Chapter 3

2011 Words
II Où l’auteur prouve, sans réplique possible, qu’une chaise de poste était un véhicule fort commode pour les demoiselles nobles qui ne voulaient pas entrer aux ursulines Le jour suivant, mon impatience me conduisit chez madame de Rocheboise une heure plus tôt que de coutume. Il en résulta que je la surpris au milieu de son dîner. – À bas, Murillo ! cria-t-elle en chassant son griffon, qui, perché gravement sur un siège, prenait sa part du festin. La marquise m’offrit la place du convive dépossédé ; puis elle me dit avec ce malicieux sourire qu’on lui connaît. – Votre exactitude est une véritable flatterie, monsieur. Pour vous punir d’être ainsi courtisan, vous allez partager mon dessert. – Alors, madame, une punition de cette nature est bien capable de me faire tomber dans la récidive. – C’est parfaitement juste : aussi votre couvert sera-t-il mis tous les jours jusqu’à la fin de mon récit… n’en déplaise au senor Murillo, dit-elle en regardant son griffon, qui grondait à deux pas de nous, fort indigné, selon toute apparence, de la façon cavalière avec laquelle sa maîtresse lui avait retiré son siège. Pour l’empêcher de me garder rancune, je lui présentai quelques bribes d’une portion de nougat de Marseille que la marquise venait de me servir. Mais chez certains animaux, comme chez l’homme, l’amour-propre offensé ne pardonne pas. Les grondements réitérés du chien favori me firent comprendre qu’il était loin d’agréer ma politesse, et j’entrevis une double rangée de dents aiguës, spectacle peu rassurant, qui me conseillait d’user de prudence et de reculer ma chaise. – Prenez garde ! me dit madame de Rocheboise : Murillo n’est pas toujours d’une humeur commode. Du reste, il tient cela de famille, et je me souviens que son aïeul s’avisa jadis de déchirer la culotte du citoyen Robespierre. Je crois même qu’il fit plus que d’emporter la doublure. – Peste ! m’écriai-je, il faut respecter le descendant d’un tel audacieux. Mais à quel propos, madame, et dans quelle circonstance le grand-père de votre griffon s’est-il rendu coupable d’un acte aussi répréhensible ? – Vous l’apprendrez quand il en sera temps, me répondit la marquise. Elle sonna pour faire desservir. Quelques minutes après, elle reprit sa narration au point où elle l’avait interrompue. – Je ne fabrique pas un roman, me dit-elle : en conséquence, il est inutile de vous laisser dans l’incertitude et de jeter de l’ombre sur un caractère, sous prétexte de ménager les péripéties et d’exciter plus fortement votre intérêt. Je vous dirai donc sur-le-champ quel homme c’était que mon oncle Maxime de Feuillanges. Obligé, comme cadet, de prendre les ordres, il s’était fait prêtre sans vocation, et ne pardonnait pas à son frère d’avoir reçu, par droit d’aînesse, une plus large part que la sienne dans l’héritage paternel. La Révolution, qui a fait tant de mal, changea du moins ce système absurde, qui consistait à dépouiller les uns au profit des autres et jetait dans la cléricature une infinité d’individus, choisissant cette carrière comme pis-aller, et n’y entrant qu’avec des sentiments ambitieux et mondains, résultat inévitable de leur éducation première. Aujourd’hui les mauvais prêtres sont aussi rares qu’ils étaient fréquents autrefois. Épuré par les persécutions, le sanctuaire ne voit plus, grâce à Dieu, ces petits-collets musqués et libertins, affichant le scandale et courant les ruelles. Nous n’avons plus de ces noirs et haineux personnages dont les épaules portaient la soutane comme une chape de plomb ; hypocrites à l’âme remplie de fiel, et qui regardaient d’un œil jaloux ceux que le droit d’aînesse appelait à jouir exclusivement des titres nobiliaires et du patrimoine des ancêtres. Mon oncle était au nombre de ces derniers. Il enviait et exécrait M. de Feuillanges ; néanmoins il dissimulait sa haine et la cachait si bien sous les dehors de l’amitié, que son malheureux frère, ainsi que vous le verrez plus tard, devait y être trompé jusqu’à sa dernière heure. Le chartreux voulait goûter des biens de ce monde et reconquérir à tout prix ce qu’il avait perdu. Or le premier moyen qu’il employa pour arriver à ce but fut une lettre anonyme, une lâche dénonciation, qui plongea mon père dans un cachot. M. de Feuillanges avait un caractère faible, susceptible d’être exploité par le premier intrigant venu, et Philippe d’Orléans se servait de lui pour alimenter la discorde parmi les gentilshommes de la cour. Le prince n’ignorait pas que la fortune de mon père était ébranlée. De magnifiques promesses ne lui coûtaient rien. Alléché par un espoir trompeur et vivement excité par sa femme, qui conspirait elle-même ouvertement, M. de Feuillanges déserta la cause de la monarchie pour celle de la révolte. Pendant l’exil de Philippe à Villers-Cotterets, il fit dans cette ville plusieurs voyages, dont il confia, par correspondance, le motif à son frère. Ce fut là-dessus principalement que roula la dénonciation. M. de Feuillanges était si loin de soupçonner le chartreux, qu’il eut recours à lui dans sa détresse ; et celui-ci, feignant de porter le plus vif intérêt au prisonnier, lui persuada que l’or était le seul talisman capable de briser ses chaînes. Il se fit donner des pouvoirs en règle pour vendre le manoir de Feuillanges et ses dépendances. Son intention bien formelle était de s’approprier les sommes provenant de cette vente, et de dire à mon père, si jamais ce dernier redevenait libre, qu’il s’en était servi pour appuyer les sollicitations. Toutes ses mesures étaient donc prises à cet égard. Mais, comme il pouvait rencontrer en moi de sérieux obstacles à ses vues spoliatrices, l’excellent homme avait tout simplement résolu de m’enterrer dans un cloître. Ses discours bourrus, sa contenance de Croquemitaine, n’avaient d’autre but que celui de m’intimider et de me rendre docile à sa volonté tyrannique. Lorsqu’il m’eut fait connaître, en présence de Mathurin et des autres domestiques du château, le sort qu’il me réservait dans sa haute sagesse, il prit une bougie sur la table, et se retira majestueusement dans la chambre qui lui était destinée. Quant à moi, je restai sur un fauteuil, pâle, muette et glacée de stupeur. Le bon intendant s’approcha de moi. Il me fit lever, plaça doucement mon bras sous le sien, et me conduisit dans un petit appartement qu’il habitait presque sous les combles. Arrivé là, Mathurin ferma sa porte avec soin, se pencha vers la serrure pour écouter dans les corridors les derniers pas des domestiques qui se rendaient à leurs mansardes ; puis, lorsque le silence qui régnait dans tout le château lui eut prouvé qu’il n’avait à craindre aucune oreille indiscrète, il vint à moi et prit affectueusement mes deux mains dans les siennes. – Çà, ma pauvre chère enfant, me dit-il, je vois que vous n’avez pas la moindre envie d’entrer aux Ursulines ? Par conséquent, il s’agit de déjouer les projets de votre digne oncle. À quoi vous décidez-vous. – Fuyons ! fuyons ! m’écriai-je avec désespoir. Les paroles de l’intendant m’avaient tirée de l’état de prostration mentale où je me trouvais plongée. – Fuir, me répondit Mathurin, c’était la proposition que j’allais vous faire. Oui, mademoiselle, il faut fuir, non pas demain, non pas dans une heure, mais sur-le-champ. Tous mes comptes sont en ordre, tous mes registres parfaitement tenus : le chartreux se débrouillera sans peine au milieu de ces paperasses. D’ailleurs, mon devoir est de vous accompagner. Nous sortirons par la petite porte du parc, et nous gagnerons la poste royale, qui n’est qu’à deux lieues. Là, nous prendrons une berline, des chevaux, et fouette, cocher ! Dans trois jours nous sommes à Paris, chez la comtesse de Rocheboise, sœur de votre mère, qui vous accueillera, j’en suis sûr, avec bienveillance et tendresse. – Oh ! merci ! merci ! m’écriai-je en me jetant avec transport au cou de Mathurin. Et j’embrassai sa grosse figure, si laide, mais que je trouvais belle alors, tant elle exprimait de bonté naïve et de dévouement à toute épreuve. Le brave intendant se dégagea de mes bras, et courut ouvrir une malle en bois de chêne qui se trouvait au pied de son lit. Je le vis en tirer quelques hardes et une assez lourde sacoche de buffle, qu’il fixa par des courroies autour de ses reins. – Voilà toutes mes économies de trente ans, me dit-il, avec le gros et franc rire qui gonflait ses joues comme deux ballons prêts à commencer leur voyage aérien. Je vous jure, ma chère enfant, que nous allons faire un bon emploi de ces finances, et que nous courrons la poste à la manière des princes. Si votre oncle nous rattrape, Sa Révérence sera bien habile. Cela dit, Mathurin jeta sur mes épaules une espèce de manteau pour me garantir de la fraîcheur de la nuit. Nous sortîmes ensuite à pas de loup, sans lumière, et marchant à tâtons dans les corridors. Tout à coup mon compagnon s’arrêta. Pour gagner les jardins et le parc, nous avions été forcés de passer devant la porte de la chambre qu’avait choisie mon oncle Maxime. Or Sa Révérence ne dormait pas, et nous l’entendîmes qui se promenait de long en large sur le parquet gémissant. La peur me prit. Mathurin eut beau me retenir, je me sauvai comme une folle au milieu des ténèbres, et je me heurtai contre un obstacle qui me fit tomber de toute ma hauteur. C’était un géranium en caisse que j’avais fait apporter, le matin même, avec des grenadiers et des lauriers-roses, pour orner la galerie principale du château, dans laquelle nous nous trouvions alors. Je ne me fis aucun mal, mais tous les échos du vieux manoir répétèrent le bruit de ma chute. Aussitôt, comme on se l’imaginera sans peine, mon oncle sortit de sa chambre et demanda d’une voix terrible d’où venait ce vacarme. La lumière qu’il portait nous éclairait en plein visage. Mon trouble et surtout nos costumes lui révélaient assez notre projet de fuite. Par bonheur, mon gros intendant n’avait rien perdu de son admirable sang-froid. Voyant approcher mon persécuteur, il souffla promptement la bougie que ce dernier tenait à la main, courut à moi, m’enleva comme un roseau, descendit trente marches, ouvrit une grille et franchit les avenues sablées du jardin, comme si tous les sylphes de la création lui eussent prêté leurs ailes. Je me demande encore aujourd’hui comment Mathurin, qui, d’ordinaire, avait les pesantes allures de l’hippopotame, put trouver dans cette circonstance les jambes rapides d’un cerf. Le chartreux, perdu dans une espèce de labyrinthe, se heurtant contre les grenadiers et se fouettant la figure aux branches des lauriers-roses, eut beau crier et s’agiter dans l’ombre : avant que les domestiques fussent accourus à ses clameurs, nous avions déjà traversé le parc et nous nous trouvions en rase campagne. Mais nous n’étions pas à la fin de nos inquiétudes. Bientôt nous entendîmes tinter avec violence la cloche du château. Des cris tumultueux se mêlaient à ce tocsin. Nous vîmes avec épouvante, en jetant les yeux derrière nous, des torches sillonner en tous sens le chemin que nous venions de parcourir. Mon oncle avait non seulement réveillé les domestiques, mais encore les valets de ferme, les femmes employées à la laiterie, les pastoureaux et bon nombre des habitants du village. Tous ces gens-là se figuraient que Mathurin m’avait enlevée, car le chartreux venait de leur en faire la déclaration positive. Il les menaçait de toute son indignation, s’ils ne lui ramenaient pas, mort ou vif, l’énorme lovelace qui s’était permis de séduire sa nièce. Me tenant par la main, mon guide courait toujours et ne se doutait guère de l’étrange inculpation que la simplicité des villageois venait d’accueillir. Pauvre homme ! comme il suait, comme il soufflait, comme il était rendu ! C’était un cheval poussif que l’éperon du cavalier force à prendre le galop. L’éperon de Mathurin était la crainte qu’il avait de me voir retomber aux griffes de mon oncle. Malgré toute son ardeur, ceux qui nous poursuivaient gagnaient du terrain. Nous n’avions pas de torches pour nous éclairer dans notre course, et nous tombions à chaque minute dans les fondrières et les flaques d’eau, qu’une pluie d’orage avait formées, la veille, au milieu des champs et des prairies. Quoi qu’il en fût, nous ne perdions pas courage ; l’obscurité favorisait notre fuite. Mais soudain, comme si le ciel lui-même eût été contre nous, la lune, qui jusque-là s’était cachée sous un voile de nuages grisâtres, se montra dans toute sa splendeur, et de bruyants hourras nous prouvèrent qu’on nous avait aperçus. – C’en est fait ! m’écriai-je : il faut entrer aux Ursulines… il faut mourir ! Mathurin ne répondit pas. D’ailleurs, en ce moment, c’eût été chose impossible. Il avait assez d’ouvrage de reprendre haleine, et sa poitrine exhalait un bruit semblable à celui d’un soufflet de forge. Sans doute il se rappela que le gibier, poursuivi par une meute ardente, a souvent recours à des ruses qui dépistent chiens et chasseurs ; car il fit brusquement volte-face et rentra dans un petit bouquet de bois que nous venions de traverser. Les cris redoublèrent, et la troupe hostile, au centre de laquelle je reconnus le grand corps sec de mon oncle Maxime, se réjouissait déjà de nous traquer sous ces arbres comme des bêtes fauves.
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