Chapter 5

2001 Words
III Danger de faire un sans-culotte, avant que la mode ou les circonstances eussent permis de prendre ce nom La marquise me recevait ordinairement dans son boudoir ; mais, ce jour-là, nous étions dans un salon splendide, dont les meubles, admirablement conservés, dataient de plus de soixante ans. Devant les hautes fenêtres tombaient de larges rideaux de soie bleue, relevés à demi par de riches torsades à glands d’or. Au fond de la cheminée, les bûches étincelantes s’appuyaient sur d’énormes chenets de bronze, représentant Hercule et Thésée : l’un frappant de sa massue les têtes renaissantes de l’hydre ; l’autre enchaîné par le monarque des enfers et attendant son libérateur. Sur le chambranle de marbre, une glace de Venise reflétait les gerbes de lumière que lui envoyaient deux lourds candélabres chargés de bougies, et cette clarté, se joignant à la flamme active de l’âtre, enfantait mille capricieux rayons, qui jouaient sur les tapisseries et faisaient resplendir les grands cadres dorés des tableaux de famille. Je ne me rendis d’abord pas compte de la fantaisie que la marquise avait eue de nous faire dîner dans cette pièce. Mais je ne tardai pas à comprendre son but. En agissant de la sorte, elle voulait prêter un intérêt plus vif à son histoire. – C’est ici, dit-elle en m’indiquant une place à ses côtés sur un sofa, quand les valets eurent desservi la table que la comtesse de Rocheboise, ma tante, m’accueillit avec une bonté qui m’arracha des larmes. Vous voyez son portrait, là, devant vous ; elle était aussi belle que bonne. Mon père, qui l’avait beaucoup négligée depuis son second mariage, n’entendit pas une parole de reproche sortir des lèvres de la comtesse. Il eut dès lors son logement à l’hôtel, car la maison qu’il possédait à Versailles avait été vendue pour satisfaire aux réclamations de ses créanciers. Au bout de huit jours, arriva tout penaud M. le général des chartreux. Vous devinez que les feuilles publiques lui avaient annoncé déjà la prise de la Bastille et l’élargissement de M. de Feuillanges. Tous ses nobles projets se trouvant renversés par le fait même, il eut l’air de s’exécuter de bonne grâce, et remit entre les mains de mon père le prix du château qu’il avait vendu. Mais je me rappelle encore le regard de haine qu’il jeta sur moi, lorsque je lui dis malignement, pour me venger d’une manière bien légitime des charitables intentions qu’il m’avait témoignées : – Eh bien ! mon révérend, j’espère que vous allez mettre en œuvre toute votre influence, afin d’abréger mon noviciat et de me faire prendre le voile avant un mois ? Il s’en alla furieux et ne reparut plus. Je ne devais le revoir qu’au jour où, sa vengeance étant prête, il put satisfaire un instant sa cupidité monstrueuse, après m’avoir séparée de celui que j’aimais, après avoir vu de sang-froid mon père expirer sur l’échafaud. Mais n’évoquons pas encore ces lugubres images. L’intendant de la comtesse ayant été chassé pour cause de malversation, Mathurin prit sa place, et je fus heureuse de ne pas être séparée de ce vieil ami de mon enfance. Bien que mon père habitât sous le même toit, nous le voyions rarement ; il s’occupait à rétablir sa fortune et se lançait dans des spéculations hardies, qui obtenaient une entière réussite. Peu à peu il retomba dans sa première indifférence à mon égard. Mais ma tante était si douce, si affectueuse, et mon cousin si aimable, que mes jours s’écoulaient sans aucun mélange de tristesse. Paul approchait alors de sa vingtième année. Il avait la taille élégante et bien prise. Tous les traits de son visage respiraient un air de noblesse et de grandeur, que j’ai rarement vu siéger sur le front des autres hommes. Les regards qui jaillissaient de ses grands yeux bleus étaient empreints à la fois d’une douceur ineffable et d’une noble fierté. Sans cesse je le voyais aux petits soins pour moi. Le moindre nuage qui passait sur ma physionomie lui donnait de l’inquiétude, et, lorsqu’il me trouvait sérieuse et méditative, il décochait bien vite quelque trait mordant contre la personne absente de mon oncle Maxime, sûr par là, de ramener le sourire sur mes lèvres. Paul m’appelait sa jolie cousine et s’occupait de mes parures. Il m’aimait bien, je l’aimais aussi de toute mon âme. Voyant notre mutuelle affection, la bonne comtesse mit un jour la main de Paul dans la mienne et nous dit d’une voix émue : – Chers enfants, vous serez unis, je le jure ; mais il faut attendre que l’orage qui gronde autour de nous soit passé. Hélas ! il grondait tous les jours avec plus de furie ! Les instants de notre bonheur furent bien rapides, et la circonstance la plus futile en apparence devait nous jeter plus tard au milieu de la tempête. Ma tante était une femme de grand sens. Lors de la première émigration, plusieurs de ses amis voulurent l’engager à les suivre en Allemagne ; mais elle refusait toutes les propositions de ce genre, et répétait souvent que, dans les tremblements de terre, les fous seuls cherchaient à fuir, et que les sages restaient en place. Elle fit plus, elle ouvrit ses salons aux hommes les plus remarquables de cette époque désastreuse, et les accueillit tous indistinctement, ceux qui ébranlaient le trône et les vieilles institutions, comme ceux qui essayaient d’enrayer le char révolutionnaire. Chez elle on rencontra plus d’une fois le fougueux Démosthènes de l’Assemblée nationale et l’abbé Maury, son antagoniste ; nous avions aussi Barnave et Cazalès, Lally-Tollendal et Mounier, les deux Lameth et Duport. À l’exemple de sa mère, Paul se liait avec les partisans des idées nouvelles et cherchait à s’en faire des amis. Bientôt il devint l’inséparable compagnon du jeune avocat de Grenoble ; puis, un soir, nous le vîmes nous présenter un autre jeune homme, pâle et mélancolique, dont le noble front s’inclinait sous le fardeau de la pensée. Celui-là était un poète. On le devinait tout d’abord, tant il y avait de rêveries inconnues sur ce front, déjà plissé par la souffrance. André Chénier ! Barnave ! pauvres enfants enthousiastes ! vous avez semé l’un et l’autre sur le chemin de la liberté les fleurs de la poésie et de l’éloquence, vous avez salué cette ère nouvelle avec transport… et tous les deux vous avez pleuré votre erreur ! Vous avez expié par le martyre la généreuse illusion vers laquelle vos âmes saintes et pures devaient se laisser entraîner ! Parmi les visiteurs les plus assidus de ma tante, on remarquait un homme pour lequel chacun de nous éprouvait un insurmontable sentiment de dégoût et de haine. C’était un avocat, d’un verbiage assez ronflant, mais d’une capacité douteuse. Il ne possédait d’autre titre, pour être reçu dans nos salons, que la perte d’un procès dont l’avait chargé la comtesse, et qu’il défendit le plus sottement du monde. Une plume romanesque a voulu, de nos jours, écrire l’histoire et réhabiliter Maximilien Robespierre. C’est une mauvaise action : jamais l’encre n’effacera le sang. L’avocat d’Arras était porteur d’un visage ignoble et stupidement écrasé. Chez lui, le front et le menton avaient fait la gageure de se rapprocher, au détriment des parties intermédiaires. Deux petits yeux de chat fâché clignotaient sur cette face, où la petite vérole avait laissé des traces profondes, et, si je veux vous donner une idée de la couleur de son teint, je suis obligée, comme terme de comparaison, d’appeler à mon secours une citrouille ou un vieux plafond jauni par la fumée. Cet agréable individu n’ayant pas jugé convenable de discontinuer ses visites, après la perte du procès, ma tante n’osa pas le consigner à la loge du suisse, car il avait eu l’adresse de se faire nommer député à l’Assemblée nationale. Déjà, pour me servir d’une expression de l’abbé Maury, le papier sur lequel Robespierre lisait ses discours à la tribune avait une odeur de sang. Ce jacobin fanatique, à une pareille époque de désordre et de trouble, pouvait devenir un homme dangereux, et nous le ménagions tous, mais en enrageant. Si son visage était hideux, en revanche sa conversation n’était rien moins que spirituelle. Il ne se gênait pas pour déclamer contre les nobles et les prêtres dans un cercle où ces deux corps avaient des représentants, ce qui, vous l’avouerez, était le comble de la sottise et de l’inconvenance. Il lui arrivait même de professer les théories sanguinaires, qu’il réduisit en pratique, deux ans plus tard, avec l’aide de la guillotine. Ses discours nous faisaient frissonner d’horreur, et nous résolûmes, coûte que coûte, de nous débarrasser d’un pareil homme. Lui interdire l’entrée du salon, c’eût été nous en faire un ennemi mortel ; mais nous savions qu’il était très sensible au ridicule, et nous étions certains qu’en lui ménageant devant témoins une petite scène mortifiante, laquelle, bien entendu, n’aurait pas l’air d’avoir été préparée, nous l’expulserions définitivement. Paul, Barnave et André Chénier furent du complot. Voici la manière dont nous organisâmes notre projet : Ma tante avait un griffon d’un caractère très maussade, et qui affectionnait beaucoup, lorsqu’il voulait dormir, certain coussin de velours, placé à l’un des angles de cette même cheminée, près de laquelle nous sommes. L’animal hargneux s’appelait Murillo, comme celui de ses descendants que vous avez l’honneur de connaître. Jamais il ne souffrait qu’on touchât au coussin de velours, sans mordre impitoyablement la personne qui se rendait coupable de cette irrévérence. Or, nos trois complices s’exposèrent pendant deux jours aux dents du griffon, tout exprès pour répéter la comédie dans laquelle le chien devait jouer son rôle. Lorsqu’on fut à peu près sûr qu’il s’en acquitterait en conscience, on décida que la représentation aurait lieu le soir même. Un feu pétillant brûlait, comme aujourd’hui, dans l’âtre. Tous nos amis venaient d’arriver et s’entretenaient des affaires du jour. L’abbé Maury, frisé, poudré, vêtu de noir, était venu prendre place entre ma tante et moi, sur le sofa qui nous supporte en ce moment. Dix fois à la minute, il ouvrait sa tabatière d’or et nous offrait une prise, que nous refusions toujours, sans le corriger pour cela de ses perpétuelles distractions. André Chénier, rêveur, avait reculé son siège jusqu’auprès de la fenêtre et regardait les étoiles. Plus rapprochés de nous, Barnave et Mirabeau continuaient une discussion entamée à la tribune, tandis que Vergniaud, Gensonné, Guadet, Sieyès, Cazalès, Paul et quelques autres leur formaient un cercle d’auditeurs. Un seul fauteuil restait vide. C’était celui de Maximilien. Désireux de faire sensation, l’avocat n’arrivait jamais qu’une heure après tout le monde. Or, il faut vous le dire, on avait enfermé le griffon dans ce cabinet que vous voyez en face, et le coussin de velours avait été placé, comme par hasard, sur le fauteuil vide. Nous autres conjurés, nous gardions un sérieux de glace. Il était bien essentiel qu’on ne se doutât pas du tour. Maximilien Robespierre entra, fit des saluts à droite et à gauche et s’assit aussitôt sur le fauteuil, sans remarquer l’addition du coussinet. Du moins, s’il l’aperçut, il se figura sans doute que c’était un honneur qu’on avait voulu lui rendre. Ce soir-là, il était vêtu fort galamment et nous étalait avec une certaine complaisance ses souliers à boucles d’or, ses bas chinés et sa culotte de soie-puce. À son aspect, la conversation fut interrompue, comme d’un accord tacite. L’avocat, s’imaginant qu’il était de son devoir d’en renouer le fil, se prélassa dans son fauteuil et dit avec emphase, en s’adressant à Mirabeau : – Recevez mes félicitations, monsieur le comte. (Les nobles n’avaient pas encore sacrifié leurs titres et privilèges sur l’autel de la patrie.) Nous vous avons entendu prononcer, ce matin, le discours le plus éloquent, sans contredit, que vous ayez donné jusqu’alors. Vous étiez animé d’une verve incroyable, et chacune de vos paroles bouillonnait de ce chaud patriotisme… Ah çà, fit-il en s’arrêtant court au milieu de sa période, que me veut donc ce chien ? Paul avait ouvert sournoisement la porte du cabinet. Le griffon, s’étant élancé vers sa place habituelle et ne trouvant pas le coussin, flaira d’abord l’un après l’autre tous nos sièges, et finit par s’arrêter, en grognant, dans les alentours du fauteuil où reposait la culotte de soie-puce. – Je suis enchanté, monsieur, répondit froidement Mirabeau, que le discours dont vous parlez ait obtenu votre approbation. – Permettez, dit Robespierre, il est pourtant quelques tournures… Décidément, t’en iras-tu, maudit animal ! Le griffon jappait avec colère et s’approchait des bas chinés avec une intention très peu pacifique. – Faire rebrousser les farines, par exemple, reprit Maximilien, me paraît une expression… Diable ! je vous certifie, comtesse, que votre griffon devient enragé ! Barnave n’y tint plus et partit d’un éclat de rire, qui eut autant d’échos qu’il y avait de spectateurs. La lutte devenait fort curieuse. Plus ardent que jamais, et convaincu qu’il avait affaire à l’usurpateur de son coussin, le griffon se jetait avec rage sur les souliers à boucles d’or, et, repoussé par son ennemi, n’en revenait à la charge qu’avec plus d’acharnement. Ma tante et moi, nous avions l’air de nous épuiser en efforts inutiles pour empêcher l’animal furieux de dévorer Maximilien. – Ici, Murillo ! criait la comtesse. – À bas, monsieur ! – Fi, le malhonnête !
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