche.
J’examinai plus attentivement M. de Feuillanges. Il me parut vieilli. Sa figure était pâle, son front ridé ; ses joues se creusaient, et sa taille, que j’avais toujours connue haute et fière, semblait courbée sous les orages domestiques.
Il était en grand deuil, je lui en demandai la cause.
Avant de me répondre, il questionna Mathurin à voix basse, et je vis l’intendant lui faire un signe affirmatif.
Mon père m’apprit alors d’un air grave, mais sans beaucoup de douleur apparente, la mort de cette femme qui avait refusé de m’accueillir.
Se voyant emprisonnée par ordre de la reine, dont elle était une des dames d’honneur, elle fut saisie d’un tel accès de désespoir, qu’elle en trépassa, le second jour de son entrée à la Bastille.
Un épanchement au cerveau me priva du plaisir de connaître une marâtre à laquelle j’avais de si grandes obligations.
Nous prîmes le chemin du quai Voltaire.
Après une longue marche au milieu des rues, beaucoup plus bruyantes et plus tumultueuses que de coutume, grâce à l’évènement du jour, nous entrâmes dans ce même hôtel qui nous abrite à cette heure… et où vous dînez demain, monsieur, ne l’oubliez pas.
Madame de Rocheboise leva la séance.