CHAPITRE II
Dialogue d’un chien
Cependant la guerre étant finie, le père de Noémi revint. À peine débarqué dans une auberge, il courut chercher sa jolie petite fille, qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps. Mais la vieille Gertrude, qui savait son retour, impatiente de se débarrasser de l’enfant, venait de la conduire à l’auberge où elle croyait que le capitaine était encore.
Elle arrive, on lui dit que le père de Noémi est sorti, mais qu’il va revenir déjeuner ; alors elle confie l’enfant à l’aubergiste, et s’enfuit bien vite rejoindre sa vieille maîtresse, qui ne peut se passer d’elle un instant.
L’aubergiste a promis de surveiller la petite fille, mais il a aussi promis de surveiller le déjeuner, et il aime mieux cela, parce que c’est son métier.
Voilà donc Noémi livrée à elle-même pour la première fois de sa vie. On l’avait laissée dans la salle basse, devant la porte du jardin ; elle regardait autour d’elle, elle n’osait s’approcher, elle était toute tremblante. Peu à peu elle s’enhardit ; elle aperçut des fleurs dans le jardin, c’étaient des capucines et des coquelicots ; elle les admira quelque temps en silence avec recueillement ; puis enfin elle franchit le seuil de la porte et se trouva dans le jardin.
D’abord l’éclat du jour l’éblouit, mais ensuite il l’enivra. Elle éprouva une joie, une joie si grande, que son cœur en battit vivement. Elle sautait, elle sautait, elle courait ; elle ne savait plus ce qu’elle faisait : tout lui paraissait si joli, et le ciel lui semblait si haut !
Elle se familiarisa bientôt avec tous ces objets nouveaux pour elle : elle en avait lu cent fois les descriptions étonnantes, elle n’en reconnut pas un. Bien plus, elle se trompait lorsqu’elle croyait les reconnaître. Elle voulut cueillir une petite clochette qui grimpait dans un groseillier à maquereau ; alors elle se piqua très fort aux épines du groseillier. Loin de se mettre à pleurer comme aurait fait une petite ignorante, elle sourit, et dit :
– Oh ! je savais cela ; je me souviens… des épines : c’est une rose.
Or, il y avait auprès d’elle un chien qui se chauffait tranquillement au soleil ; il remuait la queue chaque fois que Noémi passait auprès de lui ; car, malgré la robe à ramages de Noémi, il voyait bien que cette petite vieille serait capable de jouer avec lui. Elle l’aperçut, et pâlit de frayeur ; elle le prit pour un loup : c’était un gros chien de berger. Cependant elle se rassura promptement, et se dit que les loups n’habitaient que les forêts, et qu’ils venaient bien rarement dans les villes.
Le gros chien était d’ailleurs si en train de jouer avec la semelle d’un soulier, et il paraissait si peu féroce, que Noémi se hasarda à entamer la conversation avec lui, sans savoir précisément qui il était. Elle se rapproche peu à peu du gros philosophe, qui ne lui dit point : Ôte-toi de mon soleil ; et prenant une petite voix bien douce : – Qui es-tu ? demanda-t-elle ; comment t’appelles-tu ? – Le chien, flatté qu’on s’occupât de lui, comme tous les chiens, répondit à cette agacerie par son jappement ordinaire, qu’on peut traduire à peu près comme ceci : « Houap ! houap ! »
– Houap ! répéta Noémi ; ce n’est pas un joli nom : moi, je m’appelle Noémi.
Le chien leva la tête, et comme il ne parut point critiquer ce nom, la petite changea de conversation.
– Veux-tu venir avec moi ? dit-elle en faisant quelques pas dans le jardin. Le chien, qui s’était levé, la voyant courir, la suivit ; et elle se persuada qu’il l’avait comprise et même qu’il avait répondu : – Oui, je veux bien.
Elle courut quelque temps dans le jardin ; mais comme le chien s’obstinait à mordre sa robe (cette vilaine robe, elle le méritait bien), Noémi eut peur ; elle s’arrêta.
Le chien, voyant qu’elle ne voulait plus jouer, la laissa, et rejoignit sous le gazon un os de sa connaissance qu’il avait caché là le matin ; il se mit à le ronger tranquillement, sans prendre garde à Noémi ; mais elle s’obstinait au dialogue. – Veux-tu rentrer avec moi dans la maison ? lui demandait-elle. Le chien ne la regarda seulement pas ; et Noémi impatientée éleva la voix : – Veux-tu venir avec moi ? Dis donc ; le veux-tu, oui ou non ?
Le chien ne changeait pas d’attitude ; il y avait certainement mauvaise volonté de sa part : puisqu’il avait dit oui, tout à l’heure, il pouvait bien dire non, maintenant. Noémi, hors d’elle, et déjà gâtée par la liberté, veut punir l’entêtement du philosophe. – Ah ! tu ne veux plus parler ! s’écrie-t-elle ; je vais bien t’y forcer, moi ! – Et la petite volontaire, hier si tremblante, si soumise, s’empara d’un bâton qu’elle trouva sur son chemin, et se mit à taper de toutes ses forces sur le dos de la pauvre bête, qui n’y comprit rien.
Une servante d’auberge, occupée à étendre du linge à quelques pas de là, vint au secours du malheureux animal. – Eh ! dites donc, ma petite demoiselle, s’écria-t-elle, pourquoi que vous battez not’chien ?
– Parce qu’il ne veut pas me répondre ! reprit Noémi en colère.
– Vous répondre ! répéta la servante en éclatant de rire. Est-elle folle donc, la petite ! Elle croit que les chiens parlent. Ah ! c’te bêtise !
Noémi, voyant qu’on se moquait d’elle, s’éloigna fort mécontente. Elle voulait rentrer dans la maison ; mais le spectacle qui s’offrit à ses regards la fit reculer d’effroi.